lundi 25 octobre 2010

Le délit à tout prix

Dessin de Roland Topor

Lors de sa sortie au Plon en 1954, Le Délit passe inaperçu. Au préalable, il avait été refusé par Gallimard qui jugeait l'oeuvre trop lyrique, trop touffue. Depuis février 2008, nous pouvons redécouvrir ce roman inclassable et débridé aux éditions de La dernière goutte.

"Comme d'habitude, je me vis avancer dans la grande glace du corridor. Je restai quelques secondes à surveiller mon reflet. J'aurais volontiers cru à un inconnu embusqué là depuis des heures; un ennemi, certainement, qui venait de surgir pour me surprendre, me faire face, sans rien dire, tout en me demandant des comptes. Je le regardais avec insistance. Je vis ces yeux qui semblaient chercher en dépit de la certitude qu'il ne pouvait y avoir de solution, ces traits tranchés à vif dans la chair, cette couleur de cendre qui collait à la peau, puis cet air de vaciller sans aucun espoir de trouver un appui. Je me reconnus. Je me trouvai plus inquiétant qu'un inconnu, j'eus peur de rester seul sous ce masque, seul vis-à-vis de cette angoisse quand par hasard je la surprendrais enfoncée dans d'autres miroirs."

Chez Jacques Sternberg, le nom des personnages résonne comme une malédiction originelle. Qu'il s'appelle Habner ou Havner, qu'il soit employé d'une firme indéterminée ou chômeur anonyme récemment mis à la porte, le narrateur est irrémédiablement pris dans la tourmente d'une société qui l'épouvante, victime de sa pesanteur quotidienne, de son invariable torpeur. Acculé à l'analyse froide et précise du monde tel qu'il se présente, avec ses rouages inertes et déconcertants, Havner s'aperçoit qu'il est incarcéré dans une sorte de prison à ciel ouvert, glaciale et dépourvue d'échappatoires.
Chaque parcelle de son environnement le confronte à un univers cinglant qui le toise du regard.
Le bureau où il vient d'achever sa dernière journée de labeur, avec sa paperasse nauséabonde, son lot de lettres insipides et de collègues détestables, conserve les vestiges d'un emploi du temps maussade au même titre que sa mansarde et son mobilier cloué au plancher, les immuables cages d'escalier qui jalonnent les immeubles empruntés, leurs façades uniformes ou les rues désespérément parallèles qui se recoupent toutes dans une intersection de non-sens. Impuissant à trouver un rôle dans son agencement, une place dans son dispositif, Havner doit fuir à tout prix. Mais comment s'extirper d'une prison dépourvue de sortie de secours où chaque mètre carré n'est que le reflet de sa propre captivité? En brisant les miroirs qui renvoient l'illusion d'une éventuelle ligne de fuite et qui, en définitive, déroutent en offrant une réflexion consternante de la réalité? En contrecarrant l'organisation métronomique de la ville? En se révoltant contre l'absurdité symptomatique qui semble la régir?


Roland Topor


La cité chez Sternberg ne semble exister que pour confirmer l'impuissance de son personnage à exister par lui-même. Asphyxié, l'esprit se met à dynamiter l'inertie du décor afin d'entrevoir de nouvelles perspectives d'évasion. Une affiche publicitaire devient ainsi la porte d'entrée d'une dimension galvanisante où une infinité d'événements se produit en une fraction de seconde. La vente d'un quotidien mené par un gosse criant à tue-tête au pied de sa tour réveille quant à elle l'espoir d'une résurrection dans la presse.
Confronté à une crise d'identité, Havner envisage un délit qui constituerait un déclic exutoire dans la machinerie infernale.
Hélas, les méfaits les plus insolents ne permettent pas de se distinguer de la masse de ses congénères. Lorsqu'il casse un vase en cristal et qu'on lui demande de le rembourser, c'est le double prix qu'il décide de verser afin de pouvoir jouir du plaisir ineffable de faire éclater en mille morceaux un autre témoin de sa condition avilissante. Les deux malheureuses potiches ont englouti la moitié de ses revenus mensuels et le geste de révolte, qui aurait pu lui donner un instant au moins l'illusion de s'affirmer, le condamne finalement à prendre conscience de la misère de sa situation dans l'engrenage perfide de la société.
Si les menus larcins ne suffisent pas à attirer l'attention, les crimes les plus sordides n'autorisent pas non plus l'accès aux entrefilets de l'édition du soir relatant les faits divers de la veille. Dans Le Délit, les mots scandent tout à la fois l'insurrection de son personnage et son impuissance à s'extraire du bourbier cauchemardesque dans lequel les maux l'enlisent inexorablement. C'est en vain qu'ils s'efforcent d'exorciser l'incohérence qui s'empare du paysage urbain depuis que la ville, centre interactif par excellence, est délaissée par ses habitants. Avec ses machines à sous sans intérêt, ses vitrines sinistrées, ses cinémas délabrés, elle évoque dorénavant une nécropole où l'argent a perdu sa raison d'être.
Dépeuplée, privée de sa force motrice, la ville met alors son paradoxe en lumière dans un spectacle pyrotechnique réalisé par un artificier fantomatique, dont chaque prouesse fait l'effet d'un pétard mouillé.
Dans ces conditions, le délit le plus flagrant demeure encore la persévérance.


