vendredi 7 octobre 2011

A l'Ombre des forêts, au coeur du désespoir

Gravure de Francisco Goya

Errer sans fin pour trouver un sens à la vie, telle est la quête obstinée des personnages qui parcourent les oeuvres de Jean-Pierre Martinet.
Dans L'Ombre des forêts, le dernier roman du natif de Libourne, c'est au destin croisé de Céleste, Monsieur, et de Rose Poussière auquel nous sommes confrontés. Cependant, à Rowena, ville fantôme à peine esquissée située à la frontière franco-allemande, les hommes se côtoient mais ne se voient pas. Ils aimeraient exister, mais ce droit leur est constamment refusé.
Si Céleste est au service de Monsieur, elle n'a jamais le plaisir de recevoir les ordres et autres directives qui pourraient lui octroyer une certaine forme d'importance au sein de la demeure.
Au triste sort qui lui est réservé, elle prendrait davantage de plaisir au rôle de martyre. Ainsi, envisage-t-elle de subir son assassinat perpétré par Monsieur:
"Tout serait fini. Elle ne resterait plus là, aussi inutile qu'un objet au rebut ou un vieillard tremblotant dans un hospice, à guetter vainement, des heures durant, parfois même des journées entières, un signe de vie, une voix, rien qu'une voix humaine, intimant des ordres, même absurdes, mais des ordres comme en reçoivent tous les domestiques depuis des siècles et des siècles."
Monsieur, quant à lui, se sent vivant lorsqu'il décachette le courrier des précédents locataires, désormais disparus, lui donnant ainsi l'impression d'habiter à la fois notre monde et celui des défunts. Pour ne pas voir sa domestique, il évite scrupuleusement d'emprunter l'accès principal. Chez Martinet, c'est dans la proximité avec ses congénères que la solitude s'établit. Amère palliatif de ces ténèbres sans fond, Globe Sale, éclaire sans discontinuer la chambre de Monsieur, lui donnant le sentiment d'avoir un compagnon à ses côtés, avec ses états d'âmes, ses caprices et son emprise sur sa vie intérieure.
Rose Poussière a quant à elle élu domicile dans un hôtel mal famé, au nom de Saratoga. Jadis, elle s'appelait Edwina Steiner, avant d'avoir réchappé aux camps de concentrations. Enfin, elle en est persuadée, même si personne ici ne croit un traître mot à ses sornettes. A l'abri des regards et des tourmentes du ciel, elle aimerait vivre, emportant toujours son parapluie avec elle.
Quand l'un des membres de ce trio met les pieds dehors, c'est à un ballet fantasmagorique auquel nous assistons, composé d'ombres chinoises qui se découpent aux fenêtres, de figures macabres fouillant au sein des poubelles pour dresser une collection de bas, de soupirants donnant des rendez-vous imaginaires, ou même de voix venant de nulle part. Thelonious Monk et son Crepuscule with Nellie n'est jamais très loin des oreilles de Monsieur.
Les pantins qui parcourent l'Ombre des forêts, naviguant entre songe et paranoïa, ressemblent à s'y méprendre à un Peuple des miroirs, titre repris pour le recueil de textes critiques de Jean-Pierre Martinet, réédité l'année passée chez France-Univers. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ces derniers se réfugient parfois dans leur propre reflet afin de prendre conscience de leur existence. Comme la négation de la vie est pire que la moindre des péripéties, de l'acte le plus atroce, Monsieur fantasme sur une vie de tueur en série qui ferait la une des journaux, rêvant de voir apparaître son visage en première page des gazettes. Pour inaugurer sa piètre carrière, il n'hésitera pas à abattre un chien qui ne demandait pas son reste. Vivre quelque chose, peu importe quoi, mais au moins, avoir le sentiment d'être quelqu'un, de palpiter, de chavirer, d'être emporté quelque part, peu importe la destination, que ce soit ici ou là, le paradis ou l'enfer, la terre ou le ciel. "Emportez tout, mais laissez-moi l'extase" comme disait Emily Dickinson.





samedi 11 juin 2011

Les peurs allusives de Pierre Jourde


Le Golem, photographie de Damien Massart


Les Allusifs inaugurent une nouvelle collection d'ouvrages de petit format abordant les peurs sous leurs formes les plus diverses. Si l'on connaît essentiellement l'écrivain français Pierre Jourde pour ses essais critiques, dont La Littérature sans estomac est l'une des pièces les plus marquantes, La Présence- ayant vu le jour en mars dernier- nous présente une facette fort intrigante de son oeuvre. 

Un homme revient dans la maison de son enfance, nichée dans un minuscule village au fin fond de l'Auvergne. Désormais laissée à l'abandon, la bâtisse fait désormais figure de capharnaüm où les objets au rebut amassés au fil des décennies témoignent de l'absence des personnes auxquels ils sont associés. La bêche ou la casquette, prolongements des mains ou de la tête du travailleur sont les témoins discrets d'une absence habitée.
Ainsi, loin de rassurer, l'inertie de ces reliques perpétue un silence pesant qui, la nuit tombée, devient une oppression de tous les instants, laissant la porte ouverte à l'imagination la plus vagabondante. Les chaises désormais délaissées appellent à leur suite tout un cortège de revenants, les cloisons et les serrures suscitent la pression des spectres qui souhaitent réinvestir la demeure calfeutrée. Les placards quant à eux rappellent les apparitions clownesques de l'enfance, avec tout le lot d'imprévisibilités qu'elles éveillent et à travers l'image de défiguration de l'humanité qu'elles incarnent. Par son absence de repères, la nuit suggère une infinité de présences incapables de se matérialiser tout à fait, et qui sont pour cette raison d'autant plus redoutables. 
« Plus j'allais profond, plus la raison et la vie sociale me paraissent éloignées. Je me livrais à la sauvagerie et aux prodiges. Il ne s'agissait pas exactement de surnaturel, ni de croire que pouvaient se produire des choses impossibles dans ce monde ordinaire que je laissais derrière moi. Il s'agissait plutôt d'une sorte de suspension, comme lorsqu'on lit un roman. Au fond de la forêt, le monde se dépouillait progressivement de ce que l'on a coutume de nommer la réalité. Il se mettait entre parenthèses. L'impossibilité devenait son état ordinaire, sa substance. » 
En pénétrant les entrailles de la forêt qui avoisine la maison familiale, le narrateur tente d'effectuer à rebours le parcours de son enfance, d'approcher de nouveau les témoins du passé pour s'infiltrer dans les interstices du temps. Cette activité diurne lui permet aussi en quelque sorte d'exorciser les présences impalpables qui, la nuit durant, le confrontent aux peurs les plus enracinées dans son esprit. Tandis que dans l'obscurité, la présence se manifeste par son absence même, par son activité insidieuse, par l'obligation sous-jacente de lui donner vie, elle se veut ici moins terrorisante dans la mesure où elle doit subir la démarche d'un homme qui part à sa rencontre. D'espionne des ténèbres, elle devient sujet dépouillé de sa terrifiante invisibilité.

La langue gracile de Pierre Jourde sonde les présences dans leur insaisissable pouvoir d'attraction. Il mène au cours de son texte une réflexion indéniablement passionnante sur le processus de réactions suscitées par des situations inquiétantes, dans le silence et la solitude les plus totales. On reste captivé d'un bout à l'autre du récit par cette faculté d'exprimer l'innommable, de faire ressurgir des impressions si étranges et qui pourtant nous sont si familières, de démontrer à quel point les objets peuvent catalyser la peur et faire participer notre inconscient. 


samedi 4 juin 2011

Au fil de la marche: Moo Pak


A travers la marche, certains auteurs, de Jean-Jacques Rousseau à Robert Walser, ont accouché de la plupart des pages de leur oeuvre. Plus près de nous, l'Argentin Sergio Chejfec mène dans Mes deux mondes un retour à cette perspective euphorisante. Si son rythme, calqué sur celui de l'écriture, est propice à l'activation des forces motrices de la création, la proximité avec le monde qui l'entoure, semble être une source de laquelle à tout instant l'artiste peut puiser sans modération. Elle est en quelque sorte régulatrice du décalage énergétique que l'on peut trouver entre le corps et l'esprit, une manière de remédier à l'inertie d'un corps obstinément installé devant sa table de travail.

