samedi 14 mai 2011

Un paquebot magnifique au gré des courants

Photographie de Jean-Michel Kolko

Il n'y pas d'histoire à proprement parler, il n'y a que des bribes de souvenirs qui remontent à la surface de façon aléatoire dans le ciel tourmenté des grands espaces de la mémoire. Indomptable est l'océan, imprévisibles sont les pensées. Entre le ciel et la mer, deux abîmes qui nous attirent, les points de mire de notre destin, un paquebot magnifique se laisse ballotter par la houle, et porter par l'humeur de ses passagers. Dépourvu de capitaine, de maître d'équipage, de repères tout simplement,
« On navigue sans but mais peut-être suit-on des chemins qui nous aspirent. »
Immuable le décor, infinies ses variations. On se surprend à plonger au fond des éléments, à déceler leurs nuances et fluctuations, à dessiner du regard leur cheminement capricieux, à trouver sa voie au milieu de tout cela. On reste médusé par le pouvoir d'attraction de ces choses qui nous dépassent et qui inspirent le respect. Parfois, l'appel du large est trop puissant et on se laisse alors- jouissive soumission- entraîner au sein de cette béance matricielle, engloutir au cœur de l'abysse, pour y rejoindre les créatures qui y habitent depuis la nuit des temps. Un instant durant, l'écho d'une complainte se fait entendre, un mythe ressurgit et des émotions primitives déferlent sur les uns et les autres.

Il n'y a pas d'histoire à proprement parler, il n'y a que des passés à explorer, des torrents d'images à apprivoiser, des routes à serpenter. Notre vie est une mer déchaînée à laquelle nous sommes confrontés dès le plus jeune âge. A sa merci, sans bouée de sauvetage, nous devons nous débattre contre vents et marées. Accepter d'être ici sans pourtant avoir la certitude de ne pas simultanément être là, vivre incessamment le flux et reflux des instantanés de notre existence, de réminiscences ancestrales, sans pour autant être capable d'en maîtriser l'intensité.
Joël Roussiez, peintre minutieux du monde marin, conteur hors pair, passant insensiblement d'un registre à l'autre, parvient avec une redoutable efficacité à marier les mots afin de leur insuffler un mouvement de balancier qui transporte le lecteur à bord d'Un Paquebot magnifique.

jeudi 5 mai 2011

Thierry Aué détraque l'horloge interne de notre vie quotidienne

La durée poignardée, huile sur toile de René Magritte( 1938)



Cela fait presque un an jour pour jour que L'Homme de trop, la première publication de Thierry Aué à La Dernière goutte pointait le bout de son nez, à croire que le bonhomme est doté d'une précision d'horloger.


"C'est alors qu'une idée en apparence absurde occupa mon esprit. Plutôt qu'une idée, un sentiment louche, une intuition. Un de ces sentiments anonymes qui frappent d'abord timidement à la porte de la conscience puis menacent de la faire sauter si vous ne la leur ouvrez pas dans les cinq secondes. Quelque chose a changé, me dis-je oui, rien n'est plus comme avant. Bien que tout me parût à sa place, le sentiment d'étrangeté persistait, j'avais le sentiment qu'il suffisait de gratter un peu la surface, de souffler sur la couche de poussière pour voir apparaître quelque chose."( extrait de Disparition)

Si par hasard, le quotidien vous interpelle par ses faux-semblants de monotonie, qu'il vous subjugue par son silence qui en dit infiniment plus long que la réplique la plus éloquente de la planète, alors le dernier recueil de Thierry Aué est peut-être fait pour vous.
Dans la mesure où l'on y prête un tant soit peu attention, où l'on fait preuve d'un minimum d'acuité dans l'observation de la routine, il devient alors possible de déceler le grain de poussière qui s'est immiscé dans notre environnement familier, celui qui est susceptible de faire dérailler le train-train quotidien de ses rails bien lustrés. Démonter les rouages de notre vie de tous les jours afin d'en court-circuiter l'implacable engrenage. Ainsi se présente, sinon la mission, du moins l'intention de ces quelques textes courts de tailles aléatoires, sans prétention, égrenés dans le sens inverse des aiguilles d'une montre par L'Horloge au pays du Levant. La nouvelle éponyme ouvrant le recueil, allusion à la question que se pose le narrateur, pendant sa lecture d'une nouvelle de Abé Kôbô, au sujet de l'équivalent éventuel de l'onomatopée tic-tac que font les horloges au Japon, donne déjà le ton de ce qui se présentera au cours du recueil.


