samedi 18 septembre 2010

Un train qui revisite l'histoire

M.C.Escher, Mains se dessinant(1948)


L'auteur mexicain du roman El último Lector, David Toscana, est publié pour la deuxième fois chez Zulma et on retrouve non sans réjouissance derrière cette traduction française un François-Michel Durazzo habité par la créativité( il avait spontanément accordé un entretien à la taverne en novembre 2009) .
En embarquant pour Un train qui devait me mener à Tula, j'ignorais les tenants et les aboutissants de mon voyage, d'autant plus que je m'étais volontairement refusé à parcourir les informations disponibles au sujet de ce dernier. El último Lector m'avait à l'époque littéralement englouti dans les méandres de l'esprit du lecteur, à tel point que durant quelques jours, je ne voyais plus le monde qui m'environnait que sous le rapport des univers littéraires qui m'entouraient.

Indéniablement, David Toscana est un auteur qui se plaît à démultiplier les points de vue, à susciter des interprétations diverses, à égarer son lecteur pour que celui-ci jouisse ad finum du plaisir d'être prodigieusement déboussolé. En effet, la perte de repères s'inscrit dans une démarche féconde qui engendre chez lui des sensations délicieuses, comme si au rythme des désillusions, la connivence accentuée avec les personnages, permettait de faire partie intégrante du récit. Auteur infiniment précieux, qui se classe dans la catégorie des auteurs capables de rehausser le rang du lecteur à la hauteur de celui qui engendre l'oeuvre, et de le précipiter dans la profondeur béante de ses mises en abyme.
"Avec un peu d'expérience, j'avais compris que, dans les affaires, ce n'est pas la vérité qu'on recherche, mais des réponses satisfaisantes, le genre de réponses qui ne dérangent personne."
Après tout, l'histoire, qu'est-ce que c'est? Dès la mise en marche de ce train qui ne s'arrêtera finalement jamais complètement, le récit ne cessera de s'interroger sur cette question existentielle du rapport de l'homme à l'histoire, de mettre en avant les liens étroits qui unissent acteurs, spectateurs, narrateurs et lecteurs de celle-ci. Le cheminement des uns et des autres, au gré de leurs fantaisies, intérêts, obligations, omissions ou disparitions, conduit inéluctablement à dérouter l'authenticité essentielle de l'histoire.
"Toute la journée elle répète que je ne suis plus le même, que je ne lui dis plus les choses d’avant, et elle insiste sur cet avant comme quelqu’un qui parle de la préhistoire. Avant Jésus-Christ. Pour moi seul existe l’après-Carmen. Préhistoire signifie "précarmen", et Patricia appartient au "précarmen". Elle n’est plus qu’un souvenir qui malheureusement occupe une place physique dans mon lit, un souvenir dont parfois je me sers. "
D'entrée, un avertissement nous apprend que le récit va nous être conté à partir d'une série de témoignages d'un homme disparu, après une crue qui a englouti des centaines de corps.
Ainsi, à travers Patricia ressuscitant le passé de son mari dans le rôle du biographe, c'est la figure mythique d'un Juan Capistrán qui ressurgit. Parallèlement, c'est le passé du Mexique qui prend forme, qui rétroactivement reprend vie. Le statut sacré de l'histoire symbolisé par son immuabilité, est démystifié par la volonté ardente de cet enfant maudit dès sa naissance, à vouloir être réhabilité, à connaître une seconde jeunesse post-mortem.
L'amour porté à cette jeune fille, cet ange tombé du ciel, incarne le souffle dynamisant le train narratif de l'oeuvre.
Cependant, si le passé fluctue au fil de la volonté et des intérêts de chacun, subsiste un espoir latent d'imaginer une mémoire prédominante au sein de laquelle la réalisation de son propre rêve serait à jamais fixée dans le temps.
La mission de retrouver cette CArMEN perdue est transmise au biographe, lors d'une passation de témoin empreinte d'une ferveur qui confère à l'instant une troublante religiosité.
"Il a levé les yeux et poussé son fauteuil jusqu'à moi. Le regard embué de larmes, il s'est penché, ployant complètement le buste, dans une posture qui semblait être sa façon à lui de s'agenouiller, et m'a dit d'une voix traînante:
-Fais en sorte que les choses se passent autrement."
La quête initiée par le vieillard immobile se perpétue ainsi puissance trois, d'un personnage à l'autre, de Juan à Froylán, puis de Froylán à Patricia, et enfin, de Patricia au lecteur.




