dimanche 26 décembre 2010

Bartleby nous dévoile son univers



Eric Bonnargent a accepté en cette fin d'année de se confier à la taverne à propos de l'interruption de son blog Bartleby Les yeux ouverts, de ses nouveaux projets, et d'aborder également quelques questions gravitant autour de la littérature et la blogosphère.
Merci à lui de s'être prêté au jeu si spontanément.

  • Qu'est-ce qui motive ta décision de mettre un terme à ton blog à la fin de l'année, et de ne plus collaborer au Fric Frac club ?
Pour le FFC, c’est un peu long et pas très intéressant. Disons que je n’avais de contact qu’avec deux ou trois membres et que je ne me suis donc jamais senti à ma place dans ce collectif. Ma personnalité ne s’accordait pas avec celle des autres, de certains en particulier. La scission est devenue irrémédiable après l’entretien que François Monti et moi-même avons réalisé avec Juan Asensio, entretien que le FFC, pour des raisons obscures sur lesquelles je me suis déjà expliqué, a refusé de publier (François Monti étant pourtant l’un des fondateurs du FFC). C’était la première fois qu’un veto était posé sur le texte de l’un d’entre nous. Quoi qu’il en soit, je suis toujours un lecteur du FFC qui est sans aucun doute l’un des meilleurs blogs littéraires disponibles sur le net.
En ce qui concerne mon blog, il aura duré trois ans et demi. Il fermera le 09 janvier, les textes seront disponibles quelques jours puis il disparaîtra totalement. Je publie deux articles par semaine et cela devient trop contraignant. Les lecteurs ne s’en rendent pas compte, mais c’est beaucoup, beaucoup de travail et j’ai des envies d’autre chose. C’est pourtant un peu difficile de disparaître brutalement et c’est pourquoi, le 09 janvier au soir, débutera une nouvelle aventure en collaboration avec Marc Villemain( dont le prochain roman sortira au printemps chez Quidam). Nous voulons consacrer tous les deux moins de temps à nos blogs personnels, d’où l’idée d’en créer un ensemble. La plupart du temps, nous ne parlerons pas des mêmes livres et, lorsque nous le ferons, ce sera à partir de points de vue différents, mais complémentaires. Je crois qu’il s’agira d’une belle aventure car, contrairement à ce qui s’est passé avec le FFC, nous sommes réellement amis et savons qu’entre nous il n’y aura ni problèmes d’ego ni mesquineries d’aucune sorte.
  • Peux-tu me parler de tes activités autour du livre dont, malgré notre intimité certaines d'entre elles me sont encore inconnues ?
Ne t’inquiète pas, je ne dévoilerai rien à propos de notre intimité…
Mon activité principale reste donc pour quelques semaines encore mon blog. Je collabore aussi au Magazine des Livres pour lequel j’écris quelques chroniques et réalise des entretiens avec des écrivains français ou étrangers. Dans le dernier numéro, par exemple, je m’entretiens avec Éric Pessan à propos d’Incident de personne, mais aussi avec Horacio Castellanos Moya au sujet d’Effondrement.
Mais ce qui, actuellement m’occupe le plus, est la finalisation de mon livre qui sortira au printemps prochain aux Éditions du Vampire Actif. Il s’agit d’un essai intitulé Petit traité de littérature décalée. Ce livre est construit autour de chroniques pour la plupart déjà publiées sur mon blog (avec aussi des inédits), mais réécrites pour l’occasion. L’atopia, c’est-à-dire le décalage que certains personnages peuvent ressentir avec la réalité quotidienne, était le fil conducteur (pas toujours respecté) de mon blog. Ce décalage naît d’une prise de conscience aiguë de sa propre individualité et entraîne un mal-être pouvant se manifester sous différentes formes : notamment, la dépression, la marginalité, la perte de contrôle, la disparition, voire le suicide. Mon livre a pour objet de présenter cette notion et d’offrir un panorama sur la littérature mondiale en parlant, autrement, je l’espère, de textes assez connus et de livres qui, injustement, le sont beaucoup moins. Styron, Moravia, McCarthy ou Borges côtoient Marechera, Mallard, Liscano ou Solstad.