« En conséquence l'association d'une promenade et d'un ami à qui parler n'est pas seulement précieuse, pour quelqu'un comme moi elle est essentielle, disait-il, pour toi c'est une distraction agréable mais pour moi c'est essentiel, diverses promenades avec divers amis, selon la saison et le jour, selon l'état de mon travail et mon humeur du moment. »

A la différence de la plupart de ses confrères écrivains-marcheurs, Gabriel Josipovici n'envisage pas la marche comme une activité solitaire, mais bien plutôt comme une conversation permettant de se soulager de la concentration inhérente au travail d'écriture, mais pas seulement. Moo Pak est un long témoignage de ces promenades incessantes de longues années durant, à travers les endroits préservés de l'agitation londonienne, sobrement rapportées à la troisième personne par Damien Anderson, l'ami de Jack Toledano, immigré juif egyptien. Ce n'est pas un hasard si le récit débute par un questionnement quant à l'outil approprié pour mettre en forme le fruit de son travail, celui qui permet de retrouver la pulsation interne de l'écriture, son évolution, avec ses doutes, ses ratures et rectifications. Le degré d'efficacité de l'outil serait plus ou moins proportionnel à son niveau d'effacement.
Insensiblement, au gré de la déambulation, du décor qui se déploie, la réflexion se modifie, non sans graviter de façon continue autour du thème de la création et les conditions qui permettent à l'auteur de s'épanouir. Si l'enjeu du dialogue semble être de nature philosophique, son expression est dénuée de lourdeur ou d'ostentation, le lecteur étant toujours très libre de naviguer d'un point de vue à l'autre, de s'écarter ou bien de se rapprocher de telle ou telle opinion. Cette façon de procéder permet en somme au lecteur de s'immerger au plus près de ce vagabond qu'est Jack Toledano, dans la mesure où celui-ci retrouve, par sa légèreté, son absence d'entraves, les sensations et l'état d'esprit du marcheur.



Petit à petit, apparaît le motif originel de ces vagabondages, l'oeuvre en gestation de Jack Toledano, Moo Pak, en référence au vieux manoir( Moor Park) qui abrita jadis Jonathan Swift ( où il écrira son Conte du tonneau) une partie de sa vie, et qui servit aussi d'asile d'aliénés, de centre de décodage durant le seconde guerre mondiale ou d'institut dédié à l'étude du langage chez les primates, et enfin une école où un jeune illétré s'efforce d'écrire "l'istoir de Moo Pak".
Cette thématique du langage prend peu à peu le pas au fil des marches. Peut-on décemment envisager la parole comme une amélioration majeure dans notre mode de communication, ou bien plutôt comme une redoutable dégradation, mettant en lumière la pernicieuse complexité de l'être humain, compte-tenu de sa laborieuse quête du bonheur qui est à mettre en parallèle avec la facilité d'auto-satisfaction que peut obtenir un primate ou un animal d'une autre espèce? Tandis que Jack Toledano clame haut et fort son amour et son besoin d'être accompagné en permanence par un certain nombre d'auteurs qui lui sont chers- Jonathan Swift, Thomas Bernhard, Kafka en tête- il va finir par nous déconcerter en prenant une attitude délibérément sceptique. En remettant en cause la sacro-sainte écriture, ou l'expression artistique en générale, qui a pourtant tendance à être considérée comme l'excellence, le nec plus ultra de ce dont est capable l'homme, Jack Toledano met en lumière le besoin d'art qui découle d'une manière ou d'une autre d'une incapacité fondamentale à se satisfaire, à la manière des animaux, de ce que la nature et le quotidien nous apportent, de se contenter d'un fruit accessible, au lieu de tenter de braver l'impossible et de rechercher ce qui est hors de portée.
A quoi bon passer tant d'années à s'efforcer d'écrire un livre insignifiant, qui n'aura de toute façon jamais sa place ici-bas? Le récit de ces innombrables promenades racontées par son ami n'est-elle pas après tout l'oeuvre la plus pertinente qu'il pouvait offrir? Telle sont des questions, parmi d'autres, que l'on peut se poser à la lecture de ce livre profond.

« Une phrase par an, dit-il, nous devrions rationner les écrivains à une phrase par an, et peut-être qu'ainsi nous obtiendrions quelques phrases intéressantes, et le public des lecteurs pourrait lire ces phrases avec toute l'attention qu'elles demanderaient sans doute. »

Selon Jack Toledano, les livres ne doivent pas imposer un point de vue mais doivent nécessairement faire douter le lecteur, le remettre en question. C'est ainsi que celui de Moo Pak flâne au fil des pages, qu'il chemine entre les terres sauvages( suscitées par le mot Moor signifiant « lande ») de son imagination et les espaces cloisonnés ( en référence à la notion de « parc ») aménagés par l'humanité, avec une jubilation certaine.




jeudi 2 juin 2011

Jean-Pierre Martinet, de l'utopie à la bérézina



« D’être fatigué, déprimé après la rédaction d’un roman, rien de plus normal : c’est chiant d’écrire, je me rends de plus en plus compte que rien n’est plus pénible et déplaisant. Encore plus quand on a des délais contraignants (mais cela force aussi à travailler, car autrement on a plutôt tendance à ne rien foutre !). C’est vraiment un piège à cons, la littérature : moi, par moments, ça me flanque la nausée, je t’assure (et ce n’est pas de la littérature !). »
         Lettre de Jean-Pierre Martinet à Alfred Eibel, 15 juin 1987.

Ce constat désabusé, désespéré, est celui de l’auteur de Jérôme, roman magistral et stupéfiant qui, dix ans plus tôt, n’a connu qu’un très maigre succès. Jean-Pierre Martinet, depuis quelques années et bien après sa mort, est devenu un auteur culte, révéré par un cercle de lecteurs trop réduit mais enflammé. Son œuvre a été rééditée par les éditions Finitude qui sont également à l’origine de la revue Capharnaüm dont le numéro deux( sous-titré Sans illusions…) paru le 19 mai dernier regroupe une série de lettres envoyé par Jean-Pierre Martinet à son ami Alfred Eibel.
En 1979, date du début de cette correspondance, l’auteur de Jérôme et de La Somnolence, qui n’a pas pu accomplir une carrière dans le cinéma comme il le souhaitait, est retourné chez sa mère, à Libourne, où il vivote, attendant d’ouvrir à Tours une modeste librairie. Cet exil est volontaire, mais douloureux. Loin de tout, du microcosme littéraire qu’il exècre mais qui continue à l’intéresser prodigieusement, Jean-Pierre Martinet semble cultiver une solitude à la fois désirée et subie. Ces lettres à son ami, témoignage univoque mettant en lumière la cohérence d’un auteur pour qui écrire est une souffrance vitale, révèlent le désenchantement de cet écrivain extraordinaire dont le talent est méconnu – y compris de lui-même. Pourtant, ses colères laissent place parfois à l’enthousiasme. Plutôt que de parler de lui, il se préoccupe des dernières parutions, des revues littéraires dirigées par des amis et relations, il se passionne pour le polar américain – pour Jim Thompson en particulier -, décrit ses expériences de libraire qui vend plus d’exemplaires de Paris-Turf que de romans, y compris médiocres… et cultive cette amitié de manière touchante. Cette correspondance livrée par Alfred Eibel trace le portrait d’un homme pessimiste mais fougueux, à l’humour ravageur, en apparence réactionnaire mais, dans le fond, simplement lucide. Souhaitons que ce numéro 2 de Capharnaüm non seulement permette aux admirateurs de l’œuvre de Martinet de découvrir dans ces lettres la sensibilité et l’intelligence d’un homme en révolte permanente, mais encore attire l’attention sur Jérôme, La Somnolence, Nuits Bleues, calmes bières, et sur les autres textes de Jean-Pierre Martinet, aussi génial dans ses romans monumentaux que dans ses œuvres courtes.
Alfred Eibel a eu la générosité de répondre à nos questions sur son ami disparu mais dont l’œuvre - qui n'a rien perdu de sa fougue, bien au contraire - devrait trouver bien d’autres admirateurs…