Plus la rame de ce train avance en direction de Tula et de son présent, plus l'aiguillage se prête à la déroute de la trame du récit. L'occasion d'ouvrir des portes renfermant des histoires qui se confrontent les unes les autres, sans que l'on puisse appréhender concrètement depuis quel esprit, à partir de quel lieu précisément ces narrations voient le jour.
Imperceptiblement, les chemins bifurquent avant de s'abîmer dans la juxtaposition d'hypothèses absolument jouissive.

Ainsi, au sujet de la mort du grand-père maternel de Juan, subsiste un doute prégnant:
"Et c’est ainsi qu’un soir où il avait bu, il tomba, peut-être endormi, de son cheval qui trottait très loin de la route. On le retrouva de nombreux jours plus tard sur une fourmilière, déjà presque un squelette, et jamais on ne sut s’il était mort de sa chute ou des morsures des fourmis rouges."
Quant à la disparition de sa grand-mère suite à une chute tout aussi fatale, on peut rester perplexe sur les circonstances précises, bien que les avis convergent sur un point.
"Ensuite, il y a deux versions des faits: le cocher a raconté que les roues avaient heurté une grosse pierre et que, sous l'effet de la secousse, elle était tombée de la voiture comme un sac de maïs. Amalia assurait que l'accident était dû à une somnolence passagère du cocher, qui avait fait cahoter la voiture avant que sa roue arrière ne passe sur la pauvre femme. En revanche, elle était complètement d'accord avec le fait qu'elle était tombée comme un sac."
Plus tard, les rencontres du mercredi entre Juan et Carmen obéissent à une routine, qui selon lui ne mérite point d'être contée, et on assiste alors à un journal où se succèdent de brèves évocations suggérant avec dérision que la plupart des faits constituant nos existences ne valent pas le détour:

(Un autre mercredi)
"-Ne voyez-vous pas que je suis amoureux de vous?
-Bien sûr, depuis le premier jour.
-Alors à quoi diable jouez-vous?
-A oublier Alfredo.
-Et quand cela arrivera-t-il?
-Parfois, je pense très bientôt, parfois, que tu vas avoir besoin de beaucoup de patience.

Un mercredi de Cendres:
-As-tu entendu?
-Comme un cri. Je vais voir.
-Non, laisse Concha aller voir.
Au bout d'un moment:
-C'est une petite vieille qui est tombée de sa charrette. Elle a l'air en mille morceaux."


Escher, Main avec sphère réfléchissante(1935)
Cette régénération narrative s'inscrit en toile de fond du récit à travers les graffitis de Piñez, qui se renouvellent sur le mur de la ville, comme sur les pages d'un livre en gestation. L'histoire abordée en tant que mémoire collective semble s'effacer au profit de la vertu euphorisante de ces contes éphémères et profanes. Pour ainsi dire, cette façade semble personnifier l'aspect légendaire de l'histoire, et de la ville de Tula, capitale des Toltèques disparaissant brutalement il y a près de mille ans, suite à un incendie dévastateur. A l'origine de la fin de Tula, que ce soient les flammes ou l'eau, peu importe après tout, tant que les brèches de la mémoire resteront comblées par la fantaisie de ceux qui raconteront, et de la crédulité de ceux qui écouteront ces histoires au pluriel.
Au même titre que la cité toltèque, l'identité même des protagonistes baignent dans l'ombre d'un mystère insondable, fait de falsifications, de pseudonymes et d'arbres généalogiques composés de filiations incertaines.
Comme un jeu d'échec à restituer la vérité, on pourrait, ici ou là, remplacer telle ou telle pièce de ce formidable puzzle sans que l'ensemble s'en retrouve pour autant dénaturé.

J'ai refermé les pages de ce livre de voyages à travers le temps, les lieux et les émotions, et je poursuis ma course onirique vers Tula, allant d'un rivage de la mémoire à l'autre.

