samedi 11 juin 2011

Les peurs allusives de Pierre Jourde


Le Golem, photographie de Damien Massart


Les Allusifs inaugurent une nouvelle collection d'ouvrages de petit format abordant les peurs sous leurs formes les plus diverses. Si l'on connaît essentiellement l'écrivain français Pierre Jourde pour ses essais critiques, dont La Littérature sans estomac est l'une des pièces les plus marquantes, La Présence- ayant vu le jour en mars dernier- nous présente une facette fort intrigante de son oeuvre. 

Un homme revient dans la maison de son enfance, nichée dans un minuscule village au fin fond de l'Auvergne. Désormais laissée à l'abandon, la bâtisse fait désormais figure de capharnaüm où les objets au rebut amassés au fil des décennies témoignent de l'absence des personnes auxquels ils sont associés. La bêche ou la casquette, prolongements des mains ou de la tête du travailleur sont les témoins discrets d'une absence habitée.
Ainsi, loin de rassurer, l'inertie de ces reliques perpétue un silence pesant qui, la nuit tombée, devient une oppression de tous les instants, laissant la porte ouverte à l'imagination la plus vagabondante. Les chaises désormais délaissées appellent à leur suite tout un cortège de revenants, les cloisons et les serrures suscitent la pression des spectres qui souhaitent réinvestir la demeure calfeutrée. Les placards quant à eux rappellent les apparitions clownesques de l'enfance, avec tout le lot d'imprévisibilités qu'elles éveillent et à travers l'image de défiguration de l'humanité qu'elles incarnent. Par son absence de repères, la nuit suggère une infinité de présences incapables de se matérialiser tout à fait, et qui sont pour cette raison d'autant plus redoutables. 
« Plus j'allais profond, plus la raison et la vie sociale me paraissent éloignées. Je me livrais à la sauvagerie et aux prodiges. Il ne s'agissait pas exactement de surnaturel, ni de croire que pouvaient se produire des choses impossibles dans ce monde ordinaire que je laissais derrière moi. Il s'agissait plutôt d'une sorte de suspension, comme lorsqu'on lit un roman. Au fond de la forêt, le monde se dépouillait progressivement de ce que l'on a coutume de nommer la réalité. Il se mettait entre parenthèses. L'impossibilité devenait son état ordinaire, sa substance. » 
En pénétrant les entrailles de la forêt qui avoisine la maison familiale, le narrateur tente d'effectuer à rebours le parcours de son enfance, d'approcher de nouveau les témoins du passé pour s'infiltrer dans les interstices du temps. Cette activité diurne lui permet aussi en quelque sorte d'exorciser les présences impalpables qui, la nuit durant, le confrontent aux peurs les plus enracinées dans son esprit. Tandis que dans l'obscurité, la présence se manifeste par son absence même, par son activité insidieuse, par l'obligation sous-jacente de lui donner vie, elle se veut ici moins terrorisante dans la mesure où elle doit subir la démarche d'un homme qui part à sa rencontre. D'espionne des ténèbres, elle devient sujet dépouillé de sa terrifiante invisibilité.

La langue gracile de Pierre Jourde sonde les présences dans leur insaisissable pouvoir d'attraction. Il mène au cours de son texte une réflexion indéniablement passionnante sur le processus de réactions suscitées par des situations inquiétantes, dans le silence et la solitude les plus totales. On reste captivé d'un bout à l'autre du récit par cette faculté d'exprimer l'innommable, de faire ressurgir des impressions si étranges et qui pourtant nous sont si familières, de démontrer à quel point les objets peuvent catalyser la peur et faire participer notre inconscient. 


samedi 4 juin 2011

Au fil de la marche: Moo Pak


A travers la marche, certains auteurs, de Jean-Jacques Rousseau à Robert Walser, ont accouché de la plupart des pages de leur oeuvre. Plus près de nous, l'Argentin Sergio Chejfec mène dans Mes deux mondes un retour à cette perspective euphorisante. Si son rythme, calqué sur celui de l'écriture, est propice à l'activation des forces motrices de la création, la proximité avec le monde qui l'entoure, semble être une source de laquelle à tout instant l'artiste peut puiser sans modération. Elle est en quelque sorte régulatrice du décalage énergétique que l'on peut trouver entre le corps et l'esprit, une manière de remédier à l'inertie d'un corps obstinément installé devant sa table de travail.

