samedi 29 janvier 2011

Face à face au pays de la traduction


© Vanessa Santullo pour Marseille Face B. librairie histoire de l'oeil


Brice Matthieussent est le traducteur confirmé de plus de deux cents fictions américaines signées par des auteurs prestigieux tels que Jack Kerouac, John Fante, Thomas Pynchon, Bret Easton Ellis, Charles Bukowski. Avec Vengeance du traducteur, il signe un premier roman qui est tout à la fois un essai, une fiction et un exercice de style particulièrement ludique, qui s'inscrivent dans le prolongement de son activité première.

Si bien souvent l'image du traducteur se noie dans celle de l'auteur du texte original, si la prose du premier est assimilée à une retranscription de la voix de son maître, le traducteur n'en demeure pas moins un auteur à part entière, capable d'insuffler une nouvelle vie à un texte ancré dans une langue. Tiraillé d'un côté par le devoir de fidélité vis-à-vis du géniteur de l'oeuvre, et de l'autre par le désir de créativité, le traducteur s'évertue à trouver le juste milieu qui lui convient. Le roman de Brice Matthieussent quant à lui s'engouffre dans la brèche de l'esprit d'un traducteur rebelle qui, agacé de se retrouver acculé en bas de page, obligé de suivre à la trace les astérisques qui se cachent derrière une pléiade de mots, d'éclairer certaines phrases sous le nom peu flatteur de N.D.T., décide de mettre son grain de sel dans l'oeuvre dont il a la responsabilité. Déboussolé par la qualité douteuse du texte auquel il est confronté, ce dernier prend de plus en plus de libertés vis-à-vis de l'auteur, allant jusqu'à faire disparaître une quantité astronomique d'adjectifs et une myriade d'adverbes, tous jugés superflus par l'apprenti sorcier. Viennent ensuite les indications scéniques intercalées entre les dialogues, aussi inutiles que les précédentes, et qui connaîtront donc le même sort. Pour contrebalancer le sensible allègement, le traducteur procède aux ajouts de son cru et qui, à ses yeux, enrichissent considérablement le propos. David Grey est capricieux, insolent, irrévérencieux, se permettant de copieusement critiquer l'oeuvre qu'il va devoir traduire, détraquant l'intrigue pour les beaux yeux d'une nymphe radieuse tout droit sortie du Lolita de Nabokov, dont il semble être un lecteur invétéré, prenant un plaisir machiavelique à concocter sur mesure des perfidies à l'encontre d'Abel Prote. Pour s'esquiver tout en répondant présent à l'appel de ses sempiternelles initiales, le vengeur masqué, le zorro littéraire change sa signature comme de chemise, s'immisçant tour à tour dans la Nique en tapinois, de Nymphettes du traqueur, dans la Nausée du traquenard ou la Nique de Tarzan. Le traducteur prend ses aises sous la ligne d'horizon confinant ses excentricités, ses notes en bas de page devenant de plus en plus envahissantes, prennant des proportions inquiétantes pour l'intégrité de l'auteur, allant jusqu'à soulever la fine barre noire qui pèse de tout son poids sur elles. Le centre de gravité de l'oeuvre se déplace insensiblement, sans que la symétrie essentielle reliant les différents acteurs du texte en gestation s'en trouve pour autant ébranlée.



Le Pantin de Goya

Seulement voilà, l'omniscience élémentaire de l'écrivain Abel Prote met en danger la pérénité des initiatives entreprises par le traducteur. Ce dernier qui avait l'illusion de pouvoir impunément se jouer du père du texte s'aperçoit, bien malgré lui, qu'il est tributaire du jeu d'échec ordonné par l'auteur. Ainsi, le traducteur américain et l'auteur français s'échangeront provisoirement leurs propres appartements, situés de part et d'autre de l'Atlantique, pour fourvoyer son alter-ego qui se retrouve, tel le pantin du tableau de Goya, balotté entre ciel et terre. Le traquenard va plus loin puisque les deux hommes ne sont en définitive que des personnages d'un roman qui incorpore celui dans lequel les deux rivaux figurent, La Vengeance du Traducteur, telles des poupées russes emprisonnées elles-même dans d'autres figurines.