Peu importe la destination à partir du moment où en retour de ce voyage, nous recevons l'ivresse de la vitalité.


mercredi 15 septembre 2010

Un coffret en territoire érotique


Quatre fruits défendus par un fourreau ténébreux dont il faudra fendre l'écorce, étreindre la prose, chavirer avec elle dans le monde du pêché. Souvent plus éloquent que suggestif, le genre soulève ici le débat de la frontière intangible entre érotisme et pornographie. Le langage parfois dévergondé de ces courts textes, rassemblés au sein de ce nouveau coffret paru aux éditions de l'atelier in8, ne s'interdit pas la mise en valeur des corps dans leur entière nudité, dans leur totale impudeur à se réveiller. Le plaisir n'est alors plus tant de combler les ellipses laissées par le texte, d'imaginer une suite aux fantaisies inventées par l'auteur, que de s'inviter dans le ballet alimenté par la frénésie de l'excitation, par la palpitation de l'instant, par la suprématie de l'instinct. Le recours à la pornographie obéit au besoin d'exalter ce qui anime le coeur des personnages dans leur servitude aux sens, dans leur total abandon au pouvoir d'attractivité de l'autre.

Ainsi, on retrouve non sans surprise un Jacques Abeille désinhibé de ses suspensions préliminaires, de sa syntaxe faite de circonvolutions, et qui aborde ces ébats comme une chasse, dominée par l'urgence de l'assouvissement du plaisir. Toutefois, ce n'est pas sans malice que l'auteur associe la foi religieuse et la ferveur sexuelle:

"Et les mots montent à ses lèvres en une bienheureuse litanie: Bats-moi, ô bats-moi! Je l'ai si bien mérité!"

Si les parties du corps sont parfois nommées sans détour aucun, l'enjeu psychologique ajoute au texte un caractère ambigu, ambivalent pour ainsi dire, qui ne saurait à mes yeux confesser une quelconque appartenance à la pure pornographie.

Vénus Atlantica d'Emmanuelle Urien prolonge cette idée de fantasme, associant cette fois le port d'une arme et l'idée de virilité qu'elle suscite.
Un séducteur se retrouve chaque été sur la même plage de Biarritz. Le même rituel, les mêmes gestes, répétés année après année. Si les corps et les visages des naïades en tenue affriolante se renouvellent au gré des saisons, la libido et les penchants du mari ne fluctuent guère. Le langage employé, flirtant par trop souvent avec la vulgarité, ainsi que la structure narrative ne m'ont guère imprégné.

Le texte d'Agnès Fonbonne, Recto verso et vice versa, aborde la relation entre un voisin et une voisine, en juxtaposant les rapports de l'un à l'autre, multipliant les points de vue, donnant ainsi naissance à des échanges innocents, en premier lieu, de plus en plus indécents au fil du temps:


"Ce fut lui qui fit taire l'inspiration de leurs lèvres, lui encore qui l'obligea à venir poser l'embrasure ruisselante de son infinie féminité contre sa bouche. Comme un seul homme, il avait trouvé immédiatement où cela se passait. Mais le souvenir du galbe de ses jambes, qu'il admirait toujours en silence lorsqu'elle grimpait l'escalier devant lui, le guida certainement dans la reconnaissance de ces replis cachés qu'il dégustait pour la première fois."

Le discours à la troisième personne capte le regard dans la suggestion, provoquant la germination de désirs refoulés au pas de la porte, sur la cage d'escalier, où fugitivement, les corps se rencontrent, les esprits se portent l'un à l'autre des pensées dont ils ne peuvent qu'imaginer la nature. J'ai parfois songé à ces scènes tournées au ralenti, dans le film de Wong Kar-Wei, In the Mood for Love.

Enfin, le dernier texte d'Olivier Deck, dont la taverne avait déjà évoqué, non sans émotion, l'une de ses nouvelles( La voie ferrée ) m'a séduit par son style miniature, fait de soubresauts et de réminiscences:


"L'océan gronde très loin. L'océan, le fauve au pelage gris vert. L'océan, le fauve au pelage noir. Panthère noire, atlantique. L'écume, des crocs, des griffes qui le lacèrent. L'océan, une panthère noire sur lui. Une panthère noire."

L'océan est ici un personnage à part entière dans sa sauvagerie, dans sa bestialité, dans ses variations infinies remodelant les formes, les parfums et les couleurs d'une femme qui posait pour lui et qui aurait du se retrouver face à lui, dans cette petite maison de charme, tournée vers l'océan. L'écriture alerte, éclatée, redondante d'Olivier Deck écorche le lecteur à vif, le tiraillant d'une vague d'émotion à l'autre, remuant en quelques pages, des souvenirs éreintants. Ce texte aborde aussi la thématique de la difficulté pour la muse d'exister par elle-même, de s'échapper à l'inextricable dépossession entamée par l'artiste. Un chef-d'oeuvre de concision, de poésie et de subtilité.

