samedi 30 avril 2011

Frederick Exley: Hors-jeu à jamais



"Ce qui explique son succès, ce sont ses échecs." (Christopher Lehmann-Haupt dans le New-York Times à propos de A Fan's notes)

Raconter sa vie est un exercice de style plus que jamais à la mode. Il n'y a qu'à jeter un oeil sur les devantures des librairies pour s'en rendre compte. Si beaucoup se sont laissés tenter par l'appât du gain, peu d'entre eux ont réussi à séduire. Suite à la lecture du dernier ouvrage lancé par les atypiques éditions Monsieur Toussaint Louverture, j'ai été amené à me poser la question fatidique, à savoir, qu'est-ce qui a bien pu retenir mon attention tout au long de ces presque 450 pages? A première vue, rien de bien original, le personnage multiplie les caractéristiques éculées de l'auteur cédant à l'appel des sirènes de l'autobiographie: rebelle, alcoolique, dépressif, obsédé par le sexe. Et pourtant, petit à petit on se laisse entraîner par le récit de Frederick Exley, comme si ses ingrédients étaient dotés de la vertu de rendre le lecteur dépendant. Mais bon sang, cela ne répond toujours pas à la question initiale. Quelle est la cause de cette addiction?
Si on apprécie tant les aventures-mésaventures devrions-nous dire- de cet homme, c'est peut-être pour le charisme des congénères qu'il croise tout au long de sa vie, en tête desquels figurent Mister Blue, le représentant de commerce qui fait preuve d'une imagination débordante non seulement pour aguicher le chaland, mais aussi, sa spécialité, pour évoquer l'importance du cunilingus. Galerie de paumés qui ont su refaire surface dans ce cauchermard américain, ils sont le contrepoids et la bouée de sauvetage d'Exley qui, en pleine perdition, se raccrochera à eux.
Mais je pense qu'il ne s'agit pas de l'essence de la réussite de l'oeuvre. Exley est un looser, en exil perpétuel, et ce genre de rôle a déjà maintes fois été campé dans la littérature du XXème siècle. Ce n'est pas par là précisément que se distingue Le Dernier stade de la soif, mais bien plutôt à mon avis dans la mise en valeur de cette constatation. Les situations décrites avec une minutie assez frappante permettent de pénétrer le malaise latent que ressent le personnage avec une intensité rarement atteinte. Exley, bien qu'éprouvant de l'intérieur les différentes péripéties qui jalonnent son existence, dévoile un regard d'une lucidité et d'une acuité absolument diaboliques. Son reniement de la société américaine le pousse à se compromettre auprès de ses semblables et, contrairement à la majorité de ses concitoyens, sans jamais trahir celui qu'il incarne en profondeur. Si, à intervalles réguliers, afin de recouvrer la liberté fondamentale d'être celui qu'il souhaite, il sera contraint de jouer le rôle que la société attend de lui- notamment lors de ses nombreux internements ou pour décrocher un poste- Exley prend un malin plaisir à le faire et cela s'avère au final davantage jouissif que castrateur. Le livre demeure fascinant car il refuse les compromis. Là où d'autres auraient préféré se complaire dans la confession pour solliciter la rédemption, Exley clame haut et fort son passé, affirmant ses choix, ses défaites, et son absence de conquêtes car pour lui, aucune alternative n'était envisageable. Garder son identité est la seule solution, quelque soit les possibilités que cela suscite. Consterné par la soumission de ceux qui l'entourent, il refuse de se prosterner devant le système.


Si l'opium du peuple est la télévision, celui d'Exley est sans aucun doute Frank Gifford, le half-back des New-York Giants, à tel point que le match hebdomadaire constitue une cérémonie qu'il ne peut se permettre de manquer sous aucun prétexte. Par l'intermédiaire de la gloire obtenue au fil des années, son ex-camarade de lycée lui apporte l'ersatz de bonheur dont il a besoin, la faculté d'oublier les cuisants échecs qui n'ont jamais cessé depuis qu'il est gosse. Cette passion est le fil conducteur de l'oeuvre, et, riche en significations, elle déterminera le sens caché et profond du parcours d'Exley, sous-entendu dans le titre français du livre( en anglais, cela s'appelait A Fan's notes).
En lisant cette oeuvre, on en oublierait presque qu'il s'agit d'une autobiographie, tant Exley a su la rendre déconcertante à tout point de vue. D'ailleurs, ce dernier tenait absolument à mettre en avant la nature romanesque de son récit- sous-titrant le livre soit dit en passant Mémoires fictifs- ce qu'il est parvenu à faire avec un maestria certaine. Culte aux Etats-Unis( sa première publication date de 1968), Monsieur Toussaint Louverture nous donne enfin l'occasion de découvrir ce livre remarquable dans la lignée de ses compatriotes John Fante, Charles Bukowski ou du déjanté Edgar Hilsenrath, qu'Attila s'est attaché à faire redécouvrir depuis peu.