  • Alfred Eibel, tout d'abord, j'aimerais savoir comment avez-vous fait la connaissance de Jean-Pierre Martinet?
A.E.: Jean-Pierre Martinet habitait alors rue Scheffer à Paris. Il cherchait à louer un studio moins cher. Le studio en face du mien venait de se libérer. C'est ainsi que nous fûmes voisins de palier. Et c'est ainsi qu'il devint un collaborateur assidu du journal Matulu.
  • Quel est le premier texte auquel vous avez été confronté? Avez-vous immédiatement repéré en lui un auteur d'exception?
A.E.: Ce sont ses articles publiés dans Matulu qui m'ont fait prendre conscience du critique hors pair qu'il était - un passeur, un homme proche de Georges Anex que j'ai bien connu et qui a consacré un article d'une grande pertinence à L'Ombre des forêts publié par La Table ronde, article repris dans le volume intitulé Le lecteur complice de Georges Anex aux éditions Zoé.
  • Comment expliquez-vous la relative méconnaissance de son oeuvre?
A.E.: Je persiste à penser que la critique lit certes avec intelligence mais n'éprouve pas ce que l'on devrait éprouver devant une prose forte, une secousse sismique si l'on peut dire. Jean-Pierre Martinet fut un des premiers à avoir saisi la mélancolie de Henri Calet. Combien sont sensibles à l'oeuvre de Louis Calaferte; combien de critiques perdent pied en lisant le poète Jean-Daniel Fabre si proche par maints côtés de Jean-Pierre Martinet.



  • Dans ses livres, nous sommes confrontés de plein fouet à l'humanité mise à nu, débarrassée de ses faux-semblants coutumiers; un dépouillement qui donne lieu à une vision cauchemardesque suscitant une impression de claustration au sein d'un univers quasi-fantastique, voire fantasmagorique. Comment expliquez-vous ce besoin irrépressible de se convaincre de l'irréalité de notre condition?
A.E.: Jean-Pierre Martinet a toujours voulu traverser les apparences( La Traversée des apparences de Virginia Woolf). Voir Paris par-delà les apparences. Martinet a éprouvé le délabrement d'une ville, les fissures. La ville imaginée de Jérôme est un mélange de souterrains dostoievskiens, du Petersbourg de Biely et des fantasmes que peut susciter la station de métro du Châtelet. Il est essentiel de lire Les disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Journal de Novalis dans la version de Gustave Roud aux éditions Mermod. Mais Martinet s'était également attaché à l'oeuvre du poète autrichien Georg Trakl. Dans un monde où rien ne correspond à ce qu'il rêvait, il n'est pas étonnant qu'à chaque levée du jour il ressentait l'inanité de ce qui l'entourait, la frivolité des gens, leurs misérables ambitions, leur résignation. Soulignons l'intérêt que Jean-Pierre Martinet manifestait pour Minuit de Julien Green.
  • L'écriture de JPM semble être placée sous le sceau de la malédiction. En effet, dans les lettres qu'il vous a adressées entre 1979 et 1988 (rassemblées dans le n°2 de la revue Capharnaüm) on entrevoit un écrivain impulsif, qui se refuse à manier la langue de bois, s'obstinant à pointer du doigt les fioritures de bon nombre de ses confrères, leurs histoires insipides. Il tire d'ailleurs un constat pour le moins amer: "il n'y a plus aucun combat à mener". Dans Ceux qui n'en mènent pas large, il donne vie à un écrivain raté contraint de jouer les étalons dans un film porno. JPM était-il intimement convaincu que la littérature n'avait absolument plus aucun avenir devant elle? Est-ce pour cela qu'il souhaitait initialement plutôt s'orienter vers le cinéma, qu'il finira par ouvrir un kiosque à Tours, expérience qui lui confirmera que la mise en valeur de la littérature de qualité est peine perdue?
A.E.: Il n'y a plus de combats à mener disait-il, de combats en faveur d'une idéologie. Lire ma préface pour comprendre à quel point Jean-Pierre Martinet était proche de Thomas Bernhardt. Il n'aimait guère les écrivains chics, parfumés de vanité, qui ont leur enseigne suspendue au-dessus de leur échoppe; ceux qui avancent déjà un pied dans la postérité; ceux qui ne semblent exister que s'ils se retrouvent entre confrères; ceux qui voudraient qu'on dise d'eux qu'ils sont des stylistes. Martinet voyait la littérature de son temps comme autant de boîtes de corned-beef sortant d'une usine. L'avenir de la littérature? Pour quels lecteurs? S'il avait connu l'oeuvre de Jean-Marc Lovay il serait venu lui serrer la main, une main amie. Il aurait fait de même avec le poète Christian Bachelin. Ces écrivains ouvrent une brèche dans les habitudes.
Seule initiative touchant le cinéma. Il a co-écrit avec le poète Yves Martin et l'homme de cinéma Pierre Rissient un scénario tiré de Ceux qui n'en mènent pas large resté à ce jour inédit.
  • Selon vous, comment considérerait-il la littérature d'aujourd'hui? L'abnégation de certains éditeurs confidentiels( citons Finitude qui a eu l'audace de tenter de remettre JPM d'actualité) lui permettrait-il d'envisager une lueur d'espoir, ou bien plutôt persisterait-il dans sa conviction que la littérature est vouée à sa perte?
A.E.: Il faut lire Le peuple des miroirs de Jean-Pierre Martinet, recueil d'articles publiés par les éditions France-Univers. Il s'est intéressé entre autres à Gustave Roud, à Philippe Jaccottet, à Rilke, à Caillois, Ernst Jünger et quelques autres si l'on excepte la brochure consacrée à Albert t'Serstevens( Note de la taverne: intitulée Un apostolat d'A. t'Serstevens, misère de l'Utopie, publié en 1975 par Alfred Eibel). Il a préfacé le théâtre de Jean Anouilh pour un club livres de Genève, sauf erreur de ma part. Il n'était pas un lecteur de Céline. Il sentait que la galaxie Gutenberg allait connaître des mutations et peut-être même se fissurer.
  • Pourriez-vous nous révéler si les tiroirs de JP Martinet contiennent encore quelques inédits oubliés? 