Pornographique ou érotique, au fond, il s'agit avant tout d'un recueil nuancé, clair-obscur, à la fois discret et explosif, qui surprend son lecteur par son audace à passer d'un registre à l'autre.


  • A parcourir: Un coffret de nouvelles érotiques parues en septembre aux éditions de l'atelier in8 regroupant:
  • Odeur de Sainteté de Jacques Abeille 
  • Vénus Atlantica d'Emmanuelle Urien 
  • Recto verso et vice versa d'Agnès Fonbonne 
  • Tes yeux sur moi c'est fini d'Olivier Deck

jeudi 9 septembre 2010

De seuil en seuil, les eaux-fortes de Arlt submergent la taverne


C. : Tandis que le roman Les Sept fous vient tout juste de rejaillir chez Belfond, la traduction inédite des Eaux-Fortes portègnes, publiée par les toutes jeunes éditions Asphalte
, est une aubaine pour le lecteur potentiel de Arlt, tout autant que pour l'inconditionnel de l'Argentin. Cette redécouverte tardive suscite une interrogation rétrospective: celle de comprendre comment une œuvre si capitale, si puissante, ayant marqué de son empreinte une époque en Amérique du Sud, a pu passer si longtemps inaperçue sur le Vieux-Continent.Contrairement à celle de ses contemporains, Borges ou Bioy Casares, qui s'intéressent à des thématiques littéraires sensiblement moins ancrées dans leur siècle, l'écriture primesautière de Roberto Arlt épouse les soubresauts de la société argentine en pleine révolution à différents points de vue. On pourrait trouver dans la spécificité de son art l'un des motifs de la méconnaissance du public français à son égard.



AF. : Tu parles de réaction… En fait il y a un mot qui m'a frappé dans le livre, et qui est employé à plusieurs reprises : « idiosyncrasie », c'est-à-dire l'idée que l'homme réagit parfois sans réfléchir à son environnement, à la société, que cette réaction, cette adaptation, est épidermique en quelque sorte : qu’il existe donc une interaction possible entre un lieu, une ville, et l’homme qui s’y meut.
J’ai noté une phrase qui me paraît être une sorte de condensé de l'esprit du livre:


"Et vous découvrez quelque chose qui n'est pas le bonheur mais son équivalent. L'émotion." (p. 198).


Elle figure dans un chapitre qui ne m'enchantait pas au départ, que je tendais à considérer comme un peu moralisateur, et puis cette phrase m'a semblé résumer tout ce que j'avais lu…

C. : Assurément, nous avons affaire à un observateur hors-pair qui approche le mystère dissimulé derrière les faits et gestes de ses congénères, percevant avec une acuité redoutable les particularités de son environnement. A la qualification immuable, il préfère la description de l'instant.

AF. : Oui, c'est exactement ça. C'est pourquoi ce monde a quelque chose d'étonnant, à la fois toujours en mouvement et pourtant cohérent et fidèle à lui-même. Une question d'émotion, justement. Et je sais que parfois, en lisant, je ne pouvais m'empêcher de sourire (ce qui m'arrive très rarement quand je lis, d'autant que je ne souriais pas forcément à des choses amusantes). Tu dois me trouver folle.

C. : Alors, pour ainsi dire, je dois être fou aussi. Par-dessus tout, j'avoue avoir été bouleversé par l'aspect visionnaire de Roberto Arlt, d'autant plus frappant dans ces Eaux-fortes, desquelles jaillissent la causticité de la saynète prise sur le vif, la concision, l'acidité du journaliste, associées à l'état d'âme du vagabond. Comme nul autre, il semble pressentir l'insensible évolution de la société, comme s'il parvenait à l'intercepter dans son caractère irréversible.