« En conséquence l'association d'une promenade et d'un ami à qui parler n'est pas seulement précieuse, pour quelqu'un comme moi elle est essentielle, disait-il, pour toi c'est une distraction agréable mais pour moi c'est essentiel, diverses promenades avec divers amis, selon la saison et le jour, selon l'état de mon travail et mon humeur du moment. »

A la différence de la plupart de ses confrères écrivains-marcheurs, Gabriel Josipovici n'envisage pas la marche comme une activité solitaire, mais bien plutôt comme une conversation permettant de se soulager de la concentration inhérente au travail d'écriture, mais pas seulement. Moo Pak est un long témoignage de ces promenades incessantes de longues années durant, à travers les endroits préservés de l'agitation londonienne, sobrement rapportées à la troisième personne par Damien Anderson, l'ami de Jack Toledano, immigré juif egyptien. Ce n'est pas un hasard si le récit débute par un questionnement quant à l'outil approprié pour mettre en forme le fruit de son travail, celui qui permet de retrouver la pulsation interne de l'écriture, son évolution, avec ses doutes, ses ratures et rectifications. Le degré d'efficacité de l'outil serait plus ou moins proportionnel à son niveau d'effacement.
Insensiblement, au gré de la déambulation, du décor qui se déploie, la réflexion se modifie, non sans graviter de façon continue autour du thème de la création et les conditions qui permettent à l'auteur de s'épanouir. Si l'enjeu du dialogue semble être de nature philosophique, son expression est dénuée de lourdeur ou d'ostentation, le lecteur étant toujours très libre de naviguer d'un point de vue à l'autre, de s'écarter ou bien de se rapprocher de telle ou telle opinion. Cette façon de procéder permet en somme au lecteur de s'immerger au plus près de ce vagabond qu'est Jack Toledano, dans la mesure où celui-ci retrouve, par sa légèreté, son absence d'entraves, les sensations et l'état d'esprit du marcheur.



Petit à petit, apparaît le motif originel de ces vagabondages, l'oeuvre en gestation de Jack Toledano, Moo Pak, en référence au vieux manoir( Moor Park) qui abrita jadis Jonathan Swift ( où il écrira son Conte du tonneau) une partie de sa vie, et qui servit aussi d'asile d'aliénés, de centre de décodage durant le seconde guerre mondiale ou d'institut dédié à l'étude du langage chez les primates, et enfin une école où un jeune illétré s'efforce d'écrire "l'istoir de Moo Pak".
Cette thématique du langage prend peu à peu le pas au fil des marches. Peut-on décemment envisager la parole comme une amélioration majeure dans notre mode de communication, ou bien plutôt comme une redoutable dégradation, mettant en lumière la pernicieuse complexité de l'être humain, compte-tenu de sa laborieuse quête du bonheur qui est à mettre en parallèle avec la facilité d'auto-satisfaction que peut obtenir un primate ou un animal d'une autre espèce? Tandis que Jack Toledano clame haut et fort son amour et son besoin d'être accompagné en permanence par un certain nombre d'auteurs qui lui sont chers- Jonathan Swift, Thomas Bernhard, Kafka en tête- il va finir par nous déconcerter en prenant une attitude délibérément sceptique. En remettant en cause la sacro-sainte écriture, ou l'expression artistique en générale, qui a pourtant tendance à être considérée comme l'excellence, le nec plus ultra de ce dont est capable l'homme, Jack Toledano met en lumière le besoin d'art qui découle d'une manière ou d'une autre d'une incapacité fondamentale à se satisfaire, à la manière des animaux, de ce que la nature et le quotidien nous apportent, de se contenter d'un fruit accessible, au lieu de tenter de braver l'impossible et de rechercher ce qui est hors de portée.
A quoi bon passer tant d'années à s'efforcer d'écrire un livre insignifiant, qui n'aura de toute façon jamais sa place ici-bas? Le récit de ces innombrables promenades racontées par son ami n'est-elle pas après tout l'oeuvre la plus pertinente qu'il pouvait offrir? Telle sont des questions, parmi d'autres, que l'on peut se poser à la lecture de ce livre profond.

« Une phrase par an, dit-il, nous devrions rationner les écrivains à une phrase par an, et peut-être qu'ainsi nous obtiendrions quelques phrases intéressantes, et le public des lecteurs pourrait lire ces phrases avec toute l'attention qu'elles demanderaient sans doute. »

Selon Jack Toledano, les livres ne doivent pas imposer un point de vue mais doivent nécessairement faire douter le lecteur, le remettre en question. C'est ainsi que celui de Moo Pak flâne au fil des pages, qu'il chemine entre les terres sauvages( suscitées par le mot Moor signifiant « lande ») de son imagination et les espaces cloisonnés ( en référence à la notion de « parc ») aménagés par l'humanité, avec une jubilation certaine.




jeudi 2 juin 2011

Jean-Pierre Martinet, de l'utopie à la bérézina



« D’être fatigué, déprimé après la rédaction d’un roman, rien de plus normal : c’est chiant d’écrire, je me rends de plus en plus compte que rien n’est plus pénible et déplaisant. Encore plus quand on a des délais contraignants (mais cela force aussi à travailler, car autrement on a plutôt tendance à ne rien foutre !). C’est vraiment un piège à cons, la littérature : moi, par moments, ça me flanque la nausée, je t’assure (et ce n’est pas de la littérature !). »
         Lettre de Jean-Pierre Martinet à Alfred Eibel, 15 juin 1987.