Le fils de l'homme, huile sur toile de René Magritte( 1964)

Une pomme qui disparaît au sein d'un compotier, un panonceau indiquant la SORTIE, la descente d'une cage d'escalier, un chat à caser pendant les vacances, le prétexte à ces histoires est bien souvent anodin, un pur détail auquel on ne prête, à première vue tout du moins, pas vraiment attention. Et puis, le narrateur se met justement à cogiter sur ces détails, à se focaliser sur les signaux de leur présence, dévoilant en définitive des trappes sur une autre dimension invisible au premier coup d'oeil, une porte ouverte à un univers dont on ne soupçonnait guère l'existence de prime abord. Avec lui, on prend, sans s'en rendre compte, un malin plaisir à se faufiler dans les brèches d'un espace-temps soumis à des fluctuations quasi-imperceptibles, à déjouer les déclarations indicibles de ces objets qui ont tant à révéler si l'on prend la peine de les sonder. S'abîmer dans l'observation aiguë des parcelles les plus discrètes de notre milieu n'est pas une expérience tout à fait innocente et reflète la démarche introspective de celui qui l'entreprend. Elle est en mesure de lui dévoiler au grand jour la face cachée de la réalité, de le transformer en funambule suspendu au-dessus de l'incohérence de sa vie, condamné à vivre en décalage avec son entourage.

"Insidieusement, une drôle d'idée se fraya un chemin dans ma tête. J'étais en train de rêver. Cette sensation puissante ne dura qu'un bref instant, mais suffisamment long pour me donner l'illusion que cela pouvait être vrai. Avant que ma raison n'intervienne, l'impression de vivre dans un espace-temps décalé de la réalité donna un sens profond à mon rapport au monde, aux objets qui m'entouraient, avec lesquels je n'arrivais pas à m'associer. Évidemment, je savais cela impossible, si j'avais été en plein rêve, je n'aurais pas pu en prendre conscience. Même si ce rêve avait lui-même eu lieu dans un rêve. Il n'empêche, cette mise en abîme m'impressionna tellement que j'éprouvai un réel malaise."( extrait de Disparition)

Dans sa manière de façonner un monde à la frontière du super-réalisme et du surnaturel en pénétrant les arcanes de situations familières, Thierry Aué me fait songer quelque peu à Haruki Murakami( je pense à son recueil L'Eléphant s'évapore dont on peut lire la chronique pertinente de Christine Jeanney), et dans son sens de la phrase déroutante et de la fin déconcertante, il se rapproche de Jacques Sternberg, dont il s'est probablement inspiré pour forger certains de ses textes( en particulier de ses Contes Glacés). Son écriture possède la caractéristique d'hypnotiser, de retenir l'attention de celui qui s'y perd, sans que ce dernier soit bien sûr au juste de savoir pourquoi il poursuit sa lecture, et encore moins à vrai dire, comment a-t-il pu d'une traite la finir sans s'en rendre compte.




mardi 3 mai 2011

En guise d'hommage à Jacques Sternberg, Il n'y a plus de saisons



En guise d'hommage à Jacques Sternberg et à ses Contes glacés- dont je n'ai cependant pas la prétention d'égaler la qualité, loin s'en faut- voici une petite histoire que je viens de concocter.