Chronique publiée conjointement ici, dans La Taverne, et De Seuil en Seuil.

samedi 14 mai 2011

Un paquebot magnifique au gré des courants

Photographie de Jean-Michel Kolko

Il n'y pas d'histoire à proprement parler, il n'y a que des bribes de souvenirs qui remontent à la surface de façon aléatoire dans le ciel tourmenté des grands espaces de la mémoire. Indomptable est l'océan, imprévisibles sont les pensées. Entre le ciel et la mer, deux abîmes qui nous attirent, les points de mire de notre destin, un paquebot magnifique se laisse ballotter par la houle, et porter par l'humeur de ses passagers. Dépourvu de capitaine, de maître d'équipage, de repères tout simplement,
« On navigue sans but mais peut-être suit-on des chemins qui nous aspirent. »
Immuable le décor, infinies ses variations. On se surprend à plonger au fond des éléments, à déceler leurs nuances et fluctuations, à dessiner du regard leur cheminement capricieux, à trouver sa voie au milieu de tout cela. On reste médusé par le pouvoir d'attraction de ces choses qui nous dépassent et qui inspirent le respect. Parfois, l'appel du large est trop puissant et on se laisse alors- jouissive soumission- entraîner au sein de cette béance matricielle, engloutir au cœur de l'abysse, pour y rejoindre les créatures qui y habitent depuis la nuit des temps. Un instant durant, l'écho d'une complainte se fait entendre, un mythe ressurgit et des émotions primitives déferlent sur les uns et les autres.

Il n'y a pas d'histoire à proprement parler, il n'y a que des passés à explorer, des torrents d'images à apprivoiser, des routes à serpenter. Notre vie est une mer déchaînée à laquelle nous sommes confrontés dès le plus jeune âge. A sa merci, sans bouée de sauvetage, nous devons nous débattre contre vents et marées. Accepter d'être ici sans pourtant avoir la certitude de ne pas simultanément être là, vivre incessamment le flux et reflux des instantanés de notre existence, de réminiscences ancestrales, sans pour autant être capable d'en maîtriser l'intensité.
Joël Roussiez, peintre minutieux du monde marin, conteur hors pair, passant insensiblement d'un registre à l'autre, parvient avec une redoutable efficacité à marier les mots afin de leur insuffler un mouvement de balancier qui transporte le lecteur à bord d'Un Paquebot magnifique.

jeudi 5 mai 2011

Thierry Aué détraque l'horloge interne de notre vie quotidienne

La durée poignardée, huile sur toile de René Magritte( 1938)



Cela fait presque un an jour pour jour que L'Homme de trop, la première publication de Thierry Aué à La Dernière goutte pointait le bout de son nez, à croire que le bonhomme est doté d'une précision d'horloger.


"C'est alors qu'une idée en apparence absurde occupa mon esprit. Plutôt qu'une idée, un sentiment louche, une intuition. Un de ces sentiments anonymes qui frappent d'abord timidement à la porte de la conscience puis menacent de la faire sauter si vous ne la leur ouvrez pas dans les cinq secondes. Quelque chose a changé, me dis-je oui, rien n'est plus comme avant. Bien que tout me parût à sa place, le sentiment d'étrangeté persistait, j'avais le sentiment qu'il suffisait de gratter un peu la surface, de souffler sur la couche de poussière pour voir apparaître quelque chose."( extrait de Disparition)

Si par hasard, le quotidien vous interpelle par ses faux-semblants de monotonie, qu'il vous subjugue par son silence qui en dit infiniment plus long que la réplique la plus éloquente de la planète, alors le dernier recueil de Thierry Aué est peut-être fait pour vous.
Dans la mesure où l'on y prête un tant soit peu attention, où l'on fait preuve d'un minimum d'acuité dans l'observation de la routine, il devient alors possible de déceler le grain de poussière qui s'est immiscé dans notre environnement familier, celui qui est susceptible de faire dérailler le train-train quotidien de ses rails bien lustrés. Démonter les rouages de notre vie de tous les jours afin d'en court-circuiter l'implacable engrenage. Ainsi se présente, sinon la mission, du moins l'intention de ces quelques textes courts de tailles aléatoires, sans prétention, égrenés dans le sens inverse des aiguilles d'une montre par L'Horloge au pays du Levant. La nouvelle éponyme ouvrant le recueil, allusion à la question que se pose le narrateur, pendant sa lecture d'une nouvelle de Abé Kôbô, au sujet de l'équivalent éventuel de l'onomatopée tic-tac que font les horloges au Japon, donne déjà le ton de ce qui se présentera au cours du recueil.


Le fils de l'homme, huile sur toile de René Magritte( 1964)

Une pomme qui disparaît au sein d'un compotier, un panonceau indiquant la SORTIE, la descente d'une cage d'escalier, un chat à caser pendant les vacances, le prétexte à ces histoires est bien souvent anodin, un pur détail auquel on ne prête, à première vue tout du moins, pas vraiment attention. Et puis, le narrateur se met justement à cogiter sur ces détails, à se focaliser sur les signaux de leur présence, dévoilant en définitive des trappes sur une autre dimension invisible au premier coup d'oeil, une porte ouverte à un univers dont on ne soupçonnait guère l'existence de prime abord. Avec lui, on prend, sans s'en rendre compte, un malin plaisir à se faufiler dans les brèches d'un espace-temps soumis à des fluctuations quasi-imperceptibles, à déjouer les déclarations indicibles de ces objets qui ont tant à révéler si l'on prend la peine de les sonder. S'abîmer dans l'observation aiguë des parcelles les plus discrètes de notre milieu n'est pas une expérience tout à fait innocente et reflète la démarche introspective de celui qui l'entreprend. Elle est en mesure de lui dévoiler au grand jour la face cachée de la réalité, de le transformer en funambule suspendu au-dessus de l'incohérence de sa vie, condamné à vivre en décalage avec son entourage.

"Insidieusement, une drôle d'idée se fraya un chemin dans ma tête. J'étais en train de rêver. Cette sensation puissante ne dura qu'un bref instant, mais suffisamment long pour me donner l'illusion que cela pouvait être vrai. Avant que ma raison n'intervienne, l'impression de vivre dans un espace-temps décalé de la réalité donna un sens profond à mon rapport au monde, aux objets qui m'entouraient, avec lesquels je n'arrivais pas à m'associer. Évidemment, je savais cela impossible, si j'avais été en plein rêve, je n'aurais pas pu en prendre conscience. Même si ce rêve avait lui-même eu lieu dans un rêve. Il n'empêche, cette mise en abîme m'impressionna tellement que j'éprouvai un réel malaise."( extrait de Disparition)

Dans sa manière de façonner un monde à la frontière du super-réalisme et du surnaturel en pénétrant les arcanes de situations familières, Thierry Aué me fait songer quelque peu à Haruki Murakami( je pense à son recueil L'Eléphant s'évapore dont on peut lire la chronique pertinente de Christine Jeanney), et dans son sens de la phrase déroutante et de la fin déconcertante, il se rapproche de Jacques Sternberg, dont il s'est probablement inspiré pour forger certains de ses textes( en particulier de ses Contes Glacés). Son écriture possède la caractéristique d'hypnotiser, de retenir l'attention de celui qui s'y perd, sans que ce dernier soit bien sûr au juste de savoir pourquoi il poursuit sa lecture, et encore moins à vrai dire, comment a-t-il pu d'une traite la finir sans s'en rendre compte.




mardi 3 mai 2011

En guise d'hommage à Jacques Sternberg, Il n'y a plus de saisons



En guise d'hommage à Jacques Sternberg et à ses Contes glacés- dont je n'ai cependant pas la prétention d'égaler la qualité, loin s'en faut- voici une petite histoire que je viens de concocter.