samedi 23 avril 2011

Du tombeau au verre, Nuits bleues, calmes bières

Nature morte au verre de bière, peinture de Pieter Claesz

"Il aimait ces airs sans importance, lorsque machin-machine active les saisons, en avant en arrière, en arrière en avant, fleurs feuilles, feuilles fleurs. Fleuilles. Feurs. De chemisettes à carreaux en manteaux épais, de sous-vêtements perce-neige en culottes nerce-peige: tous ces corps jamais effleurés, quel charnier. Cet Auschwitz des corps manqués. De trop aimer, on n'aime plus. Alors on tire sur soi le couvercle de son cercueil, comme le dormeur sa couverture, lorsqu'il fait froid. Et l'on commande un autre demi. On se gave de propos imbéciles, de trahisons dérisoires. S'il vous plaît, monsieur."

Paru en mai 1978 dans la revue Subjectif, Nuits bleues, calmes bières est un texte court de Jean-Pierre Martinet, que les éditions Finitude nous donnent la chance de redécouvrir plus de trente après.

Ne nous méprenons cependant pas sur la teneur de l'oeuvre. C'est noir, infiniment, sans demi-mesure, bien que le personnage principal, une sorte de vagabond titubant, soit un macchabée qui revient d'entre les morts. C'est tambours battant que le récit débute tandis qu'un aveugle saoul le confond avec Marilyn Monroe. Si notre revenant est emporté dans le tourbillon de ses virées parisiennes, le quartier sordide qu'il embrasse, avec ses buffets de gare mal famés, et ses ruelles sordides, est loin d'être un long fleuve tranquille. En étant passé de vie à trépas, il n'a pas perdu l'acuité de ses sensations, porté qu'il est par une vitalité confondante. Chez Martinet, la frontière entre la vie et la mort est particulièrement légère, puisque l'on est, à chaque instant, amené à basculer de l'une à l'autre, à bousculer les barrières sans tambour ni trompette. Pas étonnant dans ces conditions que le trépassé veuille s'assurer de son propre décès en passant un coup de fil à son domicile, on ne sait jamais. Pas surprenant non plus de croiser le fantôme de Henri Calet, dont le valeureux Martinet contribua à la rédécouverte dans les années 80. Les objets eux-mêmes sont parfois plus promptes à réagir que les êtres humains. Rappelez-vous cette fourrure qui a défiguré à jamais la mère de Marilyn, voyez comme la moquette ronronne de plaisir dès lors qu'on la caresse, ou cette pantoufle solitaire qui n'a jamais digéré la disparition de sa soeur jumelle. Et la bière, cette boisson aimantée au zinc, que l'on peut boire sans modération car elle insuffle la vie qui nous est refusée sans elle. Blonde, brune ou rousse, succédanée de la femme rêvée, on peut la boire jusqu'à la dernière goutte, jusqu'à sentir couler en soi le fluide vivifiant:

"D'autres bières achèveraient de tuer l'angoisse. Le cliqueti-clac de la capsule décapsulée par un tendre décapsuleur. Alors. Toute cette mousse, ce jaillissement jaillissant, et cette blancheur de baleine blanche, spermatique. Il enfouit la liqueur d'or dans les profondeurs rouges et noires. Les palpitantes muqueuses: il pensa à des femmes. Il n'avait sous la main que de la bière ordinaire."

Aussi consternant qu'il est, le présent est à fuir coûte que coûte, vaille que vaille, emporté par le flot des souvenirs qui surgissent sens dessus dessous, néanmoins impuissants à contenir le désespoir d'une vie insignifiante, et dont le sort est joué d'avance.
Nuits bleues, calmes bières représente un concentré de la prose de Martinet, qui se frotte déjà aux thèmes forts de son oeuvre-phare, Jérôme.

Quant à L'Orage qui nous est proposé ensuite, initialement publié dans le Matulu de Noël 1972( revue dont Jean-Pierre Martinet était le rédacteur en chef), il s'agit d'une sorte d'esquisse de La Somnolence, parue en 1975 chez Jean-Jacques Pauvert( et réédité en 2010 par Finitude). On y voit déjà apparaître les obsessions de Martha, ses hantises, la solitude, l'orage menaçant qui refuse d'éclater, ces jeunes filles rousses, le Père-révérend, et la satanée bouteille de whisky, compagnon d'infortune de la pauvre dame de soixante-seize années.




vendredi 22 avril 2011

Jean-Pierre Martinet à bout portant



Affiche du film Bloody Mama de Roger Corman sorti en 1970


Si certains d'entre vous ne connaissent pas encore Jean-Pierre Martinet, qu'ils se jettent illico presto sur l'un de ses textes pour se rendre compte de la puissance de sa prose. J'espère avoir bientôt de leurs nouvelles, si toutefois, ils parviennent à s'en remettre.
La revue Subjectif, créée en 1978 par Gérard Guégan, dont le slogan "Ça va schlinguer, les créateurs reviennent" témoigne de l'intention sans compromis, a publié par quatre fois l'auteur de Jérôme. En attendant la parution du numéro 2 de Capharnaüm chez Finitude, intégralement consacré à la correspondance entre le natif de Libourne et son ami de longue date, Alfred Eibel, sur lequel nous reviendrons très certainement au moment de sa sortie, votre serviteur trouvait bon d'évoquer ces oeuvres qui ne sont nullement mineures et encore moins à prendre à la légère.