AF. : C’est vrai. Le regard de Arlt est original, déconcertant, presque. Mais ce que j'aime aussi dans ce livre, c'est que l’auteur instaure ouvertement un dialogue avec le lecteur (quand il s'adresse à un "vous" anonyme, je ne pouvais m'empêcher de me sentir directement concernée, même si, contrairement à certains – suivez mon regard - je n'ai jamais mis les pieds à Buenos Aires). Ce que j'aime aussi, c'est ce constant aller-retour entre une littérature très populaire (les saynètes que tu évoquais) et des références à la « grande » littérature (je pense cette fois-ci à Foma, le héros d’une nouvelle de Dostoïevski, Le bourg de Stépanchikovo et sa population, à Quevedo, à d'autres...).

C. : A vrai dire, cette approche est assez atypique dans l'œuvre de Roberto Arlt. Il faut garder en tête qu’il s’agit avant tout de chroniques destinées au journal El Mundo. L’auteur de celles-ci puise dans les images captées au cours de sa journée la matière à faire revivre des situations familières dans le cœur de ses concitoyens, en insistant sur son caractère spontané, rehaussant la saveur particulière et le parfum caractéristique du moment. Elles ont la contrainte du divertissement, et Arlt leur appose une puissance réflexive.

AF. : Je crois que tu as parfaitement raison. Ce qui est étonnant aussi, dans ce livre, c'est que ces textes n'étaient pas supposés former un tout, et que de leur juxtaposition naît un univers que je trouve extrêmement fort, possédant une vraie unité dans la diversité (même si des thèmes sont récurrents - le mariage ou les fiançailles, la recherche d'un travail, les paresseux et toutes leurs variantes - ça, j'ai adoré...).

C. : En effet, ces billets peuvent se lire au fil de l’eau ou bien indépendamment les uns des autres. Ils sont en quelque sorte le penchant littéraire de Palermo, Recoleta, Flores, les quartiers de Buenos Aires. Micro-cités disparates, bariolées que tout semble opposer et qui sont portées par un amour commun de ses concitoyens.
Au fil du temps, on voit naître, ici ou là, des mutations communautaires, engendrant des comportements et habitudes pittoresques, symptomatiques de la société moderne. L'un des talents majeurs de Arlt est d'être capable de saisir au vol l'évolution en cours, de capturer, sans que l'on puisse s'en douter, une photographie de la gestation.

AF. : Oui, et je ne sais si tu es d'accord avec ça, mais à mon avis il y a un personnage qui condense tout à fait cette idée, et que l'on retrouve à plusieurs reprises : l'homme du seuil (pas étonnant que ça me plaise, n'est-ce pas?).
En fait, il n'est ni dedans, ni à l'extérieur, ce n’est ni un mari parfait, ni un époux volage, il ne travaille pas vraiment mais ne traîne pas non plus - il ne sait où se placer, n'a pas de lieu à proprement parler, comme tu le dis c'est un individu qui ne peut s'inscrire en une quelconque stabilité.

C. : L'homme du seuil est un être demeurant sur le quai de la société, indécis en quelque sorte sur la direction à emprunter, sceptique au sujet de la destination à suivre. Il s'absorbe dans une nonchalance typiquement argentine, ce citoyen qui a assisté à tant et tant de bouleversements dans son pays que c'est avec prudence et perplexité qu'il scrute le monde extérieur, à l'abri des regards.

AF. : En fait, cet homme du seuil, est-ce que tu crois que ça pourrait être une sorte d'allégorie de l'homme argentin? Il est au seuil de tant de choses (de cultures différentes, de changements sociaux comme tu le disais : il est un peu à la limite de tout, et n'ose ni rester chez lui ni sortir). Du coup, c'est un témoin, un peu d'ailleurs comme Arlt lui-même, qui témoigne plus qu'il ne participe.

C. : Tu n’as pas tort, il représente à mes yeux l'incarnation de l'Argentin méditatif, l'ancêtre en quelque sorte du gaucho mélancolique qui a donné naissance à tout un pan de la littérature du pays. C’est un homme à la lisière d’une époque en devenir et d’une ère révolue.
Dans le même temps, je me disais que Arlt est tout autant dépité qu'amoureux de cette spécificité nationale. Ces eaux-fortes baignent dans un sentiment d'empathie. L’auteur s'efface au profit de cette galerie de personnages suffisamment éloquents pour nourrir l'imagination du lecteur, et pour que celui-ci se substitue à l’auteur lui-même, qu'il s'immisce subrepticement dans les rues de Buenos-Aires, qu'il subisse directement le charme de ces quadras et esquinas, de leur ambiance hors du temps.