  • Est-ce que le décalage dont tu parles, cette notion d'atopia que tu t'efforces de mettre en valeur, ne s'oppose-t-elle pas au nom de ton blog, qui mettrait davantage en lumière une sorte de révélation?
Non pas du tout, bien au contraire. L’un des chapitres de ce livre sera d’ailleurs consacré au syndrome Bartleby que Vila-Matas définit dans Bartleby et Cie comme une « attirance envers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais ». Le syndrome Bartleby est la manière dont certains écrivains ressentent cette atopia, ce sentiment d’étrangeté vis-à-vis de leur activité, l’écriture. Ma fascination pour le bartlebysme est l’un des points de départs de mon blog. Je n’ai jamais eu la moindre prétention messianique, j’avais simplement envie de parler de la difficulté à être, dans l’écriture et dans l’existence.
  • Cette démarche de compilateur ne risque-t-elle pas dans le même temps de frustrer les fervents lecteurs de ton blog qui sont déjà familiers des articles qui y sont présentés, et laisser de marbre ceux qui ne sont pas lecteurs de ton blog?
Je ne crois pas que ce livre puisse être frustrant et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, une raison matérielle : lorsque le livre aura paru, le blog n’existera plus du tout et les articles qui y ont été publiés ne seront donc plus disponibles. Ne seront republiés sur le nouveau blog que les articles ne figurant pas dans le livre. Ensuite, quand bien même mes lecteurs connaîtraient par cœur mes articles, et je n’en doute pas !, ceux-ci ont été pour la plupart réécrits. De plus, certaines critiques sont inédites. Enfin, le Petit traité de littérature décalée n’est pas une simple compilation. Les critiques sont encadrées par deux textes dans lesquels j’explique en quoi consiste précisément cette notion d’atopia et de quelle façon elle se retrouve au centre de tous les grands chefs-d’œuvre de la littérature.
  • Comment envisages-tu la prolifération de blogs traitant de littérature ?
Tout dépend de quel type de blog on parle. Je distingue les blogs littéraires des blogs de lecture. Je précise que distinguer ne veut pas dire hiérarchiser ou mépriser. Les blogs de lecture, il est vrai, prolifèrent. Un blog de lecture est un blog qui propose le résumé d’un livre et en donne un avis subjectif. En gros, il s’agit pour le blogueur de dire s’il a aimé ou non tel ou tel livre. Il y en a de très bien faits, comme Biblioblog, par exemple.
Les blogs littéraires, eux, tentent d’analyser un livre de manière plus littéraire, en parlant du style, des thèmes, de la place de ce livre dans l’histoire de la littérature. Il y en a de très bons. Seule cette démarche m’intéresse et s’il m’arrive de jeter un coup d’œil sur quelques blogs de lecture, je ne lis régulièrement que les blogs littéraires. Ceux-ci, parce qu’ils sont plus exigeants, ne prolifèrent pas et, pour cela même, leur public est souvent plus restreint que celui des blogs de lecture. Les commentaires sont aussi plus rares parce que les blogs de lecture sont souvent des salons où l’on vient bavarder et donner son avis.
  • A tes yeux, qu'est-ce qui définit une oeuvre convaincante ?
Il est impossible de répondre à cette question en quelques lignes… La question est inépuisable, mais je dirais, pour faire simple, qu’une œuvre est convaincante lorsque son auteur a quelque chose à dire et a une manière singulière de le dire. Il y a trop de livres indigents, aussi bien au niveau du style que des idées. Steiner écrivait quelque part : « L’artiste, le penseur exceptionnels donnent une nouvelle lecture de l’être. » Un livre me convainc lorsqu’il offre une nouvelle lecture de l’être.
  • Quel est le dernier livre que tu n'as pu finir ?
Il faut que je réfléchisse… J’essaie toujours d’aller au bout d’un livre. Je me souviens, du coup, du premier livre que je n’ai pas fini, il s’agissait des Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. En ce qui concerne le dernier, j’hésite entre Le Sport et un passe-temps de Salter et ce roman que tout le monde aime tant, La Ville absente de Piglia. Le premier m’a profondément ennuyé, le second profondément agacé. Il faut dire que j’ai du mal avec le postmodernisme. Ce toujours les mêmes recettes à l’œuvre et c’est pénible : un peu d’histoire, un peu de science, des personnages réels qui intègrent la fiction, des récits qui se multiplient, etc. Le contenu change à chaque fois, mais la forme est toujours la même.
  • Quelles sont les opportunités offertes par les blogs que n'offrent pas d'autres médias ?
Le blog offre la possibilité à n’importe qui de s’exprimer sur n’importe quel sujet. L’inconvénient, et le domaine littéraire n’échappe pas à la règle, est que c’est bien souvent pour dire n’importe quoi n’importe comment. L’avantage est que cela permet à de vrais lecteurs de parler de littérature et plus particulièrement d’une littérature dont les médias traditionnels ne parlent pas ou peu. Il y a quelques années, seuls les blogs parlaient de Roberto Bolaño, de William Vollmann, etc. Ces lecteurs, souvent bien plus doués et cultivés que des journalistes professionnels, n’auraient jamais eu l’occasion de s’exprimer sans cette plate-forme qu’est le blog.


