jeudi 17 février 2011

L'humanité en péril et le réveil du hasard

Centaure et Lapithe, sculpture de Antoine Louis Barye

-Romulo, entre donc!
La camériste s'avança:
-Mais Madame, c'est un homme !
La duchesse leva les sourcils:
-Romulo, un homme?
"Et elle rit avec une brève roulade d'oiseau."

Cet extrait provient du Roi et la Reine de Ramon Sender mais reflète avant tout une thématique traversant l'oeuvre de l'Aragonais, l'impossibilité humaine de s'affirmer en tant que tel aux yeux de ses congénères. Si la part humaine des personnages de Sender semble être mise en péril à tout moment, c'est en premier lieu par les rapports qu'ils entretiennent avec leurs prochains. Loin d'enraciner leur caractère distinctif, les autres membres de la communauté, par leur soif de puissance, mettent en lumière la part animale tapie en chacun d'eux.
-Plus jamais de la vie nous ne serons des hommes.
Les premières lignes de L'Empire d'un homme, tiré d'un fait divers couvert par Sender à l'époque où il était encore journaliste, nous mettent d'emblée la puce à l'oreille puisque se fait entendre le pépiement d'oiseaux à la gorge chatoyante et aux ailes noires et blanches, appelées puputs.
Le roman débute par une traque dans le seso, un désert balayé par des vents violents et au sein duquel sévit des contrastes de températures absolument saisissants. La proie semble être un individu hirsute qui ressemble bien plus à un orang-outang ou un ours qu'à un être humain. Il s'agit en fait de Sabino, compté disparu dans son village depuis plus de quinze ans déjà, suite à la véhémence de ses concitoyens à son égard.

Tête d'homme avec peau de lion, dessin de Leonard de Vinci

-Un crime que personne n'avait commis en a entraîné d'autres, mais des vrais. 
Méconnaissable, de retour au bercail, la populace, ne pouvant accepter la réalité, le conspue et ne le considère plus guère que comme un fantôme, un revenant, le spectre incarnant le crime imaginaire dont ont été accusé à tort et à travers Juan et Vicente. Les deux compères, brutalisés, martyrisés, subissant les pires affronts que l'on puisse imaginer, ont fini, au terme d'un supplice qui n'en finissait plus, par avouer des actes qu'ils n'ont jamais perpétrés, allant jusqu'à suspecter l'ami d'autrefois. Au même titre que la peste ou un autre fléau de la même ampleur, la férocité, la cruauté, la bestialité se propagent à vitesse grand V au rythme des sarabandes, romances et autres couplets ponctuant la liesse populaire. La foule se révèle prompte à diaboliser l'épouvantail montré du doigt, à cracher son venin et sa rancoeur sur le premier bouc-émissaire qui vient. Les contes s'alimentent des racontars et des superstitions des uns et des autres, orientés qu'ils sont par les sournois intérêts politiques qui émaillent la vie primitive de ces contrées féodales. Ricardo et Manuel, ennemis de longue date, guidés par un altruisme de façade, sont prêts aux pires vilenies pour parvenir à leur fin. Pour eux, les individus n'ont pas de visage, ne représentant rien en dehors du bulletin de vote qu'ils déposeront dans l'urne lors des élections. La rivalité ancestrale entre libéraux et conservateurs ne pourra se régler sans s'abandonner au préalable à leurs pulsions animales, à leurs penchants prédateurs et indomptables.
Comme souvent chez Sender, le passé prend le pas sur le temps présent, les réminiscences établissant petit à petit la suprématie des souvenirs sur la vie de tous les jours, abolissant de la sorte toute éventualité de rédemption. Qu'il s'agisse du clergé ou de la défense, tous, afin d'éviter le pire, prônent la résignation, l' assujettissement à des attaques fondés sur de simples rumeurs. Même libérés des accusations qui les accablaient, les stigmates du passé compromettent la volonté des innocents à construire une existence vierge de toute flétrissure.
Les maux ne peuvent se guérir qu'à l'écart des hommes car ses derniers par leur présence tendent à raviver les blessures contractées dans leur entourage.
Une fois de plus, Attila nous offre une édition précieuse avec un habillage des plus séduisants.