mercredi 20 octobre 2010

L'invention face à l'inquisition

Mervyn Peake in Lilliput
 
La dernière goutte, maison d'éditions qui n'en est plus à son coup d'essai, nous gratifie d'une traduction inédite d'un auteur allemand méconnu, Jakob Wassermann( 1873-1934) ayant la réputation, tout comme le héros du roman qui va vous être présenté, d'être un redoutable conteur.
"Il avait cette audace parce que sa façon de d'exprimer était devenue, peu à peu, plus ronde et plus fluide, ce qui l'enivrait lui-même, comme un nageur peut être, par sa propre souplesse, rendu plus téméraire et endurant. Il avait chaque jour connaissance de nouveaux mots et de nouvelles appellations, de caractéristiques, de couleurs, de situations, d'événements. Les mots se jetaient sur lui à tel point qu'il avait l'impression d'être sous une cascade l'empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d'un jeu: chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s'érigeait un événement. Leurs enchaînements et leurs liens étaient infinis; de mille manières, ils meurtrissaient le coeur ou l'amenaient à se réjouir."
Nous nous situons dans une province de Bavière au XVIIème siècle après Jésus-Christ tandis que la Sainte Inquisition sévit, que le moindre motif de déviance supputée rend le fautif sujet à la disgrâce, au supplice de l'interrogatoire au cours duquel ce dernier devra reconnaître ses méfaits supposés, à défaut de quoi il devra payer un lourd tribut pour son insoumission à la sainte voie et sa fidélité au démon. C'est alors qu'un petit trublion va s'immiscer dans la vie quotidienne de la population locale, en déclamant haut et fort des bribes de contes qui étourdissent et qui sèment la zizanie en distillant de la gaieté dans ce climat délétère. Rejeton désavoué d'une illustre lignée de Franconie, Ernest a plus d'un tour dans son sac à malices. Conteur précoce, victime de ses veilles enchanteresses baignées à lueur de mille et un récits, il se plaît à tricoter des histoires avivant l'imagination de son public, à percevoir l'attente fébrile suscitée par les mots en suspens. Plus que tout, son plaisir le plus délicieux est de se rendre compte de la crédulité de ceux qui l'écoutent. Pour lui, la passion de la narration est dénuée d'intention, fondée avant tout sur la joie de l'invention et de la réaction de ceux qui y prêtent une oreille distraite.

Philippe-Adolphe, Evêque de Wurtzbourg, est le garant de l'inquisition qui fait rage ici en Bavière comme d'ailleurs sur tout le territoire allemand. Il doit l'entretenir à grand renfort de menaces, de sévices, de tortures ou de bûchers ponctuant de bien sinistre façon la vie quotidienne de cette contrée plongée dans une terreur moyenâgeuse, et dans une torpeur qui l'enlise dans une indolence inapte à la révolte face à ces innombrables accusations de sorcellerie. Les punitions et autres sentences sont toutes répertoriées dans un registre qui rend légitime les injustices perpétrées. Même au coeur de cet acharnement forcené, il faut justifier par l'écrit ce qui a été décidé, une signature ayant ici le pouvoir irrémédiable d'un couperet.

A ses côtés, le père Gropp, serviteur intraitable de l'ordre établi, et démagogue rompu à tous les subterfuges permettant de convaincre son interlocuteur, use et abuse de son influence envers l'évêque pour le soumettre à ses caprices. Lorsqu'il se met à fabuler, contrairement au petit Ernest, ce qui l'anime n'est pas tant le désir de voir la réaction ingénue de l'auditeur, mais bien plutôt la fierté d'assujettir par la peur la victime de ses sornettes.
Si l'un est un conteur authentique, l'autre est un sordide raconteur de bobards. Et l'auteur va nous montrer la saisissante différence qui existe entre les deux personnalités.

La baronne, Theodata d'Ehrenberg, belle-soeur de Philippe Adolphe, croule sous les dettes que lui a laissées son mari au moment de disparaître, et a du confier, bien malgré elle, l'éducation de son rejeton à un précepteur. Elle reprend un jour la route qui la conduit au château d'Ehrenberg, pour le rejoindre. Au fil du temps, le gosse s'est doté d'une aura qui hypnotise ses proches. Inévitablement, son oncle aussi va tomber sous l'emprise de son charme envoûtant, portant préjudice à l'inflexibilité que lui impose sa fonction.

Je n'en dévoilerai guère davantage quant à la suite de cette fable dont la limpidité et l'esprit d'insouciance qui s'en dégagent, en dépit des péripéties morbides qui nous sont relatées, sont remarquablement retranscrits par leurs deux traductrices, Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt.