Ce constat désabusé, désespéré, est celui de l’auteur de Jérôme, roman magistral et stupéfiant qui, dix ans plus tôt, n’a connu qu’un très maigre succès. Jean-Pierre Martinet, depuis quelques années et bien après sa mort, est devenu un auteur culte, révéré par un cercle de lecteurs trop réduit mais enflammé. Son œuvre a été rééditée par les éditions Finitude qui sont également à l’origine de la revue Capharnaüm dont le numéro deux( sous-titré Sans illusions…) paru le 19 mai dernier regroupe une série de lettres envoyé par Jean-Pierre Martinet à son ami Alfred Eibel.
En 1979, date du début de cette correspondance, l’auteur de Jérôme et de La Somnolence, qui n’a pas pu accomplir une carrière dans le cinéma comme il le souhaitait, est retourné chez sa mère, à Libourne, où il vivote, attendant d’ouvrir à Tours une modeste librairie. Cet exil est volontaire, mais douloureux. Loin de tout, du microcosme littéraire qu’il exècre mais qui continue à l’intéresser prodigieusement, Jean-Pierre Martinet semble cultiver une solitude à la fois désirée et subie. Ces lettres à son ami, témoignage univoque mettant en lumière la cohérence d’un auteur pour qui écrire est une souffrance vitale, révèlent le désenchantement de cet écrivain extraordinaire dont le talent est méconnu – y compris de lui-même. Pourtant, ses colères laissent place parfois à l’enthousiasme. Plutôt que de parler de lui, il se préoccupe des dernières parutions, des revues littéraires dirigées par des amis et relations, il se passionne pour le polar américain – pour Jim Thompson en particulier -, décrit ses expériences de libraire qui vend plus d’exemplaires de Paris-Turf que de romans, y compris médiocres… et cultive cette amitié de manière touchante. Cette correspondance livrée par Alfred Eibel trace le portrait d’un homme pessimiste mais fougueux, à l’humour ravageur, en apparence réactionnaire mais, dans le fond, simplement lucide. Souhaitons que ce numéro 2 de Capharnaüm non seulement permette aux admirateurs de l’œuvre de Martinet de découvrir dans ces lettres la sensibilité et l’intelligence d’un homme en révolte permanente, mais encore attire l’attention sur Jérôme, La Somnolence, Nuits Bleues, calmes bières, et sur les autres textes de Jean-Pierre Martinet, aussi génial dans ses romans monumentaux que dans ses œuvres courtes.
Alfred Eibel a eu la générosité de répondre à nos questions sur son ami disparu mais dont l’œuvre - qui n'a rien perdu de sa fougue, bien au contraire - devrait trouver bien d’autres admirateurs…



  • Alfred Eibel, tout d'abord, j'aimerais savoir comment avez-vous fait la connaissance de Jean-Pierre Martinet?
A.E.: Jean-Pierre Martinet habitait alors rue Scheffer à Paris. Il cherchait à louer un studio moins cher. Le studio en face du mien venait de se libérer. C'est ainsi que nous fûmes voisins de palier. Et c'est ainsi qu'il devint un collaborateur assidu du journal Matulu.
  • Quel est le premier texte auquel vous avez été confronté? Avez-vous immédiatement repéré en lui un auteur d'exception?
A.E.: Ce sont ses articles publiés dans Matulu qui m'ont fait prendre conscience du critique hors pair qu'il était - un passeur, un homme proche de Georges Anex que j'ai bien connu et qui a consacré un article d'une grande pertinence à L'Ombre des forêts publié par La Table ronde, article repris dans le volume intitulé Le lecteur complice de Georges Anex aux éditions Zoé.
  • Comment expliquez-vous la relative méconnaissance de son oeuvre?
A.E.: Je persiste à penser que la critique lit certes avec intelligence mais n'éprouve pas ce que l'on devrait éprouver devant une prose forte, une secousse sismique si l'on peut dire. Jean-Pierre Martinet fut un des premiers à avoir saisi la mélancolie de Henri Calet. Combien sont sensibles à l'oeuvre de Louis Calaferte; combien de critiques perdent pied en lisant le poète Jean-Daniel Fabre si proche par maints côtés de Jean-Pierre Martinet.