"Qui le pleurerait, Maman, puisqu'il ne serait plus là pour s'apitoyer sur lui-même?"

Jean-Pierre Martinet s'est toujours reconnu dans le sort des ratés, des désespérés, des laissés-pour-compte, des rebuts de la société. C'est peut-être pour leur permettre d'avoir l'illusion d'exister qu'il s'est attaché à les laisser s'exprimer librement dans ses oeuvres. Porte-parole de leur insignifiance, leur déchéance, leur errance sans fin, ses textes représentent des cris de rage exutoires leur offrant en quelque sorte une dernière chance d'échapper à la totale indifférence, puisqu'être un moins que rien se révèle tout compte fait moins humiliant que de n'être absolument rien du tout. En lisant Martinet, on a comme l'impression qu'une force malveillante vous contraint à garder la tête sous l'eau, les lueurs d'espoir n'étant là que pour vous aveugler et vous plonger plus profondément au coeur d'un puits sans fonds.
Ici, jusqu'aux moindres détails, tout conspire au malaise ambiant, à l'impression de sables mouvants: les bières servies sont infectes, les toilettes désespérément occupées, l'ascenseur en panne.
Georges Maman qui tient la vedette de Ceux qui n'en mènent pas large, rêvait, oui un jour il rêvait, il y a bien longtemps concédons le, à une glorieuse carrière dans le cinéma, genre Walsh, Godard ou Ozu, et ne pensait pas une seule seconde devoir accepter un maigre cachet pour jouer l'étalon dans un film porno, au sein duquel d'ailleurs il ne serait même pas capable d'avoir la moindre érection. Désormais, c'est un crève-la-faim qui se contente d'une boîte de pâtés pour chien, de Canigou, qu'il ne trouve pas si dégoûtant que cela en fin de compte. Quand il voit surgir le bon vieux Dagonard derrière les vitres de la cabine téléphonique depuis laquelle il est en train d'appeler en vain  Marie Beretta, la fille qui vient de le quitter, il voit apparaître une opportunité de lui soutirer quelques biffetons et de profiter d'un repas aux frais de la princesse. Hélas, Maman a de quoi se mettre Martel en tête: son altesse Dagonard a un bagout d'enfer, à tel point que son baratin s'apparente à des rafales de mitraillette et autres armes automatiques, que le bougre se plaît à singer, déferlant d'autant plus violemment sur le pauvre Bloody Mama, qui a reçu ce sobriquet en hommage au film de Roger Corman. L'assistant à la télévision a quelques lubies qui reviennent inlassablement dans leur conversation, les séries B américaines en tête, Dagonard étant un admirateur de Jacques Tourneur, le virus qui le ronge de l'intérieur, le dénommé Yasujiro(  un clin d'oeil à Ozu sans aucun doute), et les lapins, allez savoir pourquoi. A l'instar de Paulina Semilionova dans Jérôme, un personnage féminin brille par son absence et permet de jouir encore d'un poil de courage pour résister aux assauts répétés de son interlocuteur, le bien-nommé Boxer, censé être là pour lui remonter le moral, mais qui en définitive, l'accule dans les cordes, lui assénant tous les propos qui l'enfoncent plus bas que terre. Cette fois-ci, le rôle est joué par Lauren Bacall dont la photo trône dans la pièce, complice active de cette guerre froide et sans merci. Par le biais de clins d'oeil, de suggestions et de transmissions de pensée, elle semble être en mesure de fournir à son souffre-douleur les analgésiques qui lui permettront de tenir le coup, de supporter tant bien que mal la paire de tenailles qui se referme sur lui à intervalles réguliers.


Ceux qui n'en mènent pas large est une pièce de choix dans l'oeuvre de Jean-Pierre Martinet, celle qui reflète peut-être le mieux son insatisfaction de n'avoir jamais pu pénétrer le monde du cinéma. D'ailleurs, pour l'anecdote, ce petit récit sorti en 1986 avait été envisagé un temps par ses compères Yves Martin et Pierre Rissient pour servir d'adaptation dans les salles obscures, sous le nom Jacques Tourneur est mort. Malheureusement, le projet tomba à l'eau.
Le texte qui le suit, Au fond de la cour à droite est une sorte d'hommage à Henri Calet sous forme de pamphlet. En quelques pages, en quelques mots hallucinés, toute la noirceur de Martinet y est distillée.
Martinet est plus que jamais d'actualité, il est grand temps de s'y replonger.