    * A lire aux éditions La dernière goutte: L'Affabulateur de Jakob Wassermann, traduit de l'allemand par Dina Regnier SikiricNathalie Eberhardt, préfacé par Stéphane Michaud.
    * Anne-Françoise salue l'Affabulateur comme il se doit
    * Nikola parle de l'Affabulateur

dimanche 17 octobre 2010

La vieille, le Diurc et le marquis, sainte trinité au service de la langue

Vieille femme à la poule de Bartome Esteban Murillo
 "Elle ressasse, dans sa tête, la mélodie, crainte de l'oublier. Le rosier grimpant qui occupe quasi toute la façade de la demeure est un fleuve à l'envers, embouchure mordant le sol, et tout son réseau d'affluents quête des sources au plus haut du mur. Ça et là, quelques feuilles mortes, noires, brûlées par les jours de neige. La vieille chante dans sa tête, met dans sa mémoire l'alignement des notes."
Au fond d'une vallée reculée du Poitou, la vieille a élu domicile. Elle vit dans une mansarde rudimentaire où les appareils fleurissant dans les chaumières de la ménagère de moins de cinquante ans n'ont pas encore réussi à se frayer un chemin. Elle n'est pas à court d'idées, de compromis lui permettant justement de ne pas avoir recours à ces coques qui dénatureraient le paysage de sa demeure. Elle a ses petites manies bien à elle qui la caractérisent, comme de faire disparaître elle-même les portées de sa chatte en les noyant dans la mare du père André, ou d'égorger dans sa cour le poulet qu'elle va ensuite déguster. La vieille a ses petits tics de langage qui titillent l'oreille. Il faut dire qu'elle a une façon bien à elle de prononcer certaines consonnes, certaines voyelles, de se les approprier en somme. Au ton et aux déformations des palabres qui sortent de sa bouche, le visage de la vieille se contracte et on peut aisément imaginer les rides qui se creusent à la prononciation douloureuse ou accentuée de certains noms impropres à figurer dans un dictionnaire. "Duc"( prononcez "Diurc") c'est le nom du bâtard qu'elle a recueilli le soir de noël alors qu'il se blottissait dans la crèche de l'enfant Jésus. Maintes et maintes fois pourtant, aux quatre coins de la ville haute où elle habite, elle avait déjà croisé son chemin. Par quelques petites tapes du pied, redoublées de quelques onomatopées dont elle a le secret, le chien et son odeur nauséabonde décampaient dans le creux d'un caniveau où se nichait sûrement ce vieux cabot. La vision, ce soir-là, s'imposait à elle, plus obsédante que jamais, elle l'éblouissait par son évidence; le maudit "Diurc", le vagabond impénitent, le corniaud de misère, devait trouver refuge chez elle. Au diable l'avarice, elle prendrait sur ses maigres denrées de quoi nourrir son nouveau compagnon de fortune.
Depuis, elle se vante qu'il s'agit d'un chien prodigieux, capable de réciter la messe en latin.
"Rien n'est fermé dans son discours, bien au contraire tout s'ouvre à la glose. Monsieur de Cruid est un homme de lectures, il a en tête plus d'un ouvrage. Ce sont là ses lunettes, son regard. La culture a-t-elle une autre fin que d'orchestrer une vision, une diction du monde?"
Olivier de Cruid a soixante années bien sonnées. Marquis de par sa condition, linguiste de son état. Il s'agit bien plutôt d'une passion cultivée avec un soin inlassable qu'un gagne-pain à proprement parler. Les rentes et les placements immobiliers lui assurent le confort de ne pas avoir à s'embarrasser d'une besogne qui éprouverait son corps. Sensible aux mélopées de cette multitude d'objets usuels qui l'environnent, aussi bien qu'au gazouillis des oiseaux, au pipeau d'un crapaud, au chuintement d'une chouette, aux croassements lugubres des corbeaux qui survolent sa bâtisse, ou aux murmures de la gartempe qui charrie dans le cours du temps le méli-mélo de la langue d'oc et de la langue d'oïl. Le marquis est nostalgique d'une époque pas si lointaine où le latin n'était pas encore considéré comme le caprice ostentatoire d'un clergé empêtré dans les traditions; la langue morte n'était pas tout à fait jugée comme le petit pêché mignon de lettrés qui bredouillent des paroles incomprises comme d'autres arboreraient un signe distinctif. Lorsque, sans prévenir, la fantaisie vous prenait d'égrener quelques vers composés par Virgile ou par Horace, on ne vous méprisait point comme la plus rétrograde des créatures. La langue, à force de se délier à tout-va ne s'est-elle pas finalement éloignée de sa primitive musicalité, ne finit-elle point par être menacée dans son intégrité et son originelle beauté?
Il se pose des questions, le marquis de Cruid, dans son château ancestral, entouré de traités et d'ouvrages qu'il a jadis rédigés en mémoire d'un temps en voie de disparition.