AF. : Oui, c'est vrai, à tel point que l’auteur semble parfois se dédoubler et se traiter en personnage, tout comme les silhouettes croisées dans les rues de Buenos Aires. Et tu as raison, c'est un livre d'ambiances. Moi, je n'ai pas eu la chance d'aller là-bas, mais j'ai l'impression de connaître un peu celles de ces rues tant le livre en est gorgé...

C. : Pour revenir à ce que tu disais Anne-Françoise, je préciserais que certains ingrédients de la vie de tous les jours, le lunfardo, le maté ou le tango plongent ces eaux-fortes dans une atmosphère reconnaissable entre toutes. On a souvent assimilé Arlt comme étant le fondateur de la “littérature urbaine”. Même s’il est représentatif de sa proximité avec les citoyens, je trouve le terme quelque peu péjoratif.
Evidemment le lunfardo, l'argot des rues de la capitale, a une part prépondérante dans ces textes. Il est ici nuancé, expliqué à plusieurs reprises, donnant lieu à des chroniques pour le moins croustillantes. Le petit lexique arltien, que l’on retrouve à la fin de l’ouvrage, nous en propose d’ailleurs un bref aperçu.
A ce titre, ne pas manquer cette chronique offrant un plaidoyer sensationnel aux jargons mis à mal par des réactionnaires empêtrés dans un usage désuet et nauséabond de la langue. Arlt s’affiche en ardent défenseur de sa modernité, clamant haut et fort qu’elle doit être dotée de tout le tumulte de la population qui l’emploie, de toute l'impétuosité des porteños. Doit émerger entre la langue et celui qui se l’approprie, une connivence sensible.

AF. : Oui, la chronique dont tu parles est juste après celle sur la sincérité comme alternative au bonheur, que j’évoquais avant; je pense que tu es mieux que moi à même de la commenter.
J'y pensais avant quand nous parlions du seuil : la langue d'Arlt est aussi une langue du seuil... tout à l'heure j'avais une phrase sous les yeux, qui me semblait tout à fait représentative.

C. : J’espère que tu pourras, avant que la taverne ne ferme ses portes, nous en faire profiter, que la mémoire ne te trahira point. Ceci dit, partis comme nous sommes, risque de s’imposer une suite à notre entretien.
A mon humble avis, la langue de Arlt ne serait pas aussi saisissante sans la prouesse de la traductrice, Antonia García Castro, qui a réalisé le tour de force de restituer toute l'immédiateté du langage de l’auteur, sans pour autant en occulter la poésie latente. Quand je lis ce texte, me revient en mémoire le slogan des éditions de La Dernière Goutte dont tu évoquais dernièrement le travail sur ton blog :



« La dernière goutte aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord. Les contes cruels, les dialogues acides. »


Car moi aussi, je dois dire que j'affectionne les mots qui claquent...

AF. : "La plaque pousse une gueulante de somptuosité"… La voilà, cette phrase qui claque !
Tu sais, Christophe, que je ne parle pas espagnol. Mais ce qui est vraiment flagrant ici, c'est qu'il y a une langue très particulière dont je parviens, je crois, à saisir le rythme, entre nostalgie d'un passé qui n'existe pas, angoisse d'un avenir qui ne se dessine pas vraiment (comme dans cette île de Maciel dont les contours semblent avoir disparu).
Je perçois un rythme à la fois lent et chaloupé, triste, beau et sensuel :



"Vous étiez assis à la table d'un café. Vous preniez votre pied à ne rien faire. Votre âme débordait d'une équanimité extensible à la plus humble des créatures de la terre et, absolument peinard, vous vous disiez: "On n'y peut rien, la vie est belle ".
..."Ce qui valait bien un autre demi".

J'adore l’association : "équanimité" avec "peinard".

C. : Et un "demi" avec "peinard", c'est un joli pied de nez aussi.

AF. : L’éditeur propose la playlist de la traductrice sur le rabat de la troisième de couverture : il faudrait décidément que je l’écoute…


C. : Il faudra bien, l'un de ces jours ensemble, à l’ombre d’une terrasse, d’un cèdre ou d’un eucalyptus, siroter un maté ou déguster un bon pinard de Cafayate. Un refrain du Cuarteto Cedron, ou un couplet de ce duo français qui a repris à son compte le nom de l'Argentin, nous inviteraient alors à revivre l'une de ces scènes dont il est question dans ces Eaux-fortes. Pourquoi pas celle de la tristesse du samedi chômé, le récit imaginaire de ces fenêtres toujours éclairées à trois heures du matin, ou l’histoire, mélancolique à souhait, du Don Juan et de ces dix centimes qui lui font cruellement défaut?

