mercredi 13 octobre 2010

Les dessins de François Schuiten rescuscitent les rêves de Jacques Abeille


"A l'origine, il y a un roman.

Ce roman a une histoire. Maudite. 
Presque une légende noire.

Et des lecteurs. Peu nombreux.
Des passeurs qui se transmettent
le livre, comme un mythe,
ou un rituel."

Les coups du sort qui ont émaillé le parcours des Jardins statuaires n'auront pas suffi à réduire à néant l'abnégation de ces quelques passeurs qui, émerveillés par l'univers onirique de Jacques Abeille, ont tenté de divulguer le secret, le mot de passe conduisant à ces jardins.
Au même titre que Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier, Les Saisons de Maurice Pons, ou Sous le volcan de Malcolm Lowry, Les Jardins statuaires est une oeuvre qualifiée de culte dans la mesure où celle-ci risque de marquer profondément et durablement celui qui s'en empare. Il s'agit d'une porte d'entrée conduisant à un cycle ouvert sur l'inconnu, tout en étant fermement ancré dans un monde d'une familiarité insoupçonnable. Lorsque le livre parvint entre les mains du dessinateur belge François Schuiten( responsable du cycle des cités obscures en collaboration avec Benoît Peeters) ce dernier reconnut immédiatement une convergence avec son mode d'expression, une parenté avec son univers. Il n'en fallait guère plus pour que les deux artistes décident de mettre leur talent au service d'une oeuvre portée par une passion commune, celle de donner vie aux rêves les plus fous.
Les Mers perdues ne représentent ni une genèse de ce cycle, ni un épilogue à celui-ci. Il s'agit bien plutôt d'une oeuvre satellite que le lecteur pourra, au gré de son imagination, en fonction de son humeur et de ses divagations, insérer à la place qu'il estimera bon de lui trouver.

L'expédition qui sera l'objet du récit nous est narrée par l'intermédiaire de l'un de ses membres, l'écrivain chargé du rapport, accompagné par une jeune géologue, un guide et un dessinateur. Le clivage qui se fait jour entre les différentes personnalités donne lieu à une méfiance qui remet en cause la collaboration indispensable à la réussite de la mission qui leur a été confiée. Rallier les terres bordant les mers perdues s'avère être un périple où les parts d'ombre des territoires défrichés se mêlent aux mystères soulevés par l'attitude ambiguë de certains membres de l'expédition. Dans cette atmosphère de méfiance, l'écrivain confie à son ami les appréhensions qui surgissent au quotidien, par l'intermédiaire de missives qui lui seront délivrées par un coursier dévolu à cette tâche. Au fil du voyage, on est amené à s'interroger sur l'origine prédominante du danger, à savoir l'inhospitalité des contrées abordées ou l'adversité des compagnons de fortune. 

Les statues démesurées qui jonchent le relief accidenté de cette terra incognita témoignent elles aussi d'un combat entre l'ampleur de leurs courbes naturelles et la prolifération des matériaux urbains, qui s'enchevêtrent, sans que l'on puisse déterminer si cette pénétration douloureuse fut engendrée par une volonté de développement citadin ou, inversement, d'une propension naissant au coeur de ces statues à vouloir conquérir le territoire que l'homme s'est accaparé au fil des siècles.
Toujours est-il que l'on reste subjugué par le travail de mise en scène permettant de marier les traits du dessinateur et les mots de l'écrivain. Les illustrations offertes ici permettent à la création dans son ensemble de se soustraire à l'accusation rédhibitoire que l'on peut porter à ce type d'ouvrages.
En effet, chacune d'entre elles est ici introduite par des mots qui dessinent l'histoire de leur conception, les éléments du tableau, et les émotions qu'ils suscitent. L'association devient à ce point harmonieuse qu'elle amène le lecteur à se questionner au sujet de l'inspiration que l'oeuvre de l'un a engendrée chez l'autre artiste. Toutefois, l'esquisse d'une silhouette méconnaissable, apparaissant régulièrement sur les planches du dessinateur, sème le doute dans l'esprit de l'écrivain, allant jusqu'à remettre en question la similitude des perceptions respectives du décor.
François Schuiten a su restituer l'ampleur de ces statues dans leur aspect profondément terrestre, à rendre palpable l'image de leur détresse. Les jeux sur les échelles et le relief, accentués par l'espace accordé aux images, sont absolument stupéfiants.
L'écriture de Jacques Abeille quant à elle épouse les formes anthropomorphes de ces sculptures dans leurs contours, échancrures et autres imperceptibles fissures dont on ne saurait dire si elles sont l'oeuvre du temps ou de l'humanité.

Les légendes alimentées par la peuplade des Hulains permettront-elles de renouer avec un passé qui refuse à se manifester?
Plus qu'une marche vers la découverte, le défrichage d'un bout de mer perdue, le but de l'expédition semble plus que jamais la mise en lumière des étapes successives qui ont pu conduire à un tel chaos. Les révélations offertes à ces voyageurs seront-elles celles qu'ils étaient en droit d'attendre d'une telle aventure? Savent-ils seulement l'objectif de cette mission qu'ils se sont promis d'accomplir avec la meilleure conscience possible? Dans ces mers perdues, le lecteur est acculé dans les derniers retranchements de la psychologie de cet écrivain qui ignore la quête initiatique qu'il est sur le point d'entreprendre.
C'est avec délice que l'on se perd dans les méandres de sa pensée.



2 commentaires:

thomas p a dit…

Je suis justement en train de lire ce livre, dans cette nouvelle édition... et très intrigué par le récit... à suivre !

edwood a dit…

Thomas, je vous remercie de votre réaction et attends vos impressions de lecture avec curiosité.
( Est-ce bien des Jardins statuaires dont il est question?)