J'étais en train de déguster un succulent plat de spaghettis carbonara lorsque l'armoire à glace présentant avec fidélité les prévisions météorologiques dévoila son faciès à un parterre de téléspectateurs ahuris et déversa sur eux le flot d'intempéries qui resterait désespérément en marge de notre pays. Hercule Godefroy( c'est son nom, ne m'en voulez point !) annonça que les températures allaient le lendemain culminer à 33° Celsius, un record pour un début mars. A cette époque, je ne ratais pas une miette de ces quelques minutes habituellement insipides, intercalées entre le non moins consternant journal du soir et l'affligeante émission de télé-réalité qui clôturait en beauté le programme. Depuis le début de l'hiver, quotidiennement, c'est avec un plaisir sournois que je dégustais les exploits du thermomètre, battant de jour en jour les performances de la veille, que tous les spécialistes s'accordaient déjà à considérer comme extraordinaires. Cela s'apparentait à une sorte de jouissance avoisinant celle que prend le spectateur d'un cent mètres en voyant tomber un record du monde, comme si je participais moi aussi à la marche de l'univers. Depuis le mois de décembre, même en plein cœur de la nuit, nous n'avions pas encore connu de baisse significative du mercure sous la barre des 20°, pas le moindre flocon de neige n'avait voltigé ni même ne s'était déposé sur les cimes les plus élevées de la région. Rien, pas le moindre frisson. Tout le monde s'accordait à dire qu'il n'y avait plus de saison et que le réchauffement climatique était plus que jamais d'actualité.
Force est de constater qu'à l'heure où j'écris ces lignes, ces commentaires me font doucement rigoler. Emmitouflé sous une dense fourrure de laine de mouflon, mes oreilles protégées par un bonnet tricoté par mon arrière grand-mère( paix à son âme), mes mains enveloppées par des moufles en cachemire, je peine à coucher mon récit sur le papier. En toute sincérité, j'en viens à douter que mes descendants puissent un jour accorder crédit à mon étonnant récit, qui s'avère pourtant je le confesse, absolument véridique.

Je dois dire que j'ai ma petite idée sur ce qui est à l'origine de cet hiver d'une douceur inégalée. En effet, ma voisine, Elisabeth Chandail, avait pris les habitudes d'une marmotte, cloîtrée qu'elle était durant les mois de l'année les plus rigoureux, recroquevillée près de son poêle allumé sans répit. Un jour de grand froid comme nous n'en connaissions plus guère, dans ma boîte aux lettres, avait été déposé ce que j'avais tout d'abord pris pour une mauvaise plaisanterie, un petit mot anonyme griffonné à la hâte:
« Vous n'avez pas l'air d'être au courant, mais ces portes qui s'ouvrent et qui se ferment à longueur de journée m'insupportent au plus haut point. »
Dans un premier temps, j'avais été interloqué, passant en revue tout l'immeuble pour essayer de désigner la personne responsable de cette missive on ne peut plus laconique, et qui me reprochait quelque chose à laquelle je n'avais pas songé jusqu'à présent. A force de faire défiler un à un dans mon esprit les locataires susceptibles de ces remontrances quelque peu mystérieuses, mon crâne s'était retrouvé sens dessus dessous, dans l'incapacité de distinguer les innocents du seul coupable potentiel. Au bout d'un certain temps, je me suis rappelé d'Elisabeth, bien que je doive reconnaître ne l'avoir jamais croisée. Je fis le rapprochement avec elle dès lors que j'entendis un beau jour, par hasard, au pied de ma fenêtre, jacter les deux commères du troisième au sujet de Madame Chandail et de sa vie casanière.
Allez savoir pourquoi, j'ai tout de suite été confirmé dans mes élucubrations lorsque j'ai vu défiler sur mon écran dix-sept pouces une ménagère appétissante vantant les mérites de la lessive Caroline. Le petit ours brun, avec son sourire béat, apparaissant à la fin de l'encart publicitaire, m'a fait un clin d'œil me révélant qu'Elisabeth était responsable de cet hiver particulièrement clément. Je l'ai cru sur parole. Il faut dire qu'on lui donnerait le bon dieu sans confession à ce petit ours. Il était impensable qu'il mente, tant son regard semblait habité par la candeur.

Quelques jours plus tard, j'eus la preuve irréfutable de l'accusation du petit ours brun. En effet, attendant patiemment mon tour chez le médecin- j'avais attrapé un rhume à cause de la chute brutale des températures sous les 20° Celsius le 21 mars- je me suis emparé de l'un de ces magazines de mode féminin qui abondent dans ce genre de lieux, à se demander parfois si l'on ne s'est pas trompé d'adresse et que ce n'est pas plutôt au cabinet de l'esthéticienne que l'on a atterri. En feuilletant ses pages toutes plus futiles les unes que les autres, mon regard s'est soudainement arrêté sur une grille de mots croisés qui constituaient à l'époque l'un de mes passe-temps de prédilection. Et alors, ce fut la consternation de voir le mot « hiver » rayé verticalement entre les cases C3 et G3. J'ai alors imaginé Elisabeth Chandail à la place que j'occupais, sur le fauteuil en sky noir, commettre impunément ce crime avec un sang-froid qui m'a littéralement pétrifié.  



samedi 30 avril 2011

Frederick Exley: Hors-jeu à jamais



"Ce qui explique son succès, ce sont ses échecs." (Christopher Lehmann-Haupt dans le New-York Times à propos de A Fan's notes)

Raconter sa vie est un exercice de style plus que jamais à la mode. Il n'y a qu'à jeter un oeil sur les devantures des librairies pour s'en rendre compte. Si beaucoup se sont laissés tenter par l'appât du gain, peu d'entre eux ont réussi à séduire. Suite à la lecture du dernier ouvrage lancé par les atypiques éditions Monsieur Toussaint Louverture, j'ai été amené à me poser la question fatidique, à savoir, qu'est-ce qui a bien pu retenir mon attention tout au long de ces presque 450 pages? A première vue, rien de bien original, le personnage multiplie les caractéristiques éculées de l'auteur cédant à l'appel des sirènes de l'autobiographie: rebelle, alcoolique, dépressif, obsédé par le sexe. Et pourtant, petit à petit on se laisse entraîner par le récit de Frederick Exley, comme si ses ingrédients étaient dotés de la vertu de rendre le lecteur dépendant. Mais bon sang, cela ne répond toujours pas à la question initiale. Quelle est la cause de cette addiction?
Si on apprécie tant les aventures-mésaventures devrions-nous dire- de cet homme, c'est peut-être pour le charisme des congénères qu'il croise tout au long de sa vie, en tête desquels figurent Mister Blue, le représentant de commerce qui fait preuve d'une imagination débordante non seulement pour aguicher le chaland, mais aussi, sa spécialité, pour évoquer l'importance du cunilingus. Galerie de paumés qui ont su refaire surface dans ce cauchermard américain, ils sont le contrepoids et la bouée de sauvetage d'Exley qui, en pleine perdition, se raccrochera à eux.
Mais je pense qu'il ne s'agit pas de l'essence de la réussite de l'oeuvre. Exley est un looser, en exil perpétuel, et ce genre de rôle a déjà maintes fois été campé dans la littérature du XXème siècle. Ce n'est pas par là précisément que se distingue Le Dernier stade de la soif, mais bien plutôt à mon avis dans la mise en valeur de cette constatation. Les situations décrites avec une minutie assez frappante permettent de pénétrer le malaise latent que ressent le personnage avec une intensité rarement atteinte. Exley, bien qu'éprouvant de l'intérieur les différentes péripéties qui jalonnent son existence, dévoile un regard d'une lucidité et d'une acuité absolument diaboliques. Son reniement de la société américaine le pousse à se compromettre auprès de ses semblables et, contrairement à la majorité de ses concitoyens, sans jamais trahir celui qu'il incarne en profondeur. Si, à intervalles réguliers, afin de recouvrer la liberté fondamentale d'être celui qu'il souhaite, il sera contraint de jouer le rôle que la société attend de lui- notamment lors de ses nombreux internements ou pour décrocher un poste- Exley prend un malin plaisir à le faire et cela s'avère au final davantage jouissif que castrateur. Le livre demeure fascinant car il refuse les compromis. Là où d'autres auraient préféré se complaire dans la confession pour solliciter la rédemption, Exley clame haut et fort son passé, affirmant ses choix, ses défaites, et son absence de conquêtes car pour lui, aucune alternative n'était envisageable. Garder son identité est la seule solution, quelque soit les possibilités que cela suscite. Consterné par la soumission de ceux qui l'entourent, il refuse de se prosterner devant le système.