En dépit des contrastes qui parsèment leur existence, le destin de ces deux personnages conflue vers une même sensibilité à l'écoute de la musique du monde. Fourvoyés dans une solitude, qui seule peut ranimer le pouvoir des voix qui les entourent, la vieille et le marquis filent l'un vers l'autre, suivant des routes déconcertantes dont ils ignorent la convergence.
Jusqu'au terme de ce chassé-croisé hallucinant, le récit se passe amplement des habituelles péripéties qui jalonnent habituellement un roman. Ici, le déploiement de la prose, le pittoresque des situations et la singularité du langage employé suffisent à rendre la lecture passionnante. Lionel-Edouard Martin est un auteur précieux, un chantre qui redonne aux mots leurs lettres de noblesse, en suscitant des mariages mélodieux, déployant à leur suite tout un flot de réminiscences, toutes plus savoureuses les unes que les autres.
En contrepartie, le texte qu'il nous présente, d'une densité étourdissante, nécessite une attention de tous les instants. Les apartés, jouissant d'une érudition omniprésente, mettent en relief telle ou telle association de mots, accentuant ici une prononciation incongrue, ou là, une utilisation obsolète de la langue, remontant parfois à l'étymologie du terme. L'influence de la lecture des poètes latins de l'antiquité est perceptible dans de nombreux passages du texte.

Original, dense, foisonnant d'idées, il s'agit d'un roman salutaire pour les langues vivantes et qui confirme l'orientation singulière du Vampire Actif dans l'univers éditorial français.



mercredi 13 octobre 2010

Les dessins de François Schuiten rescuscitent les rêves de Jacques Abeille


"A l'origine, il y a un roman.

Ce roman a une histoire. Maudite. 
Presque une légende noire.

Et des lecteurs. Peu nombreux.
Des passeurs qui se transmettent
le livre, comme un mythe,
ou un rituel."

Les coups du sort qui ont émaillé le parcours des Jardins statuaires n'auront pas suffi à réduire à néant l'abnégation de ces quelques passeurs qui, émerveillés par l'univers onirique de Jacques Abeille, ont tenté de divulguer le secret, le mot de passe conduisant à ces jardins.
Au même titre que Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier, Les Saisons de Maurice Pons, ou Sous le volcan de Malcolm Lowry, Les Jardins statuaires est une oeuvre qualifiée de culte dans la mesure où celle-ci risque de marquer profondément et durablement celui qui s'en empare. Il s'agit d'une porte d'entrée conduisant à un cycle ouvert sur l'inconnu, tout en étant fermement ancré dans un monde d'une familiarité insoupçonnable. Lorsque le livre parvint entre les mains du dessinateur belge François Schuiten( responsable du cycle des cités obscures en collaboration avec Benoît Peeters) ce dernier reconnut immédiatement une convergence avec son mode d'expression, une parenté avec son univers. Il n'en fallait guère plus pour que les deux artistes décident de mettre leur talent au service d'une oeuvre portée par une passion commune, celle de donner vie aux rêves les plus fous.
Les Mers perdues ne représentent ni une genèse de ce cycle, ni un épilogue à celui-ci. Il s'agit bien plutôt d'une oeuvre satellite que le lecteur pourra, au gré de son imagination, en fonction de son humeur et de ses divagations, insérer à la place qu'il estimera bon de lui trouver.

L'expédition qui sera l'objet du récit nous est narrée par l'intermédiaire de l'un de ses membres, l'écrivain chargé du rapport, accompagné par une jeune géologue, un guide et un dessinateur. Le clivage qui se fait jour entre les différentes personnalités donne lieu à une méfiance qui remet en cause la collaboration indispensable à la réussite de la mission qui leur a été confiée. Rallier les terres bordant les mers perdues s'avère être un périple où les parts d'ombre des territoires défrichés se mêlent aux mystères soulevés par l'attitude ambiguë de certains membres de l'expédition. Dans cette atmosphère de méfiance, l'écrivain confie à son ami les appréhensions qui surgissent au quotidien, par l'intermédiaire de missives qui lui seront délivrées par un coursier dévolu à cette tâche. Au fil du voyage, on est amené à s'interroger sur l'origine prédominante du danger, à savoir l'inhospitalité des contrées abordées ou l'adversité des compagnons de fortune. 