J'étais en train de déguster un succulent plat de spaghettis carbonara lorsque l'armoire à glace présentant avec fidélité les prévisions météorologiques dévoila son faciès à un parterre de téléspectateurs ahuris et déversa sur eux le flot d'intempéries qui resterait désespérément en marge de notre pays. Hercule Godefroy( c'est son nom, ne m'en voulez point !) annonça que les températures allaient le lendemain culminer à 33° Celsius, un record pour un début mars. A cette époque, je ne ratais pas une miette de ces quelques minutes habituellement insipides, intercalées entre le non moins consternant journal du soir et l'affligeante émission de télé-réalité qui clôturait en beauté le programme. Depuis le début de l'hiver, quotidiennement, c'est avec un plaisir sournois que je dégustais les exploits du thermomètre, battant de jour en jour les performances de la veille, que tous les spécialistes s'accordaient déjà à considérer comme extraordinaires. Cela s'apparentait à une sorte de jouissance avoisinant celle que prend le spectateur d'un cent mètres en voyant tomber un record du monde, comme si je participais moi aussi à la marche de l'univers. Depuis le mois de décembre, même en plein cœur de la nuit, nous n'avions pas encore connu de baisse significative du mercure sous la barre des 20°, pas le moindre flocon de neige n'avait voltigé ni même ne s'était déposé sur les cimes les plus élevées de la région. Rien, pas le moindre frisson. Tout le monde s'accordait à dire qu'il n'y avait plus de saison et que le réchauffement climatique était plus que jamais d'actualité.
Force est de constater qu'à l'heure où j'écris ces lignes, ces commentaires me font doucement rigoler. Emmitouflé sous une dense fourrure de laine de mouflon, mes oreilles protégées par un bonnet tricoté par mon arrière grand-mère( paix à son âme), mes mains enveloppées par des moufles en cachemire, je peine à coucher mon récit sur le papier. En toute sincérité, j'en viens à douter que mes descendants puissent un jour accorder crédit à mon étonnant récit, qui s'avère pourtant je le confesse, absolument véridique.

Je dois dire que j'ai ma petite idée sur ce qui est à l'origine de cet hiver d'une douceur inégalée. En effet, ma voisine, Elisabeth Chandail, avait pris les habitudes d'une marmotte, cloîtrée qu'elle était durant les mois de l'année les plus rigoureux, recroquevillée près de son poêle allumé sans répit. Un jour de grand froid comme nous n'en connaissions plus guère, dans ma boîte aux lettres, avait été déposé ce que j'avais tout d'abord pris pour une mauvaise plaisanterie, un petit mot anonyme griffonné à la hâte:
« Vous n'avez pas l'air d'être au courant, mais ces portes qui s'ouvrent et qui se ferment à longueur de journée m'insupportent au plus haut point. »
Dans un premier temps, j'avais été interloqué, passant en revue tout l'immeuble pour essayer de désigner la personne responsable de cette missive on ne peut plus laconique, et qui me reprochait quelque chose à laquelle je n'avais pas songé jusqu'à présent. A force de faire défiler un à un dans mon esprit les locataires susceptibles de ces remontrances quelque peu mystérieuses, mon crâne s'était retrouvé sens dessus dessous, dans l'incapacité de distinguer les innocents du seul coupable potentiel. Au bout d'un certain temps, je me suis rappelé d'Elisabeth, bien que je doive reconnaître ne l'avoir jamais croisée. Je fis le rapprochement avec elle dès lors que j'entendis un beau jour, par hasard, au pied de ma fenêtre, jacter les deux commères du troisième au sujet de Madame Chandail et de sa vie casanière.
Allez savoir pourquoi, j'ai tout de suite été confirmé dans mes élucubrations lorsque j'ai vu défiler sur mon écran dix-sept pouces une ménagère appétissante vantant les mérites de la lessive Caroline. Le petit ours brun, avec son sourire béat, apparaissant à la fin de l'encart publicitaire, m'a fait un clin d'œil me révélant qu'Elisabeth était responsable de cet hiver particulièrement clément. Je l'ai cru sur parole. Il faut dire qu'on lui donnerait le bon dieu sans confession à ce petit ours. Il était impensable qu'il mente, tant son regard semblait habité par la candeur.

Quelques jours plus tard, j'eus la preuve irréfutable de l'accusation du petit ours brun. En effet, attendant patiemment mon tour chez le médecin- j'avais attrapé un rhume à cause de la chute brutale des températures sous les 20° Celsius le 21 mars- je me suis emparé de l'un de ces magazines de mode féminin qui abondent dans ce genre de lieux, à se demander parfois si l'on ne s'est pas trompé d'adresse et que ce n'est pas plutôt au cabinet de l'esthéticienne que l'on a atterri. En feuilletant ses pages toutes plus futiles les unes que les autres, mon regard s'est soudainement arrêté sur une grille de mots croisés qui constituaient à l'époque l'un de mes passe-temps de prédilection. Et alors, ce fut la consternation de voir le mot « hiver » rayé verticalement entre les cases C3 et G3. J'ai alors imaginé Elisabeth Chandail à la place que j'occupais, sur le fauteuil en sky noir, commettre impunément ce crime avec un sang-froid qui m'a littéralement pétrifié.