Si l'opium du peuple est la télévision, celui d'Exley est sans aucun doute Frank Gifford, le half-back des New-York Giants, à tel point que le match hebdomadaire constitue une cérémonie qu'il ne peut se permettre de manquer sous aucun prétexte. Par l'intermédiaire de la gloire obtenue au fil des années, son ex-camarade de lycée lui apporte l'ersatz de bonheur dont il a besoin, la faculté d'oublier les cuisants échecs qui n'ont jamais cessé depuis qu'il est gosse. Cette passion est le fil conducteur de l'oeuvre, et, riche en significations, elle déterminera le sens caché et profond du parcours d'Exley, sous-entendu dans le titre français du livre( en anglais, cela s'appelait A Fan's notes).
En lisant cette oeuvre, on en oublierait presque qu'il s'agit d'une autobiographie, tant Exley a su la rendre déconcertante à tout point de vue. D'ailleurs, ce dernier tenait absolument à mettre en avant la nature romanesque de son récit- sous-titrant le livre soit dit en passant Mémoires fictifs- ce qu'il est parvenu à faire avec un maestria certaine. Culte aux Etats-Unis( sa première publication date de 1968), Monsieur Toussaint Louverture nous donne enfin l'occasion de découvrir ce livre remarquable dans la lignée de ses compatriotes John Fante, Charles Bukowski ou du déjanté Edgar Hilsenrath, qu'Attila s'est attaché à faire redécouvrir depuis peu.




samedi 23 avril 2011

Du tombeau au verre, Nuits bleues, calmes bières

Nature morte au verre de bière, peinture de Pieter Claesz

"Il aimait ces airs sans importance, lorsque machin-machine active les saisons, en avant en arrière, en arrière en avant, fleurs feuilles, feuilles fleurs. Fleuilles. Feurs. De chemisettes à carreaux en manteaux épais, de sous-vêtements perce-neige en culottes nerce-peige: tous ces corps jamais effleurés, quel charnier. Cet Auschwitz des corps manqués. De trop aimer, on n'aime plus. Alors on tire sur soi le couvercle de son cercueil, comme le dormeur sa couverture, lorsqu'il fait froid. Et l'on commande un autre demi. On se gave de propos imbéciles, de trahisons dérisoires. S'il vous plaît, monsieur."

Paru en mai 1978 dans la revue Subjectif, Nuits bleues, calmes bières est un texte court de Jean-Pierre Martinet, que les éditions Finitude nous donnent la chance de redécouvrir plus de trente après.

Ne nous méprenons cependant pas sur la teneur de l'oeuvre. C'est noir, infiniment, sans demi-mesure, bien que le personnage principal, une sorte de vagabond titubant, soit un macchabée qui revient d'entre les morts. C'est tambours battant que le récit débute tandis qu'un aveugle saoul le confond avec Marilyn Monroe. Si notre revenant est emporté dans le tourbillon de ses virées parisiennes, le quartier sordide qu'il embrasse, avec ses buffets de gare mal famés, et ses ruelles sordides, est loin d'être un long fleuve tranquille. En étant passé de vie à trépas, il n'a pas perdu l'acuité de ses sensations, porté qu'il est par une vitalité confondante. Chez Martinet, la frontière entre la vie et la mort est particulièrement légère, puisque l'on est, à chaque instant, amené à basculer de l'une à l'autre, à bousculer les barrières sans tambour ni trompette. Pas étonnant dans ces conditions que le trépassé veuille s'assurer de son propre décès en passant un coup de fil à son domicile, on ne sait jamais. Pas surprenant non plus de croiser le fantôme de Henri Calet, dont le valeureux Martinet contribua à la rédécouverte dans les années 80. Les objets eux-mêmes sont parfois plus promptes à réagir que les êtres humains. Rappelez-vous cette fourrure qui a défiguré à jamais la mère de Marilyn, voyez comme la moquette ronronne de plaisir dès lors qu'on la caresse, ou cette pantoufle solitaire qui n'a jamais digéré la disparition de sa soeur jumelle. Et la bière, cette boisson aimantée au zinc, que l'on peut boire sans modération car elle insuffle la vie qui nous est refusée sans elle. Blonde, brune ou rousse, succédanée de la femme rêvée, on peut la boire jusqu'à la dernière goutte, jusqu'à sentir couler en soi le fluide vivifiant:

"D'autres bières achèveraient de tuer l'angoisse. Le cliqueti-clac de la capsule décapsulée par un tendre décapsuleur. Alors. Toute cette mousse, ce jaillissement jaillissant, et cette blancheur de baleine blanche, spermatique. Il enfouit la liqueur d'or dans les profondeurs rouges et noires. Les palpitantes muqueuses: il pensa à des femmes. Il n'avait sous la main que de la bière ordinaire."

Aussi consternant qu'il est, le présent est à fuir coûte que coûte, vaille que vaille, emporté par le flot des souvenirs qui surgissent sens dessus dessous, néanmoins impuissants à contenir le désespoir d'une vie insignifiante, et dont le sort est joué d'avance.
Nuits bleues, calmes bières représente un concentré de la prose de Martinet, qui se frotte déjà aux thèmes forts de son oeuvre-phare, Jérôme.

Quant à L'Orage qui nous est proposé ensuite, initialement publié dans le Matulu de Noël 1972( revue dont Jean-Pierre Martinet était le rédacteur en chef), il s'agit d'une sorte d'esquisse de La Somnolence, parue en 1975 chez Jean-Jacques Pauvert( et réédité en 2010 par Finitude). On y voit déjà apparaître les obsessions de Martha, ses hantises, la solitude, l'orage menaçant qui refuse d'éclater, ces jeunes filles rousses, le Père-révérend, et la satanée bouteille de whisky, compagnon d'infortune de la pauvre dame de soixante-seize années.




vendredi 22 avril 2011

Jean-Pierre Martinet à bout portant



Affiche du film Bloody Mama de Roger Corman sorti en 1970


Si certains d'entre vous ne connaissent pas encore Jean-Pierre Martinet, qu'ils se jettent illico presto sur l'un de ses textes pour se rendre compte de la puissance de sa prose. J'espère avoir bientôt de leurs nouvelles, si toutefois, ils parviennent à s'en remettre.
La revue Subjectif, créée en 1978 par Gérard Guégan, dont le slogan "Ça va schlinguer, les créateurs reviennent" témoigne de l'intention sans compromis, a publié par quatre fois l'auteur de Jérôme. En attendant la parution du numéro 2 de Capharnaüm chez Finitude, intégralement consacré à la correspondance entre le natif de Libourne et son ami de longue date, Alfred Eibel, sur lequel nous reviendrons très certainement au moment de sa sortie, votre serviteur trouvait bon d'évoquer ces oeuvres qui ne sont nullement mineures et encore moins à prendre à la légère.


"Qui le pleurerait, Maman, puisqu'il ne serait plus là pour s'apitoyer sur lui-même?"