Au-delà de l'intrigue complexe à souhait, le texte est truffé d'allusions aux pulsions du traducteur qui souhaite s'affranchir de l'oeuvre originale. Le texte découvert n'est en fin de compte que le reflet du texte invisible et dont l'espace vacant sur la page renforce le poids fictif, signifiant ainsi l'impossibilité de la totale disparition du texte dont le traducteur s'efforce de supprimer les traces sur les lieux de son crime presque parfait.  



dimanche 16 janvier 2011

Un roman à 69 tiroirs signé Goran Petrovic


Jardin d'eau, peinture de Claude Monet
 
Nous avions évoqué l'auteur serbe Goran Petrovic à l'occasion de la parution de Sous un ciel qui s'écaille aux éditions Les Allusifs. La tentation était trop forte pour ne pas plonger ensuite dans la première traduction française de l'une de ses oeuvres, où il est question de couples de lecteurs qui se perdent sans bouger, d'histoires racommodées au goût du jour et au parfum du citron, renfermant un récit qui foisonne et n'en finit pas de se dérober à la huitième lecture.

Soixante-neuf tiroirs, autant de chapitres au sein desquels il faudra au préalable se glisser pour connaître tous les mystères qu'ils recèlent. Comme son nom l'indique, il s'agit d'un roman à tiroirs, qui sont autant de portes coulissantes s'ouvrant sur différentes lectures d'un livre, dont la luxueuse reliure en maroquin d'un rouge profond tranche avec les ouvrages que l'on a l'habitude de trouver à l'époque dans cette partie de l'Europe. Adam Lozanitch, correcteur provisoire de la modeste revue Beautés de notre pays, se voit un jour confier le manuscrit en question qui ressemble à « Un récit sans histoire, des pages et des pages de descriptions faites pour une femme qu'il n'avait jamais connue en dehors de ces pages. Un jardin et une villa construits de telle sorte qu'on y voit même ce qui n'est pas décrit, qu'on y entend des sons et qu'on y sent des odeurs. » Ignorant la fonction précise qu'il doit exercer dans cette entreprise, Adam qui tente de défricher les racines de l'oeuvre, parcourt, dans l'attente d'un élément de réponse, les allées d'une bibliothèque et fait la rencontre apparemment fortuite d'une jeune fille hypnotisante au chapeau cloche et au parfum câlin, avec laquelle il vivra plus tard des lectures simultanées, pris au piège du charme partagé par les pages du livre et de la jeune employée.


Sous la per­gola, peinture de Oscar Bluhm

C'est par le jeu des hasards et des rencontres livresques que se tissent les relations et autres ramifications de la narration que Goran Petrovic dévoile, insensiblement, au gré de réminiscences et anecdotes distillées avec une science du conte remarquable, et qui se développent comme une plante grimpante, indomptable dans son essor, redoutable par son emprise. L'introduction à chacune des lectures parsemant le texte sont autant de motifs de réjouissance, parodiant quelque peu les titres du Don Quichotte de Cervantes par l'intermédiaire de phrases à peine esquissées et qui se répondent les unes les autres dans un ballet mélodieux du plus bel effet. Que ce soit l'écriture, la correction, la lecture, tout ce qui gravite autour du livre est assimilé à une activité organique qui permet de remodeler à volonté. La bibliothèque s'apparente ainsi à un jardin des plantes, où chaque parcelle doit faire l'objet d'une attention de tous les instants, nécessitant ici d'élaguer, ou là de planter un terme en voie de disparition, ou une tournure richement élaborée. De simples spectateurs de mots gravés sur la page, les lecteurs se métamorphosent en auteurs à part entière, rivalisant d'invention pour créer leurs propres parcours, décidant de leurs moindres détours à travers les différents passages secrets du livre. Celui-ci devient tributaire des caprices du lecteur, représentant désormais le ferment de ses élucubrations, le terreau commun aux excroissances de l'imagination des lecteurs égarés. Le bouleversement intérieur des pages se fait en parallèle de l'épanouissement des lecteurs, ainsi tout ce qui les entoure doit servir leur propension à s'évader. Dans cet univers infiniment ouvert, le caractère martial du beau-père d'Anastase, les bruits inopinés qui traversent les cloisons fragiles de l'appartement d'Adam sont au contraire des attaches qui l'enracinent à la vie de tous les jours, qui insidieusement perturbent le développement personnel du lecteur.
En marge du récit, nous assistons à une partie de l'histoire de la Serbie, dont les éléments authentiques se mêlent aux fantaisies les plus notoires, accentuant ainsi la confusion immanente des pages. On se demande parfois si ce n'est pas le passé du pays qui est au service des personnages, bien plutôt que l'inverse, comme lors de ce discours officiel entrecoupé de façon intempestif par l'irruption de l'imaginaire au coeur même de la réalité. Le télescopage des deux mondes ne peut se réaliser sans danger, car la stricte conception de cette dernière n'est guère capable de donner le change à l'inépuisable potentiel inhérent à la fiction. Pour préserver sa faculté d'émerveillement, le lecteur devra ainsi toujours plus avant s'enfoncer dans les pages de sa destinée. L'auteur réalise le tour de force prodigieux de rendre tout à fait intangible la frontière qui sépare les deux univers.