  • Dans ses livres, nous sommes confrontés de plein fouet à l'humanité mise à nu, débarrassée de ses faux-semblants coutumiers; un dépouillement qui donne lieu à une vision cauchemardesque suscitant une impression de claustration au sein d'un univers quasi-fantastique, voire fantasmagorique. Comment expliquez-vous ce besoin irrépressible de se convaincre de l'irréalité de notre condition?
A.E.: Jean-Pierre Martinet a toujours voulu traverser les apparences( La Traversée des apparences de Virginia Woolf). Voir Paris par-delà les apparences. Martinet a éprouvé le délabrement d'une ville, les fissures. La ville imaginée de Jérôme est un mélange de souterrains dostoievskiens, du Petersbourg de Biely et des fantasmes que peut susciter la station de métro du Châtelet. Il est essentiel de lire Les disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Journal de Novalis dans la version de Gustave Roud aux éditions Mermod. Mais Martinet s'était également attaché à l'oeuvre du poète autrichien Georg Trakl. Dans un monde où rien ne correspond à ce qu'il rêvait, il n'est pas étonnant qu'à chaque levée du jour il ressentait l'inanité de ce qui l'entourait, la frivolité des gens, leurs misérables ambitions, leur résignation. Soulignons l'intérêt que Jean-Pierre Martinet manifestait pour Minuit de Julien Green.
  • L'écriture de JPM semble être placée sous le sceau de la malédiction. En effet, dans les lettres qu'il vous a adressées entre 1979 et 1988 (rassemblées dans le n°2 de la revue Capharnaüm) on entrevoit un écrivain impulsif, qui se refuse à manier la langue de bois, s'obstinant à pointer du doigt les fioritures de bon nombre de ses confrères, leurs histoires insipides. Il tire d'ailleurs un constat pour le moins amer: "il n'y a plus aucun combat à mener". Dans Ceux qui n'en mènent pas large, il donne vie à un écrivain raté contraint de jouer les étalons dans un film porno. JPM était-il intimement convaincu que la littérature n'avait absolument plus aucun avenir devant elle? Est-ce pour cela qu'il souhaitait initialement plutôt s'orienter vers le cinéma, qu'il finira par ouvrir un kiosque à Tours, expérience qui lui confirmera que la mise en valeur de la littérature de qualité est peine perdue?
A.E.: Il n'y a plus de combats à mener disait-il, de combats en faveur d'une idéologie. Lire ma préface pour comprendre à quel point Jean-Pierre Martinet était proche de Thomas Bernhardt. Il n'aimait guère les écrivains chics, parfumés de vanité, qui ont leur enseigne suspendue au-dessus de leur échoppe; ceux qui avancent déjà un pied dans la postérité; ceux qui ne semblent exister que s'ils se retrouvent entre confrères; ceux qui voudraient qu'on dise d'eux qu'ils sont des stylistes. Martinet voyait la littérature de son temps comme autant de boîtes de corned-beef sortant d'une usine. L'avenir de la littérature? Pour quels lecteurs? S'il avait connu l'oeuvre de Jean-Marc Lovay il serait venu lui serrer la main, une main amie. Il aurait fait de même avec le poète Christian Bachelin. Ces écrivains ouvrent une brèche dans les habitudes.
Seule initiative touchant le cinéma. Il a co-écrit avec le poète Yves Martin et l'homme de cinéma Pierre Rissient un scénario tiré de Ceux qui n'en mènent pas large resté à ce jour inédit.
  • Selon vous, comment considérerait-il la littérature d'aujourd'hui? L'abnégation de certains éditeurs confidentiels( citons Finitude qui a eu l'audace de tenter de remettre JPM d'actualité) lui permettrait-il d'envisager une lueur d'espoir, ou bien plutôt persisterait-il dans sa conviction que la littérature est vouée à sa perte?
A.E.: Il faut lire Le peuple des miroirs de Jean-Pierre Martinet, recueil d'articles publiés par les éditions France-Univers. Il s'est intéressé entre autres à Gustave Roud, à Philippe Jaccottet, à Rilke, à Caillois, Ernst Jünger et quelques autres si l'on excepte la brochure consacrée à Albert t'Serstevens( Note de la taverne: intitulée Un apostolat d'A. t'Serstevens, misère de l'Utopie, publié en 1975 par Alfred Eibel). Il a préfacé le théâtre de Jean Anouilh pour un club livres de Genève, sauf erreur de ma part. Il n'était pas un lecteur de Céline. Il sentait que la galaxie Gutenberg allait connaître des mutations et peut-être même se fissurer.
  • Pourriez-vous nous révéler si les tiroirs de JP Martinet contiennent encore quelques inédits oubliés? 


Chronique publiée conjointement ici, dans La Taverne, et De Seuil en Seuil.