  • Quelle est ta dernière lecture influencée par un blog ?
Je ne m’en souviens pas, mais il m’arrive souvent d’acheter des livres en fonction de mes lectures sur la bouquinosphère. Sur ma table, il y a, par exemple, Edgar Hilsenrath et il y aura bientôt Gabrielle Wittkop.
  • Sacrés voyages en perspective, très différents l'un de l'autre. Et par un magazine littéraire ?
Je ne lis plus aucun magazine littéraire,… Il y est trop souvent question des mêmes livres, encensés de la même façon, démolis de la même façon et les articles, format oblige, ne sont généralement pas assez fouillés et ne disent, par conséquent, rien d’intéressant…
  • Comment vois-tu l'arrivée du "livre virtuel" et la menace qu'il représente pour le livre sous sa forme "classique" ?
Je ne la vois pas… Un livre virtuel n’a pour moi rien d’un livre. Il est possible que le phénomène prenne de l’ampleur, je ne sais pas, mais je n’y crois pas. Si, malgré tout, cela s’avérait être le cas, je serai terriblement malheureux. Tout d’abord, je ne supporte pas de lire sur un écran. Ensuite, j’aime l’objet-livre. J’aime les différents formats. J’aime le travail bien fait de certains éditeurs. Un livre a un poids, une odeur, une texture. Toucher du papier est une sensation très agréable. Au toucher, je suis capable de reconnaître certains éditeurs. Même le bruit que fait une page qui se tourne est agréable. J’aime le mince crissement que fait mon crayon sur le papier lorsque je souligne des passages ou écris des commentaires. Ma relation au livre est charnelle. Le livre numérique est désincarné, il n’est qu’une abstraction. La lecture numérique, c’est finalement un peu comme le cybersexe ; cela peut être pratique, mais il manque l’essentiel.

mercredi 22 décembre 2010

Le parfum enivrant de la mort


Netsuke en ivoire

En 1972, la sortie du Nécrophile chez Régine Deforges frappa les uns par l'immoralité du sujet abordé, les autres par l'élégance stylistique de la plume de l'auteur, signant ici le premier roman qui annonçait, par sa thématique, l'essentiel de sa bibliographie. Il faudra attendre près de trente années pour que le texte revoit le jour dans une édition digne de ce nom, enfin séparée du Necropolis de Jean-Louis Degaudenzi.
Point d'orgue de notre dossier consacré à Gabrielle Wittkop, qui nous quittait il y a tout juste huit ans, Anne-Françoise lui a consacré aujourd'hui même un très bel article qui lui rend un hommage particulièrement touchant.