A travers le chiffre 69, on peut, parmi bon nombre d'hypothèses, songer à l'imbrication des points de vue, la réciprocité des émotions suscitées par une oeuvre, ou le renversement essentiel que peut susciter sa découverte dans la vie d'un lecteur. Assurément, nous avons affaire à un livre hautement recommandable.



  • A lire: Soixante-neuf tiroirs de Goran Petrovic, traduits par Gozko Lukic et Gabriel Iaculli, initialement aux éditions du Rocher( 2003) et édité ensuite en poche dans la collection Motifs Serpent à plumes( 2006)

dimanche 9 janvier 2011

La taverne part à l'abordage du Bathyscaphe

Bathyscaphe conçu en l'honneur de la sortie du numéro 2 de la revue homonyme

"Enfin un journal cher et luxueux pour les gens qui ne s'intéressent pas à l'actualité!"

Ainsi s'autoproclame Le Bathyscaphe, revue hétéroclite, cosmopolite et anachronique qui a battu des records de vente aux quatre coins de la planète. Nous présentions dans la taverne il y a peu les réalisations de quelques membres d'équipage et électrons libres gravitant autour. Cet automne, la revue québécoise a lancé, contre vents et marées littéraires, son sixième numéro qui a été salué par L'Ancien Observateur comme étant la plus indispensable des réalisations de ces dix dernières années pour les amateurs de curiosité. Je me garde de reproduire ici les manchettes diffamatoires du Canard déchainé, dont le ton est sûrement dû à la jalousie de découvrir dans un journal rival une double page consacré à son cousin de l'ordre des ansériformes. La taverne a mené l'enquête auprès du principal intéressé, Benoît Chaput, pour tenter d'en savoir plus.


B.C.: Avant de  répondre il me faut préciser que Le Bathyscaphe est animé par un collectif de quatre personnes, les éditions Seuls maîtres à bord, soit Hermine Ortega, Antoine Peuchmaurd, Alexandre Sanchez et moi-même. Je ne puis répondre aux questions qu'en mon propre nom : chaque instigateur aurait probablement sa propre version des choses, de petits contes variant sensiblement au gré des perspectives.
  • Ed: En choisissant un tel nom pour une revue, aviez-vous l'intention de conjurer le sort, en partant du principe qu'il fallait absolument couler pour exister?
Je ne le dirais pas comme ça. En fait, il me semble que trouver un nom -- que ce soit pour une revue, une association de malfaiteurs ou un objet familier -- est l'occasion d'un possible jeu collectif plein de charme où le hasard et les libres associations d'idées ont leur mot à dire. Dans ce cas, Hermine Ortega nous est très rapidement arrivée avec ce nom accompagné de sa définition du dictionnaire qui nous ont tout de suite séduits. Cette définition, que l'on trouve en sous-titre à chaque numéro est la suivante :  "Appareil habitable destiné à conduire des observateurs dans les grandes profondeurs sous-marines". Nous aimions cette idée d'exploration sous la surface de la culture. Et que notre esquif ne craignait pas d'être coulé dans l'affrontement puisque c'était par le fond qu'il était le plus à son aise. Il est vrai que notre approche de la culture se fait plutôt du côté des soi-disant "perdants". Comme tout un chacun, nous ne sommes pas grand choses et surtout pas des "spécialistes". C'est en qualité d'êtres sans qualités, de "docteurs en rien" que nous aimons observer et dériver au gré des courants sous-marins.