Les statues démesurées qui jonchent le relief accidenté de cette terra incognita témoignent elles aussi d'un combat entre l'ampleur de leurs courbes naturelles et la prolifération des matériaux urbains, qui s'enchevêtrent, sans que l'on puisse déterminer si cette pénétration douloureuse fut engendrée par une volonté de développement citadin ou, inversement, d'une propension naissant au coeur de ces statues à vouloir conquérir le territoire que l'homme s'est accaparé au fil des siècles.
Toujours est-il que l'on reste subjugué par le travail de mise en scène permettant de marier les traits du dessinateur et les mots de l'écrivain. Les illustrations offertes ici permettent à la création dans son ensemble de se soustraire à l'accusation rédhibitoire que l'on peut porter à ce type d'ouvrages.
En effet, chacune d'entre elles est ici introduite par des mots qui dessinent l'histoire de leur conception, les éléments du tableau, et les émotions qu'ils suscitent. L'association devient à ce point harmonieuse qu'elle amène le lecteur à se questionner au sujet de l'inspiration que l'oeuvre de l'un a engendrée chez l'autre artiste. Toutefois, l'esquisse d'une silhouette méconnaissable, apparaissant régulièrement sur les planches du dessinateur, sème le doute dans l'esprit de l'écrivain, allant jusqu'à remettre en question la similitude des perceptions respectives du décor.
François Schuiten a su restituer l'ampleur de ces statues dans leur aspect profondément terrestre, à rendre palpable l'image de leur détresse. Les jeux sur les échelles et le relief, accentués par l'espace accordé aux images, sont absolument stupéfiants.
L'écriture de Jacques Abeille quant à elle épouse les formes anthropomorphes de ces sculptures dans leurs contours, échancrures et autres imperceptibles fissures dont on ne saurait dire si elles sont l'oeuvre du temps ou de l'humanité.

Les légendes alimentées par la peuplade des Hulains permettront-elles de renouer avec un passé qui refuse à se manifester?
Plus qu'une marche vers la découverte, le défrichage d'un bout de mer perdue, le but de l'expédition semble plus que jamais la mise en lumière des étapes successives qui ont pu conduire à un tel chaos. Les révélations offertes à ces voyageurs seront-elles celles qu'ils étaient en droit d'attendre d'une telle aventure? Savent-ils seulement l'objectif de cette mission qu'ils se sont promis d'accomplir avec la meilleure conscience possible? Dans ces mers perdues, le lecteur est acculé dans les derniers retranchements de la psychologie de cet écrivain qui ignore la quête initiatique qu'il est sur le point d'entreprendre.
C'est avec délice que l'on se perd dans les méandres de sa pensée.



dimanche 10 octobre 2010

Une journée en enfer


Dessin de Topor offert à Towarnicki. Le temps est compté, “toutes les heures blessent, la dernière tue”, comme il est écrit au cadran de l’horloge, et le petit homme enfourche l’aiguille de la montre arrêtée pour partir vers l’au-delà.

La dernière goutte compense largement la faible quantité de son catalogue par la haute qualité de la sélection proposée.
Bartleby a récemment donné la parole à Christophe Sedierta qui dirige la maison depuis février 2008. S'attachant à des "auteurs qui n'ont pas peur d'affronter la noirceur du monde et qui parviennent à la transformer en une œuvre littéraire étonnante, percutante", elle nous démontre que la passion n'est nullement un mot dénué de sens.
La taverne avait déjà mis en lumière Adalina de Silvio Huonder et Les Enfants disparaissent de Gabriel Bañez, qui sera à nouveau à l'honneur en 2011 avec La vierge d'Ensenada.
Alors qu'elle vient tout juste de proposer  L'affabulateur, signé Jakob Wassermann, traduction inédite par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt- déjà responsables de celle d'Adalina-la taverne vous invite à pénétrer dans les méandres insoutenables d'Un jour ouvrable, un roman de Jacques Sternberg, initialement publié en 1961 (chez Losfeld).
Après s'être glissé pendant pendant vingt-quatre heures dans la peu de Habner, on comprend mieux pourquoi la Dernière goutte clame haut et fort qu'elle "aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord. Les contes cruels, les dialogues acides.
Et les images aussi, irréelles, contrastées, vénéneuses et absurdes."

"Vivre pourrait être simple pourtant, s'il n'y avait pas les journées. Vivre une grande passion, des siècles ou plusieurs vies, c'est facile, anodin. Vivre une simple journée, voilà qui pose d'autres problèmes. Étrange d'ailleurs de penser que l'homme se réveille parfois, la nuit, affolé par quelque cauchemar et que jamais il ne lui arrive de se redresser en sueur, terrorisé à l'idée d'être debout dans une journée comme tant d'autres, enlisé dans cette existence que l'on doit supporter sous le prétexte un peu ridicule qu'entre la vie et la mort on n'a pas prévu de solution intermédiaire."