-Mais si, bien sûr, j'aime les garçons, mais aussi les femmes. 
Ne pouvant vraiment pas lui dire: « J'aimerais beaucoup vos yeux révulsés, vos lèvres muettes, votre sexe glacial, si seulement vous étiez mort. Malheureusement, vous avez le très mauvais goût d'être en vie(...) ».
Lucien N est antiquaire, activité qui le plonge du matin au soir dans l'ambiance délétère des objets façonnés par des artisans disparus. Amateur des netsuke japonais, ces statuettes mettant en scène l'érotisme sous l'œil complice de Thanatos, il y retrouve le plaisir immortel de ses ébats d'outre-tombe.
Si la jouissance de l'accouplement avec le défunt est pour lui d'une incomparable acuité, à cause de la dégradation organique du trépassé, elle n'en demeure pas moins d'une frustrante précarité. A partir de la révélation de l'existence d'un amant potentiel, jusqu'à ce que l'état de ce dernier exige de s'en débarrasser dans la Seine, en passant par le périlleux parcours qui les emmène du cimetière jusqu'à leur refuge amoureux, le nécrophile est soumis à une urgence de tous les instants. Pour retrouver l'intimité favorable à l'épanouissement des amants, tandis qu'il s'ingénie à rendre le climat de la pièce abritant l'être cher aussi glacial que possible, Lucien oblige son entourage à ne le déranger sous aucun prétexte afin d'offrir à son couple l'intimité requise. L'imprévisibilité de certaines situations le pousse parfois à écourter les préparatifs lui offrant calme et volupté dans son monde calfeutré en le contraignant à se laisser aller à des étreintes improvisées au sein même du territoire de son partenaire érotique, ou à sa proche périphérie. Indistinctement attiré par les hommes et les femmes, les enfants et les personnes d'âge avancé, par les beautés et les êtres repoussants, l'enivrement de Lucien provient avant tout de l'odeur de bombyx se dégageant de leur peau car « elle semble venir du cœur de la terre, de l'empire où les larves musquées cheminent entre les racines, où les lames de mica jettent leur lueur d'argent glacé, là où sourd le sang des futurs chrysanthèmes, parmi les tourbes pulvérulentes, les bourbes sulfureuses. L'odeur des morts est celle du retour au cosmos, celle de la sublime alchimie.» 



Netsuke en bois

L'accouplement qui fait ici l'objet d'une cérémonie fascinante est dépeint avec une ferveur transcendantale faisant penser au mariage ancestral du ciel et de la terre. De temps à autres, la mort révèle une découverte surprenante qui rehausse encore le charme discret du défunt, comme la fermeté des seins d'une femme âgée, ou la surprenante vigueur du sexe d'une vierge. Pour Lucien, la mort n'est pas une fin en soi, mais bien plutôt l'apothéose des qualités essentielles en germe.
Son journal, réseau de récits, qui se répondent les uns les autres, donne à son aventure une trajectoire qui semble orientée par l'appel renouvelé des morts, ces derniers donnant l'impression de témoigner un désir réciproque pour l'amoureux transi. La fragmentation volontaire du parcours, rendue obligatoire par la forme utilisée, offre à la narration une intensité dont le point d'orgue se situe bien souvent dans les parts d'ombre, les révélations indicibles, les évocations suspendues. La précision chirurgicale de l'écriture, rendue possible par le discours à la première personne, créé les conditions propices au règne d'une suffocante atmosphère, et impossible toute éventualité de jugements de valeur. Étourdissante par sa dextérité à transgresser les règles morales, Gabrielle Wittkop ne se contente pas de susciter chez le lecteur des réactions épidermiques et une troublante empathie à l'égard de son personnage, elle provoque une réflexion ambivalente sur la relation ambiguë que Lucien, mais aussi certains de ses congénères, entretiennent, d'une façon ou d'une autre avec les morts. Le nécrophile sera ainsi plusieurs fois spectateur de cet amour interdit dont il est persuadé d'être l'exclusif détenteur vivant, tel un collectionneur qui aurait besoin d'avoir le privilège de se savoir l'unique propriétaire d'un pièce d'une rareté exemplaire.





samedi 11 décembre 2010

Trois destins placés sous l'oeil du corbeau

Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe


En marge de ses oeuvres marquantes- mais quelle oeuvre de Gabrielle Wittkop ne l'est pas?-recueil de trois nouvelles mettant en scène un personnage dont on devine la mort imminente, Les départs exemplaires démontre une nouvelle fois le charme envoûtant que possède la plume de cette artiste fascinante à plus d'un titre.