Jean-Pierre Martinet s'est toujours reconnu dans le sort des ratés, des désespérés, des laissés-pour-compte, des rebuts de la société. C'est peut-être pour leur permettre d'avoir l'illusion d'exister qu'il s'est attaché à les laisser s'exprimer librement dans ses oeuvres. Porte-parole de leur insignifiance, leur déchéance, leur errance sans fin, ses textes représentent des cris de rage exutoires leur offrant en quelque sorte une dernière chance d'échapper à la totale indifférence, puisqu'être un moins que rien se révèle tout compte fait moins humiliant que de n'être absolument rien du tout. En lisant Martinet, on a comme l'impression qu'une force malveillante vous contraint à garder la tête sous l'eau, les lueurs d'espoir n'étant là que pour vous aveugler et vous plonger plus profondément au coeur d'un puits sans fonds.
Ici, jusqu'aux moindres détails, tout conspire au malaise ambiant, à l'impression de sables mouvants: les bières servies sont infectes, les toilettes désespérément occupées, l'ascenseur en panne.
Georges Maman qui tient la vedette de Ceux qui n'en mènent pas large, rêvait, oui un jour il rêvait, il y a bien longtemps concédons le, à une glorieuse carrière dans le cinéma, genre Walsh, Godard ou Ozu, et ne pensait pas une seule seconde devoir accepter un maigre cachet pour jouer l'étalon dans un film porno, au sein duquel d'ailleurs il ne serait même pas capable d'avoir la moindre érection. Désormais, c'est un crève-la-faim qui se contente d'une boîte de pâtés pour chien, de Canigou, qu'il ne trouve pas si dégoûtant que cela en fin de compte. Quand il voit surgir le bon vieux Dagonard derrière les vitres de la cabine téléphonique depuis laquelle il est en train d'appeler en vain  Marie Beretta, la fille qui vient de le quitter, il voit apparaître une opportunité de lui soutirer quelques biffetons et de profiter d'un repas aux frais de la princesse. Hélas, Maman a de quoi se mettre Martel en tête: son altesse Dagonard a un bagout d'enfer, à tel point que son baratin s'apparente à des rafales de mitraillette et autres armes automatiques, que le bougre se plaît à singer, déferlant d'autant plus violemment sur le pauvre Bloody Mama, qui a reçu ce sobriquet en hommage au film de Roger Corman. L'assistant à la télévision a quelques lubies qui reviennent inlassablement dans leur conversation, les séries B américaines en tête, Dagonard étant un admirateur de Jacques Tourneur, le virus qui le ronge de l'intérieur, le dénommé Yasujiro(  un clin d'oeil à Ozu sans aucun doute), et les lapins, allez savoir pourquoi. A l'instar de Paulina Semilionova dans Jérôme, un personnage féminin brille par son absence et permet de jouir encore d'un poil de courage pour résister aux assauts répétés de son interlocuteur, le bien-nommé Boxer, censé être là pour lui remonter le moral, mais qui en définitive, l'accule dans les cordes, lui assénant tous les propos qui l'enfoncent plus bas que terre. Cette fois-ci, le rôle est joué par Lauren Bacall dont la photo trône dans la pièce, complice active de cette guerre froide et sans merci. Par le biais de clins d'oeil, de suggestions et de transmissions de pensée, elle semble être en mesure de fournir à son souffre-douleur les analgésiques qui lui permettront de tenir le coup, de supporter tant bien que mal la paire de tenailles qui se referme sur lui à intervalles réguliers.


Ceux qui n'en mènent pas large est une pièce de choix dans l'oeuvre de Jean-Pierre Martinet, celle qui reflète peut-être le mieux son insatisfaction de n'avoir jamais pu pénétrer le monde du cinéma. D'ailleurs, pour l'anecdote, ce petit récit sorti en 1986 avait été envisagé un temps par ses compères Yves Martin et Pierre Rissient pour servir d'adaptation dans les salles obscures, sous le nom Jacques Tourneur est mort. Malheureusement, le projet tomba à l'eau.
Le texte qui le suit, Au fond de la cour à droite est une sorte d'hommage à Henri Calet sous forme de pamphlet. En quelques pages, en quelques mots hallucinés, toute la noirceur de Martinet y est distillée.
Martinet est plus que jamais d'actualité, il est grand temps de s'y replonger.




mardi 29 mars 2011

Jérôme, le poids des maux


« J'avais l'impression bizarre que ce n'était pas moi qui parlais, mais une voix très lointaine, oubliée depuis des années, et qui remontait d'un passé enfoui, vaguement immonde, comme si mon corps n'était plus qu'un placard vide où viennent se cacher des enfants monstrueux. »
A l'approche du mois d'avril, à la vue des cerisiers en fleur avec un mois d'avance, de ces bourgeons pullulant aux quatre coins des forêts, j'étais persuadé qu'il était plus que jamais temps de me replonger dans les entrailles du roman monstrueux de Jean-Pierre Martinet. C'est ainsi que pendant cinq jours et cinq nuits, j'ai dévoré Jérôme et ses quatre cents quarante pages, senti sur moi le poids de ses cent cinquante kilos et de ses mots comme jaillis de nulle part. J'ai bu jusqu'à la lie le calice de son désespoir, senti la rage parcourir mon corps. Du matin jusqu'au soir, j'ai vécu avec lui, subissant un à un ses caprices les plus sordides, les pensées les plus ineffables, celles qu'il n'aurait peut-être même- qui sait- jamais confiées à Solange, celle qui pourtant lui répétait si souvent qu'il fallait se méfier de la douceur de l'air qui s'insinue au début du printemps à travers les rideaux, sous les troènes, celui qui ramène des odeurs nauséabondes de cadavres fraîchement mis en bière et de gaufrettes chaudes. Nécessairement, ce genre de climat déboussole, contamine le flot des pensées, fait sortir de ses gonds les penchants malsains tapis au fond de soi. Quand on est pointé du doigt comme un attardé obèse, un rejeton désavoué qui vit encore à plus de quarante balais aux crochets de sa mère qui tricote à longueur de journée pour joindre les deux bouts, l'amour est une notion qui vous échappe, qui écoeure et qui émerveille dans le même temps, comme ces fraises tagada, scoubidous et autres marshmallow qu'on ingurgitait sans modération lorsque l'on était môme et qui, au bout d'un moment, vous retournait l'estomac jusqu'à vous filer la nausée. Dès les premières lignes-et il n'y aura pas de trêve, pas de répit possible- Jérôme étreint son lecteur comme plus tard, il étranglera Monsieur Cloret, cet homme qui est la fourberie incarnée et qui ne cessera de hanter la galerie de personnages que Jérôme rencontrera tout au long de sa saison en enfer. Malgré les différents interlocuteurs qui se présentent sur sa route, Jérôme demeure seul, infiniment isolé face à ses tourments, devant l'insignifiance de la vie qui lui martèle sans discontinuer ses leçons implacables. Les différents visages qui se présentent à lui ne semblent être en fin de compte qu'une collection de masques issus d'un carnaval d'outre-tombe au cours duquel gesticule une armée de pantins conçus pour jouer une mascarade à laquelle on doit, en dépit du dégoût qu'elle inspire, jusqu'à son terme demeuré spectateur.
« Au fond, comme Solange, je n'aimais que l'ombre, la clandestinité, la liberté inhumaine que procure cet état intermédiaire entre la mort et la vie, cet espace vide, indéfini, appelé par certains les limbes, et où je me suis toujours plu à voir le prolongement miraculeux de l'enfance. »
Seule Paulina Semilionova, la fillette du collège Semivolsky paraît encore capable de laisser entrevoir une lueur d'espoir. Et encore, même elle, tripotée, dépiautée, emportée par le vice ambiant, n'est plus que l'ombre d'elle-même, vers laquelle Jérôme court sans bien savoir toutefois à quoi elle ressemble. Pour espérer retrouver l'ange déchue, le décor lui aussi doit se transformer, prendre des allures de Saint-Petersbourg. La neige, susceptible d'ensevelir toute la pourriture de la terre, doit se mettre à tomber, à voltiger sur les vers et les fleurs, sur les morts-vivants et les fantôme de la ville. Hélas, Paris n'est qu'un faux-bourg de la cité russe avec ses ruelles mal famées, ses avenues désertes où la terreur semble avoir contaminé l'atmosphère, ses passages qui étaient jadis des refuges et qui ressemblent désormais bien plus à des chausse-trappes. Monsieur Cloret a fait perdre à Falkner, le maître spirituel de Martinet, la lettre qui l'a falsifié à jamais, qui le condamne à n'être plus qu'une parodie d'écrivain. A chaque fois que l'un d'entre eux est cité par l'entremise de son vis-à-vis, c'est pour faire exploser à la face de Jérôme son absence de culture. Oui, il fut en effet un temps où on le considérait comme un élève brillant, capable de rester des heures durant, au coeur des oeuvres les plus éprouvantes. Cette époque est révolue. Il n'est maintenant plus qu'un épouvantail, le rebut de la société, un être que l'on exècre volontiers et qui ne fait finalement plus peur à personne. Les éclaircies qui se dessinent dans ce paysage funèbre ne sont jamais que très éphémères et d'autant plus cruelles qu'elles font parfois songer à l'accalmie provisoire, au silence insoupçonnable qui précède les orages les plus violents. Dans ces conditions oppressantes, la syntaxe croule tantôt sous les répétitions, les non-sens, tantôt se retrouve court-circuitée, dénaturée, tronquée, suivant à la lettre le sort tragique de ses personnages. 