 LA MATINEE

Un jour ouvrable peut se refermer sans avoir été lu, ni vu ni connu, mais on risquerait fort alors de rater quelque chose, d'être ignorant inconsciemment, voire même de rester sur notre début. Avec l'inconvénient de demeurer à l'abri de toutes les intempéripéties qui agitent le quotidien d'un homme dont on ignore tout, hormis sa perte élémentaire, depuis que le réveil lui a annoncé qu'il était l'heure de reprendre du sévice. Si les journées assènent leur monotonie habituelle comme une messe perpétuelle, Habner qui se réveille a tout l'air d'avoir oublié son identité, les cauchemars de son sommeil, les songes d'une nuit d'été, la journée du lendemain comme celle de la veille. Et c'est non sans déplaisir qu'il aurait tiré un trait sur celle qui se présente devant lui.
Il est l'heure, martèle son réveil par l'entremise de sa sonnerie dont le fracas étourdissant s'apparente à celui d'un marteau-piqueur. L'heure de quoi, après tout? Demandez lui, ça ne coûte rien d'essayer. Au pire, vous essuierez un silence aussi pesant qu'une chape de plomb, aussi glacial qu'un iceberg au milieu d'un morceau d'Alban Berg.
Dans cet appartement aux ramifications dignes d'une cité en pleine ébulition, Habner ne croise que les membres de sa famille au demeurant plus morts que vivants. Toujours est-il que la nature de leur filiation, ou de la filature allez savoir, reste bien incertaine. On finit par croire que Habner circule en boucle dans un labyrinthe sans issue, que quelque chose cloche ou ne tourne pas rond. On choisit ses amis mais pas sa famine pourrait-on se dire à la vue de l'acharnement avec lequel ses cousinspecteurs, fils adoptifs, mères prématurées, tantes douanières, femmes imaginaires, belles-mères préposées, s'évertuent à lui rendre la vie aussi ennuyeuse qu'un sacerdoce. Oui, la vie, tout compte fait, ça sert d'os pour les croque-morts en particulier.
Méfiez-vous de votre prochain, de votre précédent, et de vous aussi. Habner lui-même n'avait-il pas un jour écrit une lettre anonyme dans laquelle il se dénonçait personnellement.
Le seul élément fiable qui subsiste de ce monde perfide est incontestablement sa chaîne haute-fidélité, bien que certaines défaillances soient susceptibles de remettre en cause son statut gravé dans le seul disque de sa vague collection.



Roland Topor



L' APRES-MIDI

Dans ce microcosme sens dessus dessous au propre comme au figuré, chacun, sans le savoir vraiment, court à sa perte plus vite qu'il ne faut de temps pour le dire. Une guerre sans intérêt sévit sans répit entre les quatre murs lézardés, entre le plafond fissuré et le parquet lambrissé du champ de bataille. Aux avants postes de la fantaisie, l'administration déplace de façon anarchique le premier étage au-dessus du deuxième. On moisit à l'intérieur de sa demeure tandis qu'on suffoque à l'extérieur. L'intempérance du climat n'a d'égal que l'intemporalité des situations.
Poussé à son paroxysme, le perfectionnisme industriel provoque l'anéantissement de la production. Au coeur de cette usine où Habner se rappelle tant mal que bien avoir jadis en vain travailler, on taillait les crayons jusqu'à leur extrême engloutissement, pour qu'ils fassent mine de disparaître.
Les conversations s'apparentent à des dialogues de sourds, où les quiproquos sont légion, où la parole de l'un et de l'autre font feu de tout roi. Les lois, quant à elles, n'accordent foi qu'à l'absurdité la plus totalitaire. Parmi tout un lot de mesures toutes plus abracadabrantes les unes que les autres, on a cru bon de prendre la précaution rétroactive d'interdire les automobiles bien avant l'invention des moteurs.

Dans ce monde où tous les principes semblent inversés, le temps paraît fortifié dans sa puissance laminante, contrarié dans son aspect linéaire. Le passé fuit comme le reflet d'un miroir au sein duquel on tenterait d'intercepter la projection d'un souvenir.
"Ma femme légitimée sait-elle que nous sommes mariés? Rien de moins certain. Je pourrais presque jurer qu'elle m'a quitté avant même de m'avoir rencontré. Peu importe, je me suis fait à cet état de choses. J'ai admis que je n'ai pas de présence. Même les miroirs ne me renvoient pas toujours un reflet. Puisque les miroirs m'évitent, je les évite également, je n'en possède aucun."

Roland Topor illustrant Alice


LA SOIRÉE

Dès lors, c'est dans l'avenir qu'il faut se rabattre pour déceler les traces d'un futur antérieur. A l'office de Récupération des Journées Défectueuses, c'est d'ailleurs l'un des jours à suivre que l'on peut revivre indéfiniment. Toujours l'heure présente cependant car dans la machinerie d'effet tueur, il y a des impondérables qui n'obéissent qu'aux indésirables.
A tout bout de champ lexical, le narrateur-électricien court-circuite les mots et leur usage initial. On assiste à un télescopage de maux qui donnent lieu à un cimetière de cadavres tous plus exquis et gisants les uns que les autres. Le mot de l'un mord celui de l'autre dans un esprit cannibale et carnavalesque dévorant et absolument jouissif. Détonnant de corrosivitalité, les expressions sont déroutées, déboutées, arc-boutées, retournées pour mieux suivre les non-sens de la pensée du narrateur, contrarier les chemins balisés, rebrousser le poil lisse du discours. Les mots s'associent pour mieux se dissocier, les phrases se saucissonnent pour mieux assaisonner le goût du jour.
Pour donner un désordre d'idée au délire sternbergien, on peut citer volontiers les Marx Brothers. Afin d'illustrer son aspect débridé, on pourrait sans sourciller mentionner le dessinateur Roland Topor. Pour rendre compte de la noirceur du texte, de la solitude que subit son personnage, le nom de Jean-Pierre Martinet me vient à l'esprit. Enfin, pour apprécier à son injuste valeur l'inventivité, la loufoquerie de l'univers de Jacques Sternberg, on pourrait évoquer Lewis Caroll, dont l'un des passages de A travers le miroir est placé en préambule somnambulique du roman:

"Ici, voyez-vous, il faut courir aussi vite qu'on le peut pour rester à la même place."

Un Jour Ouvrable est en effet une sorte d'Alice au pays des Merveilles, miroitant la perdition d'une société qui court à sa dissolution. Ressemblant à s'y méprendre à l'organisation contemporaine de notre monde, il s'agit d'un univers qui ne ressemble plus qu'à un simulacre. Retourné, déjanté, dévasté, déréglé avec une minutie de chapelier fou qui aurait fourvoyé son réveil dans le chaos de ses bottes de non lieu, il est condamné à n'être plus que l'ombre de lui-même.



mercredi 6 octobre 2010

La vieille aux pigeons envolée des noces de carton

Photographie issue du blog de Marie-Paule Deville-Chabrolle

Les noces de carton célèbrent la marginalité de destins qui se télescopent, qui se chevauchent de façon anarchique, qui s'épousent ou se renvoient la balle au sein d'un cortège nuptial.
Elles nous invitent de façon divertissante à combler les brèches de ces tranches de vie, de ces morceaux choisis, de ces bribes d'existence.
C'est à la suite de l'une de mes promenades que j'ai cueilli le fruit d'un texte que je vous présente ici.

Je suis la "vieille" qu'on a plumé comme un pigeon et qui en a profité pour voler de ses propres ailes. Je suis celle qui s'agrippe aux espoirs du commun des mortels. Celle qu'on becte du regard dès qu'elle montre le bout de son nez. L'épouvantail qui tend les bras pour prendre de la hauteur, l'oiseau de mauvais augure déjouant les coups du sort et les guerres intestines en dégainant son orgue de barbarie, comme d'autres brandiraient un étendard. Celle qui fugue au son du canon de Pachelbel. Celle qui se plaît à bouleverser les idées reçues en transformant les fusils en manches à balai, les kamikazes en amoureux transis de liberté. Je suis aussi celle qui virevolte au-dessus du scrutin universel. Celle qui ramasse son butin au coeur des fragments de poésie urbaine, des éclats de rire, des lueurs d'espoir, des étincelles de génie. Je suis la vieille qui va et qui vient du jour au lendemain, en contant les vains pas qu'elle a fait entre deux. Celle qui joue à la marelle pour basculer en un rien de temps de la terre au ciel. Je suis aussi la petite fille jetant des pavés dans la marre qui éclaboussent les songes et les mensonges miroitant la vérité. Je suis celle qui connaît les mille et un maux invariables de l'humanité demeurant depuis la nuit des temps. Les cailloux, les poux et les choux, je cultive pour élaborer un maraîcher parsemé de croyances. Un cimetière qui divulgue le secret des mots ailés, un lieu où tout ce qui sort de terre nourrit la conjugaison des efforts imparfaits et encore à faire. L'audace irriguant les microgrammes et les proses appétissantes colportées d'un rivage à l'autre, au gré d'une valse errante. Le mariage des singularités et de la pluralité permettant de féconder des métissages savoureux.

Toujours est-il que pour les uns ou pour les autres, je suis une diseuse de bonne aventure, une radoteuse de mauvaise fortune. Pigeon dénigré, voyageuse de l'ombre, ou colombe incantatrice, je suis une métamorphose constante qui fait son cirque ambulant à toute heure du jour et de la nuit. Qui s'éclipse en octobre entre les voleurs à la sauvette et qui ressurgit au milieu des flocons et décombres de décembre. Mes plumes dans le ciel décrivent des trajectoires qui en disent long sur mes intentions.
Les enfants d'octobre, Aïd Akanot et Anna Doïdou en premier lieu, saluent ces poèmes éphémères en gravant dans la brique noire mes chants imaginaires:

"L'ESPERANCE EST UNE PLUME
VOLANT DANS LE CIEL DE L'INSURRECTION. 
L'INSURRECTION EST UNE ESPERANCE
VOLANT DANS LES PLUMES DU CIEL.
LA PLUME EST UNE INSURRECTION
VOLANT DANS LE CIEL DE L'ESPERANCE.
LE CIEL EST UNE ESPERANCE
VOLANT DANS L'INSURRECTION D'UNE PLUME."