AF. : J’en rêve… C’est vrai !
As-tu pensé aussi que ce qui est frappant dans le style, c'est cette juxtaposition d'un langage extrêmement raffiné avec une langue très populaire : il y a aussi dans ces textes une langue très savante, délicate, celle d'un lettré... et des références à des œuvres qui sont loin d'être des romans-feuilletons. La surprise est à chaque coin de phrase...

C. : A chaque esquina syntaxique pour ainsi dire. Et en effet, ce recueil grouille de références à la fois historiques, populaires, littéraires, musicales, burlesques... Le mélange de toutes celles-ci, associé au trifouillage, au tripatouillage de ces divers vocables ne dessert absolument pas la cohérence de l'ensemble. En ayant conscience de la difficulté relevant de la traduction d'un tel auteur, on peut sans exagérer parler de prouesse salutaire pour la langue. Et pourtant, dieu sait qu'on a souvent, à tort tout autant que de travers, accusé ce fils d'immigrés prussiens, de maltraiter la syntaxe dans tous les sens du terme. Poussée à son paroxysme, la sincérité de son écriture peut parfois s'apparenter à de la virulence. Indiscutablement, il fait partie de ces auteurs qui ont un besoin pressant de faire, à travers leur prose, exploser leur rage. Une urgence palpable qui conduit à un discours offert sans fioritures ni maniérisme. L’art brut selon Arlt...

AF. : On en revient à l'idée d’eau-forte (je me demande s'il n'y a pas un lien entre ce procédé de gravure et le vitriol? Le vitriol est de l’acide sulfurique, l’eau-forte est gravée avec de l’acide nitrique. Je m’y perds un peu…). Mais c’est une langue qui a toutes les caractéristiques du monde qu'elle veut susciter. Cette idée est développée dans la préface offerte par la traductrice. C'est pour cela que pour moi, Arlt est un immense écrivain : c'est ce qui fait la richesse de ces textes rassemblés. Moi, je sens que je vais les relire par moments, les déguster à nouveau, les triturer, les malaxer dans tous les sens…De toute façon, la syntaxe doit être triturée, malaxée, torturée pour devenir intéressante...

C. : J'apprécie ta comparaison anatomique de la syntaxe, si je puis m'exprimer ainsi. Cela me fait quelque peu songer aussi à la préface des Sept fous de ses traducteurs, Isabelle et Antoine Berman, qui rendent hommage à l’idée d’invention, si chère au romancier :



L'originalité de cette écriture (qui) doit être située dans ce que Arlt appelait lui-même une "prose polyfacétique". Une prose faite de la coagulation, du brassage, du mixage, de la fusion de plusieurs "langages" hétérogènes: le parler du Buenos Aires des années 30, l'argot argentin, le lunfardo, l'espagnol classique, le lexique des traductions (...) et toute la littérature de seconde main formée par les romans-feuilletons, les magazines populaires, etc.


L'académisme et la sacro-sainte filiation à une tradition assujettissante (on en parlait récemment) est peut-être justement ce qui empêtre la littérature européenne. Inversement, la jeunesse de la littérature argentine (et à plus forte raison, sud-américaine) permet de susciter une émulation par la diversité, par l'invention. En ce continent où les idées affluent, la création est appréciée dans son sens premier du terme, et non plus, dans le cadre complaisant d’un moule contrefaisant un langage astreignant, obligeant à reproduire un itinéraire maintes et maintes fois emprunté.