Comportant pas moins de trois fois le mot fétiche de Gabrielle Wittkop( « réticule ») et réutilisant- de façon moins systématique toutefois- le procédé anaphorique, caractéristique du fameux roman La mort de C., la première nouvelle nous immisce au XIXème siècle dans l'esprit d'Idalia, dessinatrice de 17 ans qui rêve d'une escapade ascensionnelle à bord d'un ballon. Quoi de plus naturelle dès lors de voir la jeune écossaise prendre le chemin qui la conduit au pied de la tour d'un donjon, surplombant le Rhin dans la région de Coblence, modèle inespéré d'artistiques esquisses, rêvassant de l'Highlander Bonnie Dundee, fidèle au roi James, jadis trahi par un valet félon. Suspendu le temps, animées les pensées primesautières par des rêveries au long cours qui font oublier l'heure des collations à partager en famille et le chemin du retour. En empruntant les escaliers qui la mènent au sommet des lieux, elle se retrouve coincée sur la plate-forme du burg à cause d'une bottine dont elle est persuadée qu'elle incarne la perfidie originelle subie par l'illustre Highlander. Affaiblie par les conditions climatiques et les contingences de sa situation, plus légère que les corbeaux qui la survolent, elle embarque, en esprit tout du moins sur la nacelle d'un vaisseau en partance vers des destinations plus proches du ciel que de la terre. D'appel en appel, de cris désespérés en cris de détresse, la jeune fille rivalise d'invention pour renouer contact avec la civilisation, allant jusqu'à propulser au loin des pigeons voyageurs qui pourraient se poser au pied d'un promeneur solitaire. Pourtant, malgré les signes qui interpellent la population locale, aucun de ses membres ne fait le rapprochement salutaire entre les différents indices, visions, réminiscences et échos de ses gémissements emportés par le vent, et la mystérieuse disparition, rendue désormais publique.

Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe

A l'inverse du premier, le texte qui clôt le recueil, Une descente, nous précipite quant à lui dans l'enfer des sous-sols new-yorkais où vivote une population de hobos, dont la recension varie allègrement selon les estimations des uns et des autres.
Délaissé depuis peu par sa petite amie qui exploitait illégalement son travail dans le commerce de chaussures qu'elle tient, Seymour se retrouve du jour au lendemain dans la précarité de la ville tentaculaire. Symbole de la défection progressive de son sort, son ventre légèrement proéminent au niveau de l'abdomen, est traîné comme une épave provoquant le naufrage insensible de son propriétaire, qui se voit confronté aux rebuts de la société au sein d'un dédale où croupit une horde de sans-abris subsistant péniblement grâce aux maigres denrées en voie de putréfaction renvoyées par la métropole, et qui se servent du papier recyclé des journaux de la bourse pour confectionner un matelas au ras du sol.
Dévoré par la vermine, le malheureux vagabond qui aura passé ses derniers jours dans les souterrains, connaîtra paradoxalement une fin similaire à la jeune Idalia.



Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe

Le texte central du recueil, Les nuits de Baltimore, met en scène les derniers jours d'Egar Allan Poe dont la mort a suscité les théories les plus diverses: tuberculose, épilepsie, diabète, rage, alcoolisme aiguë parmi tant d'autres.
Gabrielle Wittkop, elle, semble suggérer la prédominance de l'hypothèse de la corruption et de la violence qui sévissait de manière dissimulée durant les élections.
L'échange de tenues effectué dans cet hôtel miteux de Baltimore avec un homme au visage d'ombre, puis la déchéance de l'homme en noir dans la taverne « Gunner's Hall » transformée provisoirement en bureau de vote, nous invitent à penser que celui-ci aie été contraint par ses tortionnaires de renoncer à son droit de vote élémentaire.
Le récit grouille de références à l'histoire de l'auteur. Ainsi, les deux hommes mentionnés de prime abord lors de l'arrivée du personnage dans la cité qui a salué son talent de façon prématurée, sont Thomas W. White, le directeur de la revue Southern Literary Messenger qui l'enrôla en 1835 , et John P. Kennedy , qui était membre du jury du Baltimor Saturday Visiter au moment où l'auteur natif de Boston, et futur ami de Kennedy, reçoit en 1833 le premier prix pour le Manuscrit trouvé dans une bouteille.
Perry, quant à lui, le seul compère à qui l'homme décide de rendre visite est l'autre nom d'Edgar Poe.
De plus, William Gowans, libraire qui a partagé le premier étage de la demeure new-yorkaise du couple a véritablement décrit Virginia, sa femme telle que le fait Gabrielle Wittkop « avec les yeux d'une hourri et un profil qui eût tenté Canova. »
La précieuse valise que transporte sans cesse le personnage, dans un souci qui touche à l'obsession, contient très certainement les feuillets d'une oeuvre en gestation dont, cependant, on ignore la nature précise.
Bien que séduisant, le rapprochement entre la célèbre exclamation proférée par Albert Einstein, lors de sa découverte permettant de formuler la relativité, soudainement prononcée par le personnage, et Eureka, titre de l'essai de Poe, semble cependant conduire à une impasse, dans la mesure où l'oeuvre était déjà publiée au moment où se déroule le récit.
« Oh Susannah » est le début d'un couplet plusieurs fois inséré dans la nouvelle, et il s'agit au même titre de la chanson de Stephen Foster de 1848, associée à la ruée vers l'or en Californie, dont on retrouve dans le texte présent la trace par l'intermédiaire de rescapés noyant leur désillusion dans l'alcool d'une taverne.
La missive du compagnon d'infortune de l'homme en noir, adressée au Docteur Snodgrass dans le but de le sauver, nous est restituée avec une quasi-exactitude, hormis l'identité du comateux éthylique qui est ici omise. Par ailleurs, le cabaret où gît la victime est appelé dans le texte de Wittkop « The Raven », allusion explicite au poème légendaire de Poe duquel provient l'épitaphe gravée sur sa tombe:

« Quoth the Raven, 
"Nevermore." »


lundi 6 décembre 2010

Gabrielle Wittkop perpétue le mythe des harpies



Harpie nichée sur la façade du palais du Rhin à Strasbourg


Oeuvre atypique de Gabrielle Wittkop, L'Almanach perpétuel des harpies, sous-titrée "avec explication de leurs origines, moeurs, coutumes, métamorphoses et destinées", présente une série de variations étranges autour de la figure de la harpie. Composé de poèmes, dessins, courts extraits encyclopédiques, d'allusions mythologiques, de correspondances imaginaires, faits divers fictifs, de témoignages inventés de toutes pièces, d'une fausse ballade, de plusieurs contes cruels, mais aussi de quelques énigmes et de limericks, il s'agit avant tout d'un puzzle ludique dont les différents morceaux se répondent les uns les autres dans un esprit malicieux et truculent du plus bel effet. Si le ton passe d'un registre à l'autre avec une aisance déconcertante, l'image de la harpie reste bien présente à l'esprit du lecteur tout au long de l'ouvrage grâce à un fil rouge, dont les textes restent attaché, tout en acquérant progressivement une autonomie vis-à-vis de la figure ancrée dans la mythologie grecque. Tour à tour cylindre denté donnant lieu à un échange cocasse entre le directeur d'une usine de pâtes et le fabricant des machines utilisées en son sein, lieu de débauche nocturne, papillon fascinant, la harpie se métamorphose au gré de la fantaisie wittkopienne qui avertit très vite son lecteur de la sorte:

"Mais qui peut connaître les métamorphoses des Harpies?
Changeant sans cesse au cours des siècles, elles adoptèrent des visages toujours recommencés, toujours renouvelés, s'épanchant les uns dans les autres en un mouvement perpétuel comme celui de la mer où elles sont nées."

Gabrielle Wittkop s'ingénie à démontrer sa présence insoupçonnée dans le chaos moderne, à traquer ses apparitions invisibles au commun des mortels en portant un regard cryptologique, tout en assumant un degré d'auto-dérision non-négligeable.

Loin d'être innocent, le choix de la harpie peut être considéré comme une parabole de l'auteur elle-même, dont l'oeuvre a souvent dérouté l'opinion publique et a été victime d'une interprétation pour le moins étriquée et répondant à des préjugés associés aux thèmes abordés et aux titres choisis, dégageant une vague odeur de souffre.
Le dessin noir et blanc de son plumage semble inscrire le destin contrasté d'une artiste qui a été jugée hérétique par la censure, avant d'être réhabilitée et reconsidérée par ses pairs comme une auteur vénérable, dotée d'une plume légendaire, capable d'enserrer son lecteur comme une proie vulnérable.




  • A dévouvrir: L'Almanach perpétuel des harpies de Gabrielle Wittkop chez Patrice Thierry Editeur, collection de L'Ether Vague( 1995)

mercredi 1 décembre 2010

Quand la raison s'endort sous l'oeil complice du lecteur

Goya, Le sommeil de la Raison

« La fantaisie, sans la raison, produit des monstruosités; unies, elles enfantent les vrais artistes et créent des merveilles. »( Goya)

Début d'un dossier consacré à Gabrielle Wittkop, que la taverne accueillera en parallèle avec Anne-Françoise Kavauvea, qui l'introduit au seuil de son blog, et qui se conclura très certainement le 22 décembre, anniversaire de la commémoration de sa disparition, par une chronique de Le Nécrophile, premier roman-phare de l'oeuvre de l'une des plus iconoclastes des auteurs français.