La craie et la neige se mêleront bientôt pour coaguler les rêves en évolution.
Telle aurait pu être l'épitaphe de la vieille aux pigeons.



lundi 4 octobre 2010

Une histoire tirée par les cheveux

Captiver le lecteur durant plus de 200 pages à travers une Histoire de cheveux, voilà de quoi laisser dubitatif le plus esthète des coiffeurs? De quoi provoquer son lot de cheveux blancs aux éditeurs qui ont le courage de publier le récit en question. Et pourtant, Alan Pauls parvient ici le tour de force non seulement de passionner, mais aussi d'amener une réflexion profonde sur les liens qui unissent nos cheveux et notre existence.

C'est tout naturellement que le roman débute dans un salon de coiffure, alors qu'un traducteur( qui pourrait être Alan Pauls) peu habitué à fréquenter ce genre de lieux, se retrouve aux mains d'une jeune femme lui malaxant le cuir chevelu. Un moment propice au relâchement des sens, à l'abandon vers d'autres dimensions de sa mémoire.

"Ce qu'il fait n'est pas exactement se faire couper les cheveux. Il s'est assis dans le fauteuil d'une machine à remonter le temps(...)" 

Dès lors que les cheveux semblent se faire oublier, le rendez-vous rituel chez Celso, le coiffeur paraguayen, dont un pan méconnu de son histoire nous sera narré sur la fin, rappelle l'esclave à son supplice mensuel. Les positions incommodantes, les ordres martelés avec une précision diabolique, et surtout les questions d'usage, répondant nécessairement à une subjectivité embarrassante à la suite desquelles notre homme est contraint bien malgré lui d'exprimer sa volonté le plus concrètement possible, l'oppressent au plus haut point. Ainsi, les idées profanes qu'il se fait, du "court" ou du "long", du "dégradé" ou de l' "homogénéité", des nuances du "peu", du "un peu" ou du "très" résonneront-elles de la même façon aux oreilles du professionnel aguerri.
Des scènes qui ne manqueront pas d'évoquer quelques souvenirs chez le lecteur sensible à l'authenticité de la restitution.

Associés à son sort pour le meilleur et pour le pire, ses cheveux apparaissent comme les garants de son histoire personnelle. Ils ressurgissent pour lui signifier qu'ils demeurent suspendus au-dessus de sa tête, telle une épée de Damoclès, puisque nulle autre partie du corps humain n'est susceptible, de la même façon que nos cheveux, de nous faire prendre conscience de notre nature périssable.
La volonté de modifier sa coupe obéit en quelque sorte au besoin de transmuer ce témoin de sa condamnation à venir, en symbole de son appartenance à une tendance, de s'affirmer au sein d'une époque, de clamer haut et fort son identité.
Ainsi, en subtilisant l'image de cette armée de doigts menée par son ancienne petite amie aux mocassins rouges, fouillant les méandres de la coupe afro de son camarade de classe, il ressent la caresse d'idéaux qu'il décide d'embrasser sur-le-champ, en empruntant le style du jeune garçon. Un fiasco qui laissera des marques dans son esprit toute sa vie durant. Et au gré des années, malgré les déboires de l'âge adulte, invariablement, Monti sera associé à cette exubérance capillaire, et à son pouvoir de séduction.

"Dans certains cas, il s'agit de cicatrices: on a reçu un coup, on est tombé et on a saigné, on a été recousu, et la trace en forme de sept ou la droite énergique ou le petit fer à cheval plus clair qui apparaissent lorsqu'on se rase le crâne constituent des souvenirs* empêchant que les faits s'évanouissent dans la brume du passé. Mais dans la plupart des cas il n'y a rien eu, ni accident, ni contusion, ni suture, rien, et les marques sont là, aussi nettes que des tatouages ou des empreintes digitales, des lignes de naissance qui, dessinées sur la terre intime de la peau, réapparaissent un jour et font foi d'une identité dont toute autre région du corps ou de la mémoire ne présente pas la moindre trace."

Toutefois, à chaque rencontre, plus méconnaissable que jamais, Monti porte les stigmates des crocs-en-jambe et autres coups du sort assénés par le destin, qui, successivement, l'éloigne de l'enfance.
Au même titre que les lignes de la main portent en elles l'avenir de chacun, les cheveux semblent traduire les épreuves traversées par l'être qui les porte. Plus que nulle autre parcelle de notre chair ou de nos os, les cheveux demeurent les reliques, qui survivent à la disparition de l'être chéri, et qui prennent au fil du temps une valeur inestimable, comme en témoigne cette vente aux enchères de la mèche du Ché, trésor disséminé parmi d'autres trésors, ou l'épisode final dont je tairai les détails.

Alan Pauls impressionne par l'ampleur de ses phrases, au sein desquelles afflue simultanément une multitude d'idées. Tourbillon syntaxique ininterrompu du début à la fin, au coeur duquel le lecteur risque de se perdre s'il ne se laisse pas emporter par l'esprit de l'auteur, à fois réflexif et cocasse.