Composition de la boisson appelée Submarino


  • En vous lisant, on a régulièrement la troublante l'impression d'avoir affaire à une bande d'enquêteurs profanes qui portent un regard presque naïf sur une question mineure, et qui s'évertuent de la considérer de la plus haute importance, comme ces aventures du sujet abordant les sources des oies de cravan.
Ce jeu n'en vaut la chandelle que si la question "mineure" révèle en bout d'enquête des enjeux étonnants : comme pour tout bon jeu, avec un minimum d'application et de sérieux enfantins, il est possible d'en venir à ébranler bien des certitudes du monde des questions "majeures". Ainsi de cette histoire des sources de L'Oie de Cravan : j'avais d'abord été quelque peu intimidé par le fait que Jean-Yves Bériou, l'auteur de la chronique "Les aventures du sujet", propose comme enjeu de son enquête le nom même de la maison d'édition que j'anime. Mais en découvrant où cela le mène, je suis resté bouche bée : à partir d'une dérive sur les mots "Oie de Cravan", il arrive vraiment à toucher aux axes essentiels de la poésie : les principes d'analogie, le génie des métamorphoses, le rapport secret des mots et du monde. Un regard presque naïf voit parfois clair à travers les eaux les plus troubles.
  • Comment Le Bathyscaphe a-t-il vu le jour?
J'ai toujours aimé les petites revues. Fasciné par celles des avant-gardes historiques mais aussi par des revues contemporaines comme Gnou et Mandrill autour de Thierry Horguelin ou l'Hôtel Ouistiti de Jimmy Gladiator. J'ai eu beaucoup de plaisir à découvrir que Christian Dotremont en avait créé plusieurs, souvent pour un seul numéro, avec des numérotations parfaitement farfelues. Mais c'est à l'occasion d'une conversation avec Antoine Peuchmaurd et Valerie Webber, sa copine, que l'idée du Bathyscaphe est née. La conversation tournait autour du sexe. Valerie, beaucoup plus jeune et expérimentée que moi, avait des opinions sur le sujet qui me choquaient quelque peu. C'était à la fois son domaine de travail et d'études universitaires. Comme elle est anglophone, nous nous sommes dit qu'il serait intéressant de faire une publication avec une "sex column" où elle pourrait étaler son expertise dans sa langue. J'envisageais alors d'avoir une chronique naïve en réponse à la sienne et de mettre ainsi nos différences de perspectives au grand jour. J'avais lu dans un ouvrage sur son histoire que la Revue Blanche publiait ainsi des chroniques contradictoires et l'idée m'avait beaucoup plu. Cette conversation a vraiment été l'étincelle de départ. Au fil des discussions la revue a pris une forme particulière : nous avons gardé l'idée d'une revue bilingue, où chacun pouvait s'exprimer dans sa langue sans que son texte ne soit traduit. Ceci est particulièrement important parce que Montréal est une ville où nous sommes, par les deux langues qui y dominent, à la croisée des chemins entre l'Europe et l'Amérique. Naturellement est venue s'ajouter l'idée d'avoir sur ces continents des correspondants un peu partout (New-york, Toronto, Montréal, Liège, Paris, Brive, Marseille, Genève).
  • Quel en est le fil conducteur?
Question difficile entre toutes! Le Bathyscaphe est d'abord un journal de culture inactuelle. C'est à dire que nous nous intéressons à la culture en tant que richesse dans nos vies comme totalités, certainement pas en tant que produit tout frais dont il faudrait assurer la mise en marché. Nous parlons des livres, musiques, architectures, poésies, ambiances, films etc... qui nous aident à vivre ou qui, au contraire, nous étouffent. Chacun le fait à sa façon, par la chronique. Le Bathyscaphe n'est pas un journal de création littéraire mais il est vrai que parfois la frontière est mince. Et, paradoxalement sans doute, nous encourageons la création visuelle de nos dessinateurs et photographes. En fait, Le Bathyscaphe se forme au gré des courants. Il nous est souvent difficile de le définir mais chaque numéro ressemble au Bathyscaphe et ne ressemble à rien d'autre!
  • Quelle est la parenté entre cette dernière et l'Oie de Cravan?
On peut lire dans l'ours du Bathyscaphe que la revue est publiée "par les éditions Seuls maîtres à bord en collaboration avec L'Oie de Cravan". Cela signifie surtout que je me charge de la mise en page du journal. Je suis l'éditeur de L'Oie de Cravan et membre fondateur du comité éditorial de Bathyscaphe. Il s'agit donc d'une grande proximité, mais la parenté s'arrête là. De fait, le Bathyscaphe constitue une entité financièrement et éditorialement indépendante de L'Oie de Cravan. Mais là, comme partout ailleurs, les frontières sont heureusement souvent floues.