Composé de six nouvelles aussi délectables qu'épouvantables, Le sommeil de la raison, publié de façon posthume en 2003, constitue une porte d'entrée privilégiée à l'œuvre ambivalente et ténébreuse de Gabrielle Wittkop, derrière laquelle chaque page explore les territoires tapis dans l'ombre de l'inconscient, prêts à ressurgir au moindre signe de faiblesse de la raison.


La monstruosité englobe de façon imprécise, déformée en quelque sorte, toute les catégories de la population, qui échappent, d'une manière ou d'une autre, aux conventions qui régissent la nature. Si repoussante que soit la difformité élémentaire de ces êtres hors du commun, les singularités de chacun d'entre eux incitent à pénétrer leur univers multiple. Pour infiltrer au mieux le monde enfermant ces créatures surnaturelles et uniques, pour profiter au mieux de leurs parfums capiteux, le recours à certaines substances délicieuses, ou l'emprise de certains supplices indicibles, ajoutent à la dimension hallucinante de ces récits.
« Il est facile de défendre des principes avec des mots. Il est plus difficile déjà de réprouver sans hypocrisie des cruautés qu'on a vues et dans lesquelles on a puisé une délectation aussi secrète qu'inattendue. »
L'obscénité de l'observateur n'est-elle pas en mesure de faire naître chez le témoin de ce voyeurisme répugnant un dégoût proportionnel à la délectation avec laquelle le premier se laisse aller à ses penchants? Ne sommes-nous pas décemment amenés à nous interroger sur l'identité réelle du monstre? Celui qui sans modération s'assujettit aux vices de l'espèce humaine ne porte-t-il pas davantage les stigmates de la monstruosité que celui qui doit subir les écarts de la nature?

Dans la première nouvelle qui donne le titre au recueil, ce sont les visiteurs d'un asile rassemblant des phénomènes de foire qui excitent la perversité de ces derniers en leur offrant du champagne pour assister à une orgie de laquelle ils resteront malgré tout à l'écart.

Miraculée puis déchue, Madeleine ne symbolise aux yeux de Clément plus que le Ventre atrophié qui caractérisait sa tante, surnommée l'Araignée, à cause de l'étonnante capacité de contorsion dont elle disposait. Quand la compassion et la pitié se mêlent à la répulsion, la monstruosité revêt une polymorphie qui miroite les sentiments contrariés de l'amant.


Goya

Monstres ou chimères? Ce n'est pas tant l'objet observé qui importe ici, que l'état d'esprit de celui qui s'y confronte. Dans Tel père, telle fille, le miroir sans tain, pare-brise protégeant l'intimité, tourné vers la vie érotique de son double paternel et fantasmé, permet à Gabrielle, alter-ego envisageable de l'auteur qui n'a jamais caché son homosexualité d'avoir, à la dérobée, accès par relation interposée, à la face cachée de la sexualité de ses maîtresses, tout en épousant du regard les contours de la femme désirée qui se retrouvera plus tard dans le même lit qu'elle.

La solitude crée dans Harley les conditions propices à l'émergence d'une figure obsessionnelle susceptible de combler les lacunes amoureuses de l'isolé, et dont seule la mort pourrait mettre un terme de façon définitive. Harley, avatar, qui pour survivre aux visions de Jean-Marie, doit voler de ses propres ailes, se réincarner en créature angélique surveillant les songes de l'être aimé, au risque de se réveiller dans l'enfer d'un effroyable sursaut.

Dans Image en gris, c'est un édifice, celui du Palais des expositions, dont la structure remarquable met en péril la ville pendant la guerre, qui attise les regards, incarnant ainsi le statut monstrueux du récit. Réseau de corridors et d'inextricables galeries souterraines, reliés entre eux par un enchevêtrement d'escaliers à vis et d'anfractuosités insoupçonnables, le labyrinthe urbain se montre abominable par les innocentes parties de cache-cache qu'il provoque, et qui lui fait jouer le rôle de révélateur des dispositions précoces pour la luxure, devenant par la suite le théâtre de crimes perpétrés contre ces enfants ayant osé bravé l'interdit. Par sa construction tourmentée et insaisissable, par son attrait irrésistible, le palais semble représenter le négatif du cerveau humain.

Recueil hétéroclite et troublant, Le sommeil de la raison est doté d'une atmosphère et d'une écriture dont le charme vénéneux m'a littéralement contaminé bien au-delà de la lecture.