AF. : Pour moi, les mots sont aussi réels que la chair. Cela peut paraître bizarre et je ne peux me l'expliquer... Mais pour en revenir à Arlt- et tu as entièrement raison quand tu évoques le lien essentiel entre la vivacité d'une littérature et le rapport qu'elle entretient à une tradition, la façon dont elle se sert aussi des mots comme d'une pâte (ça me fait penser à la peinture, tout ça)- je pensais à une chronique que je trouve magnifique, celle qui s'appelle "La vie contemplative" (p. 215). Je crois qu'elle fait la synthèse de beaucoup des choses que nous avons dites ce soir.
En fait, c'est ce rapport de l'homme à l'action - il choisit non pas l'inaction, mais se laisse gagner par la lassitude qui fait de lui non plus un acteur, mais à nouveau cet homme du seuil, qui sera un témoin, mais peu impliqué... La fin de la chronique est extraordinaire à la fois d'humour et de raison, avec cette idée d'après-midi éternel... c'est-à-dire qu'il y a tout de même une volonté -celle que tu évoquais plus haut- à savoir celle de capturer quelque chose, de figer le temps, et, du coup, ce paresseux - ce "fiacún" est peut-être le seul à échapper à ce mouvement perpétuel.
C'est un peu comme les enfants qui naissent vieux (je crois que c'est un des premiers textes) - le temps est ce qui va contre nous, et les porteños de Arlt tentent quelque part d'échapper au temps.

C. : Tu as mis le doigt sur un point essentiel à mes yeux : le fiacún n'est pas un nihiliste, ou un fainéant quelconque. En dépit de sa démarche nonchalante, il s'évertue à cultiver un esprit bien plus philosophique qu'il n'y parait.
D'ailleurs, il n'est pas vain de souligner que Arlt conclut cette chronique en déclarant que:



"En Inde, ces indolents seraient de parfaits disciples de Bouddha, puisqu'ils sont les seuls à connaître les mystères et les délices de la vie contemplative."


AF. : Oui, j'adore cette fin - qui illustre parfaitement tout ce que nous avons dit, avec d'abord ce retournement stylistique (une langue soutenue après un langage plutôt "vert") et cette pirouette philosophique.


C. : De mon côté, je dois dire que j'ai été très touché par beaucoup de textes, mais tout particulièrement par celui des grues de Maciel, que tu évoquais tout à l'heure.
Au travers de cet enchevêtrement urbain et informe, l'humanité semble avoir été éradiquée, comme si nous assistions à la description d'un monde post-apocalyptique. Soit dit en passant, ce texte n'est pas sans rappeler un extrait des Lance-Flammes ( la suite des Sept Fous), durant lequel on assiste impuissant à la description d'une ville asphyxiée par la prolifération d’affiches publicitaires, oppressée par l'érection de toute une armada de gratte-ciel hideux au possible. L'apparition finale est ici poignante et laisse envisager un îlot de laissé-pour-compte, de citoyens engloutis par une machinerie tentaculaire. La ville dans l’œuvre de Roberto Arlt palpite comme un fauve, elle s’insinue comme une présence dévorante, bestiale en quelque sorte. A ce sujet, je te recommande d’aller faire un tour sur le blog d’iorol.

AF. : Mais je veux te dire pourquoi je suis contente que tu parles des Grues abandonnées... Tu sais combien je suis obsédée par cette idée de seuil. Eh bien, j'ai noté, en lisant cette chronique, qu'elle rendait cette idée presque concrète. Elle m'a énormément touchée aussi, car cette île est un lieu où tout se mêle et rien n'a plus de consistance propre, semble-t-il.
Tu connais le « Stalker » de Tarkovski, ce passeur entre deux mondes... Je me suis demandé en lisant cette chronique si Tarkovski la connaissait, ce qui me semble hautement improbable. Mais il existe parfois d’étranges parentés entre des univers très différents à l’origine…

C. : Hélas, je n'ai pas encore eu le temps de découvrir le cinéaste russe, mis à part L’Enfance d’Ivan, un film à la photographie proprement sidérante. Mais, qui sait?
Moi aussi, je dois dire que je me plais à inventer des filiations insoupçonnées entre artistes éloignés par la distance, par le temps, rapprochés plus que tout par un génie intemporel. Et d'ailleurs, parfois, en prenant conscience de tous ces artistes dont je n'ai pas encore eu le temps d'explorer l'œuvre, je suis pris de vertige.
Les Grues, quant à elles symbolisent à mes yeux les rouages défaillants et irrépressibles d'une société lancée à vive allure, vers un progrès dont elle imagine la portée mais dont elle n'est pas capable de mesurer ce qu'il offre. Elles incarnent la transition de cette société, dans les espoirs qu'elles apportent, et dans le désespoir qu'elles rapportent.