Bathyscaphe Archimède, timbre de 1963 dessiné et gravé par Albert Decaris
  • En prenant justement en compte l'aspect financier de l'entreprise, comment peut-on de nos jours avoir l'audace de lancer une revue?
Il faut sans doute une joyeuse inconscience. Le fait est que la quête de carburant pour faire tourner l'hélice est bien difficile. Fonctionnant volontairement sans subvention, ni publicité, il n'y a que les abonnements et les ventes directes pour nous faire avancer. Jusqu'à ce jour nous avons réussi à maintenir le prix de vente au numéro à 5 dollars pour l'Amérique et 5 euros pour l'Europe. Et l'abonnement à 20 dollars ou 25 euros. Ça suffit à peine à mettre le timbre sur l'enveloppe et il va falloir nous résoudre à monter quelque peu ces prix.  Mais nous croyons en la valeur de ce luxe d'un submersible qui voyage sous enveloppe timbrée. Pour certains, dont nous sommes, la vie ne vaut que par les brèches qu'offre ce genre de luxe lent auquel appartient le sous-marin postal.




dimanche 2 janvier 2011

Un tryptique érotique signé Léo Barthe


Malgré mes recherches laborieuses effectuées sur le net, j'ai dû constater que De la Vie d'une chienne, triptyque édité chez Climats, fait suffisamment rare pour être signalé, n'a en toute vraisemblance, pas laissé la moindre trace d'une quelconque chronique. Pourtant, il s'agit assurément d'une oeuvre représentative de l'art érotique selon Léo Barthe qui nous invite à découvrir une série de récits narrés par l'aubergiste, suite à la rencontre ineffable que vient de faire un voyageur au sein d'un domaine situé à la lisière du rêve.
Chaque scène, hormis la première, sera narrée de façon indirecte par l'intermédiaire d'un autre personnage, ajoutant ainsi à l'incertitude inhérente à certains détails que l'on pourrait croire inventer de toutes pièces afin de divertir l'auditeur et de renforcer son immersion. On comprend vite que les faits et gestes des différents protagonistes qui parsèment ces histoires obéissent à une force qui les dépasse, comme si ces derniers n'étaient pas tout à fait maître de leurs agissements, comme si les pêchés mis à nu devait être contrebalancés par une innocence fondamentale, symboliquement représentée par l'anonymat des figures féminines qui traversent la narration.
En ayant recours à son nom de plume érotique, Jacques Abeille exprime le besoin de ses personnages à raconter ce qui ne peut être dit de face, de conserver une certaine distance vis-à-vis de situations particulièrement embarrassantes, de conserver leur intégrité essentielle. Qu'il s'agisse d'un voile, d'un masque, de l'obscurité, ou de la position des corps, un médiateur invisible s'efforce, semble-t-il, par son sens de la mise en scène, de dissimuler l'identité des femmes. Dans son indécence à se montrer dans les circonstances qui nécessiteraient une certaine discrétion, le corps acquiert une autonomie qui lui permet d'emprunter les caractéristiques du visage, et de s'emparer ainsi du potentiel expressif qui lui est habituellement réservé:
« Votre conduite toujours, le plaisir que vous éprouvez à votre nudité, les effluves, messages muets qui émanent avec constance de votre peau, portent vers le dehors votre désir qui allume celui de quiconque vous rencontre. Pourtant, jamais à ce point n'a explosé votre obscénité. Vos cuisses s'étirent de part et d'autre de votre buste qui tente de s'enrouler sur lui-même comme pour rapprocher vos bouches opposées. Dans ce mouvement que les liens maintiennent à son point de tension extrême, vos hanches se soulèvent et votre cul nargue le ciel. Vos fesses largement s'évasent et leur sommet est un creux ouvert que ponctue votre trou honteux. Vous l'exhibez avec une folle insolence. Je lui parle et le souffle de ma voix caresse ses sombres fronces. » ( Histoire de la Bonne

