mardi 3 mai 2011

En guise d'hommage à Jacques Sternberg, Il n'y a plus de saisons



En guise d'hommage à Jacques Sternberg et à ses Contes glacés- dont je n'ai cependant pas la prétention d'égaler la qualité, loin s'en faut- voici une petite histoire que je viens de concocter.



J'étais en train de déguster un succulent plat de spaghettis carbonara lorsque l'armoire à glace présentant avec fidélité les prévisions météorologiques dévoila son faciès à un parterre de téléspectateurs ahuris et déversa sur eux le flot d'intempéries qui resterait désespérément en marge de notre pays. Hercule Godefroy( c'est son nom, ne m'en voulez point !) annonça que les températures allaient le lendemain culminer à 33° Celsius, un record pour un début mars. A cette époque, je ne ratais pas une miette de ces quelques minutes habituellement insipides, intercalées entre le non moins consternant journal du soir et l'affligeante émission de télé-réalité qui clôturait en beauté le programme. Depuis le début de l'hiver, quotidiennement, c'est avec un plaisir sournois que je dégustais les exploits du thermomètre, battant de jour en jour les performances de la veille, que tous les spécialistes s'accordaient déjà à considérer comme extraordinaires. Cela s'apparentait à une sorte de jouissance avoisinant celle que prend le spectateur d'un cent mètres en voyant tomber un record du monde, comme si je participais moi aussi à la marche de l'univers. Depuis le mois de décembre, même en plein cœur de la nuit, nous n'avions pas encore connu de baisse significative du mercure sous la barre des 20°, pas le moindre flocon de neige n'avait voltigé ni même ne s'était déposé sur les cimes les plus élevées de la région. Rien, pas le moindre frisson. Tout le monde s'accordait à dire qu'il n'y avait plus de saison et que le réchauffement climatique était plus que jamais d'actualité.
Force est de constater qu'à l'heure où j'écris ces lignes, ces commentaires me font doucement rigoler. Emmitouflé sous une dense fourrure de laine de mouflon, mes oreilles protégées par un bonnet tricoté par mon arrière grand-mère( paix à son âme), mes mains enveloppées par des moufles en cachemire, je peine à coucher mon récit sur le papier. En toute sincérité, j'en viens à douter que mes descendants puissent un jour accorder crédit à mon étonnant récit, qui s'avère pourtant je le confesse, absolument véridique.

Je dois dire que j'ai ma petite idée sur ce qui est à l'origine de cet hiver d'une douceur inégalée. En effet, ma voisine, Elisabeth Chandail, avait pris les habitudes d'une marmotte, cloîtrée qu'elle était durant les mois de l'année les plus rigoureux, recroquevillée près de son poêle allumé sans répit. Un jour de grand froid comme nous n'en connaissions plus guère, dans ma boîte aux lettres, avait été déposé ce que j'avais tout d'abord pris pour une mauvaise plaisanterie, un petit mot anonyme griffonné à la hâte:
« Vous n'avez pas l'air d'être au courant, mais ces portes qui s'ouvrent et qui se ferment à longueur de journée m'insupportent au plus haut point. »
Dans un premier temps, j'avais été interloqué, passant en revue tout l'immeuble pour essayer de désigner la personne responsable de cette missive on ne peut plus laconique, et qui me reprochait quelque chose à laquelle je n'avais pas songé jusqu'à présent. A force de faire défiler un à un dans mon esprit les locataires susceptibles de ces remontrances quelque peu mystérieuses, mon crâne s'était retrouvé sens dessus dessous, dans l'incapacité de distinguer les innocents du seul coupable potentiel. Au bout d'un certain temps, je me suis rappelé d'Elisabeth, bien que je doive reconnaître ne l'avoir jamais croisée. Je fis le rapprochement avec elle dès lors que j'entendis un beau jour, par hasard, au pied de ma fenêtre, jacter les deux commères du troisième au sujet de Madame Chandail et de sa vie casanière.
Allez savoir pourquoi, j'ai tout de suite été confirmé dans mes élucubrations lorsque j'ai vu défiler sur mon écran dix-sept pouces une ménagère appétissante vantant les mérites de la lessive Caroline. Le petit ours brun, avec son sourire béat, apparaissant à la fin de l'encart publicitaire, m'a fait un clin d'œil me révélant qu'Elisabeth était responsable de cet hiver particulièrement clément. Je l'ai cru sur parole. Il faut dire qu'on lui donnerait le bon dieu sans confession à ce petit ours. Il était impensable qu'il mente, tant son regard semblait habité par la candeur.

Quelques jours plus tard, j'eus la preuve irréfutable de l'accusation du petit ours brun. En effet, attendant patiemment mon tour chez le médecin- j'avais attrapé un rhume à cause de la chute brutale des températures sous les 20° Celsius le 21 mars- je me suis emparé de l'un de ces magazines de mode féminin qui abondent dans ce genre de lieux, à se demander parfois si l'on ne s'est pas trompé d'adresse et que ce n'est pas plutôt au cabinet de l'esthéticienne que l'on a atterri. En feuilletant ses pages toutes plus futiles les unes que les autres, mon regard s'est soudainement arrêté sur une grille de mots croisés qui constituaient à l'époque l'un de mes passe-temps de prédilection. Et alors, ce fut la consternation de voir le mot « hiver » rayé verticalement entre les cases C3 et G3. J'ai alors imaginé Elisabeth Chandail à la place que j'occupais, sur le fauteuil en sky noir, commettre impunément ce crime avec un sang-froid qui m'a littéralement pétrifié.  



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