Jean-Pierre Martinet ignorait qu'il était, en quelque sorte, en train d'écrire avec une géniale prémonition, sa propre biographie puisqu'il devra à quarante ans passés retourner vivre auprès de sa mère, après avoir fait à jamais une croix sur sa carrière de réalisateur.





samedi 12 mars 2011

Avatar, un autre visage de Théophile Gautier




Si l'on cite volontiers les nouvelles et autres contes fantastiques, ainsi que Le Roman de la momie et Capitaine Fracasse, afin d'illustrer la bibliographie de Théophile Gautier, celle-ci recèle tout de même des pièces méconnues qui méritent que l'on s'y attarde tout autant que ses oeuvres les plus fameuses.
En fin d'année 2010, nous avons eu la chance que de jeunes maison d'édition entreprennent de faire redécouvrir deux d'entre elles, La comédie de la mort( Le Chat rouge), initialement parue en 1838, étrange roman en vers, et Avatar( qui n'a absolument rien à voir avec le film homonyme) qui elle a vu le jour en 1856, et dont je vais maintenant parler.

Avatar évoque une sorte d'alchimie entre la passion typiquement romantique qui prédomine dans les pages de bon nombres d'oeuvres qu'on trouve au XIXème siècle en France avec ses descriptions flamboyantes et abondantes, la tentation de céder aux mains du diable qui renvoie explicitement au mythe de Faust ou au Diable amoureux de Cazotte, et une fascination pour les expériences inspirées des pratiques venant de contrées exotiques, incarnée par le thaumaturge Balthazar Cherbonneau, dont le contraste frappant entre le patronyme et le prénom pût plaire à un certain Jean-Pierre Martinet. Le savant a non seulement ramené de l'Inde qu'il a fréquenté assidûment son penchant pour les expériences aux frontières de la vie et de la mort, mais aussi son insatiable besoin de touffeur dont il s'efforce d'envelopper son appartement parisien afin d'y créer le climat propice à l'invitation des divinités indiennes. Tout comme Octave de Saville représente l'archétype de l'amant éconduit, la comtesse Labinska symbolise la beauté idéale, inaccessible et mystérieuse, le docteur Cherbonneau, lui, représente une sorte de parodie du scientifique ivre d'expériences défiant les limites de la science, et dont les passes dissimulent mal une sorte de charlatanisme. Si cet air de déjà vu aurait pu ailleurs sembler quelque peu horripilant, ici Théophile Gautier s'ingénie à glisser une pléthore de références afin de démystifier le récit qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le ton plus ouvertement caricatural de Bellin de La Liborlière dans La nuit anglaise ( proposé chez Anacharsisqui s'éteignit quelques dix années avant la naissance d'Avatar.
Dans Smarra ou Les démons de la nuit de Charles Nodier paru en 1821, nous assistions déjà à une situation rappelant la métempsychose, puisque Lorenzo, le héros du récit, croit soudainement s'immerger dans la peau de Lucius en Thessalie.
Loin de se prendre au sérieux, le natif de Tarbes multiplie les clins d'oeil et les interventions incongrues dès lors qu'il s'agit d'identifier les deux protagonistes rivaux qui se sont échangés leur enveloppe corporelle. Peu à peu, l'enjeu mystico-gothique se transmue au fil des pages en jeu de rôles burlesque. Ainsi, les diverses réactions des proches, le diagnostic du docteur devant l'incompréhension du comte, l'oubli d'une langue maternelle, ou la réception de lettres à soit-même adressées participent au pastiche concocté avec un art redoutable de l'auto-dérision:
« Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l'Octave de Saville dont j'occupe la peau bien contre mon gré existe réellement; ce n'est point un être fantastique, un personnage d'Achim Arnim ou de Clément Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à émarger, tout ce qui constitue l'état civil d'un gentleman. Il me semble bien cependant que je suis le comte Olaf Labinski. » 
S'instaure parallèlement une réflexion sur ce qui caractérise chacun d'entre nous puisque la majorité des proches du comte et d'Octave ne se rendent pas compte des particularités étranges de l'âme qui demeure au sein de celui qu'ils côtoient au quotidien. Le corps éclipse les qualités constituant l'essence de l'être allant jusqu'à contraindre son possesseur à reproduire les penchants et les inclinations de l'ancien locataire de leur nouvelle enveloppe corporelle.
Hélas, l'unique personne qui importe pour Octave sera aussi la seule à se douter de la supercherie élaborée conjointement par le docteur et lui. 
"Le concours des deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Les Orientaux ont vu là deux ennemis: le bon et le mauvais génie. Suis-je le bon? Suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas, l’autre m’est hostile… […] Attachés au même corps tous les deux par une affinité matérielle, peut-être l’un est-il promis à la gloire et au bonheur, l’autre à l’anéantissement ou à la souffrance éternelle?"( Aurélia, Gérard De Nerval) 

Psyché et l'amour, sculpture d'Antonio Canova(1793)

Un an avant la parution d'Avatar, Gérard de Nerval écrivait Aurélia qui ne manque pas de frapper par la similitude des thématiques abordées. On ne manquera pas non plus de noter que les deux oeuvres se déroulent pareillement à Paris, même si la situation spatio-temporelle du récit semble au fur et à mesure se déliter. Il y a également chez l'un et l'autre une confusion mise en perspective entre l'état maladif du personnage principal et l'environnement insaisissable dans lequel il se retrouve plongé. Dès lors, comme le suggère le docteur Charbonneau au comte, on peut décemment s'interroger sur la raison d'un homme confronté à des situations aussi abracadabrantes. Gérard de Nerval déclarait qu'il voulait par l'intermédiaire d'Aurélia «transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans les mystères de [son] esprit».
Cependant, malgré les accusations de plagiat que l'on peut formuler à l'encontre d'Avatar, comme le souligne si bien avec une malice absolument délectable Théophile Gautier, le destin d'Octave est unique puisque:
"Les historiens fantastiques de Pierre Schlemihl et de la Nuit de Saint-Sylvestre lui revinrent en mémoire; mais les personnages de La Motte-Fouqué et d'Hoffmann n'avaient perdu, l'un que son ombre, l'autre que son reflet; et si cette privation bizarre d'une projection que tout le monde possède inspirait des soupçons inquiétants, personne du moins ne leur niait qu'ils ne fussent eux-mêmes. »