Antoine Wiertz, La liseuse de roman (1853)
 
L'impossibilité d'embrasser intégralement la femme soumise, loin d'amenuiser la violence du désir, démultiplie au contraire, afin de pallier à cette attente supplémentaire, le besoin de faire revivre à toute heure du jour et de la nuit les images obsédantes, de capturer à la dérobée l'objet des fantasmes. Derrière un buisson, à travers une porte entrouverte ou l'orifice caché derrière une peinture, le décor participe au processus cyclique du désir, qui prend naissance au moment de l'exhibition, incarnant la passivité de l'observateur tapi dans l'ombre. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la première narration, celle qui ouvre Histoire de la bergère, est introduite suite au tableau indécent que vient d'épier le voyageur rendant visite au tenancier de l'auberge. Cette incapacité à être acteur génère une frustration qui ne peut être tout à fait réfrénée. Ainsi, la femme symbolise la tentation du moment ardemment souhaité où les rôles seront intervertis, durant lequel le spectateur deviendra finalement l'acteur assouvissant ses pulsions à l'insu de celle qui se jouait auparavant de lui. En perpétuelle mutation, les protagonistes trouvent une part prédominante de leur épanouissement à pouvoir se glisser tour à tour dans la peau de différents rôles, susceptibles de révéler de nouvelles perspectives à  leurs divertissements. Dans Histoire de la bonne, il y a d'abord cette transformation en chienne, dictée par le patron de la maison. La première s'empare également du journal de l'étudiant pour vivre les événements passés de l'autre côté du miroir. Par la suite, elle souhaitera métamorphoser le jeune homme en esclave sexuel pour s'approprier le plaisir de dominer. Dans Histoire de l'affranchie, le maître des lieux organise des soirées où il laisse sa femme à la merci de ses invités afin de la découvrir sous un angle nouveau. En confiant son histoire au scribe, la bonne le rend complice des jeux interdits qu'elle s'ingénie à rendre passionnant pour faire revivre d'autant plus intensément sa vie secrète.
« Mon autorité est telle qu'elle se laisse faire avec une passivité qui m'exalte. », déclare ainsi la bonne devenue affranchie en guidant le modèle du peintre qui s'est attaché ses services.


A plus forte raison, l'auteur anticipe la participation du lecteur qui devra lui aussi s'immiscer à la place de l'une ou l'autre de ses créations afin de jouir complètement des pages qui lui sont offertes.
Les compositeurs de cette partition érotique tissent un concerto tumultueux qui n'est pas sans conséquences dans une dimension parallèle, mais dont on ignore cependant tous les tenants et les aboutissants. Dans Histoire de la bonne, les capacités de concentration de l'étudiant fluctuent en fonction de l'évolution de ses aventures nocturnes. Ce dernier s'exclame: « Contre toute raison j'ai le sentiment obscur d'avoir lancé un maléfice avec la catastrophique légèreté d'un apprenti sorcier.»
Dans Histoire de la bergère, le paysan prend la décision finale de demander une rémunération pour les services qu'il rendait avant en échange d'une couche rudimentaire et de maigres provisions. Enfin dans Histoire de l'affranchie, la bonne puise dans sa libération sexuelle matière à créer le tissu novateur de son existence, lui permettant de devenir elle-même l'artisan de son bonheur.

L'élégance de l'écriture se heurte régulièrement à la brutalité du langage utilisé pour rendre compte de toute l'ampleur des scènes évoquées, donnant lieu à des contrastes pour le moins éloquents.
L'enjeu de ces récits se situe en grande partie en marge du caractère érotique des scènes, dans la mise en branle perpétuelle de l'imagination du lecteur qui devra, afin de profiter de la substantifique moelle de l'oeuvre, deviner la convergence des destins, les relations qui se tissent entre eux, et entrevoir les parts d'ombre de la narration qui se trament en coulisse du récit derrière les mises en abîme savamment élaborées.


  • A découvrir: Chez Climats, dans la collection Climax, De la vie d'une chienne, trilogie érotique de Léo Barthe, comprenant Histoire de la bergère( 2002, paru aussi en poche), Histoire de la bonne( 2002) et Histoire de l'affranchie( 2003).