mardi 27 juillet 2010

Nora de Robert Alexis

Robert Alexis fait partie de ces écrivains dont chacune des parutions suscite une attente fébrile dans la taverne. De Flowerbone à U-Boot, en passant par La Veranda, aucune des compositions de cet écrivain mystérieux n'avait échappée à ma lecture.
Sa dernière oeuvre, la sixième, voit le jour dans quelques semaines. L'occasion pour votre serviteur de s'y plonger corps et âme.




Si on se réfère à la quatrième de couverture, c'est à un recueil de six nouvelles, six contes, ou six variations autour de la sexualité et de ses écarts, auquel nous sommes conviés. Entrecoupé par des entractes qui sont autant de façons de méditer ces histoires, le récit jouit d'une construction articulée autour d'une conversation entre un narrateur et une fille qui semble faire naître dans le sein du premier, dans l'âtre du château quelques frissons, quelques soupçons de pensées indicibles. L'évocation des ruines d'Orsanne, sa vie et ses mystères, ses pièces chargées d'histoires, immiscent rapidement cette ambiance si particulière que Robert Alexis est capable de créer, ce parfum d'un âge qui semble appartenir au passé, qui se prélasse dans un temps, non pas tant révolu que re-voulu.

Le premier récit, Le banc, lui aussi, nous étreint par sa progression lente et d'autant plus hypnotisante dans la perversité. Nora aperçoit subrepticement une figurine derrière une vitrine. Cette figure de femme au corps généreusement dévoilé à un parterre de soupirants avive chez la jeune fille, qui se la procure, le goût de l'indécence, l'envie de basculer de l'autre côté du miroir, de s'adonner à des jeux interdits, de se donner à l'inconnu, de s'abandonner complètement.

Les idées qui guident ces courts récits ne manquent pas. Dans Celso, Giacomo est fasciné, jusqu'à l'obsession, par la perfection esthétique de l'homme qui donne le nom au récit, jusqu'au point de ne plus être tout à fait lui-même, ou plutôt, d'être tout à la fois Giacomo et Celso. Une expérience qui le mènera au bord de l'ivresse ou de la folie, car la frontière entre les deux est insaisissable et les deux notions flirtent l'une avec l'autre. Pourtant, la suggestion, si chère à Alexis, s'estompe quelque peu, cédant le pas à un rythme saccadé, par des va-et-vient qui, loin de faire voyager, ont tendance à faire perdre le fil du récit. Des enjeux divers, les guerres intestines, les enjeux familiaux, enrichissent, certes, le récit, mais donnent surtout l'impression de desservir la limpidité de la narration.

Le Dahlia noir avait encore de quoi accaparer l'esprit du lecteur, le conquérir. Un comptable d'une grande firme de Boston apprend qu'il hérite d'une fortune aussi surprenante que conséquente. En se retirant dans une clairière perdue à l'écart d'une bourgade de l'Oregon, le personnage fait la rencontre d'un indien, qui lui apprend les rudiments de la chasse, en lui inoculant les instincts nécessaires à la réussite d'une telle activité dans le respect de la nature, qui passe par l'apprentissage de chants tribaux. Après le départ provisoire de son compagnon, au fil des semaines, des mois, l'ex-comptable, esseulé, se remémore les apparitions stimulantes de la lingerie féminine qu'il a jadis entraperçue au détour d'une ruelle citadine. Idée fixe accaparant ses pensées quotidiennes, elle le condamne à commettre les forfaits qui lui permettront de rassasier ses penchants fétichistes.
Si l'idée ne manque pas de charme, j'ai toutefois été quelque peu frustré par la relative prudence d'Alexis à s'aventurer plus loin dans la perversité, comme si ce dernier avait honte de donner libre cours à des penchants lubriques, de livrer la pleine démesure qu'une telle situation aurait méritée à mes yeux.

Étrangement, ce sont les récits dont le narrateur est une femme qui parviennent justement à se laisser emporter par le flot d'idées malsaines circulant dans l'esprit des personnages.
« Comme mon sexe s'est bien ouvert ! Et mes seins, comme on les a bien touchés ! Mon corps a donné ce qu'il pouvait, la rondeur des épaules, la finesse de la nuque, les lèvres forcées par une langue, les yeux fermés par un baiser, les cheveux que l'on tient, que l'on tire, celui qui ne sait plus comment dire son envie, qui mord et frappe... Car j'ai besoin de sa violence, j'ai besoin de fermeté, et je me fiche d'être respectée. Prenez la femelle ! Ne laissez rien de votre courage. Soyez mâles, c'est tout ce que je demande, c'est tout ce que nous demandons. Pénétrez notre fente, arrosez le fond de notre ventre, battez à l'intérieur sans nous laisser d'autre choix que de jouir totalement. Dans le râle, les yeux perdus de l'amour, quand nous sommes consommées au feu d'un désir sans réserve, là, à ce moment, nous rejoignons ce que nous sommes. »


Le repas, au lieu, de se perdre en détours, en vagues circonvolutions, s'enfonce, toujours et encore, sans retenue, dans les souterrains sexuels de la féminité. La répulsion, par pulsations successives, se transmue en pulsion, en impulsion.

Le dernier récit, intitulé Résurrection, relate, heure par heure, le parcours d'un proxénète, Robert de Hanse, qui tâche de combler les fantaisies de ses clients. Plus que jamais, le sexe ne semble plus représenter une simple source de plaisir, mais un appel vers des contrées inaccessibles sans son essor, insurpassable dans sa puissance délivrée.
Sous la plume de Robert Alexis, le sexe se pare et s'empare d'une dimension insoupçonnable. Il devient dévoration, adoration, ou la fusion des deux. Il accapare l'esprit de celui qui se laisse tenter, qui se laisse démanger par ses délices.

Nora procure des sensations, des frissons, des frustrations aussi, subtilement mises en scène. Il ne s'agit pas de la pièce maîtresse de la bibliographie d'Alexis mais ce recueil n'en vaut pas moins un coup d'oeil à la dérobée.



mardi 13 juillet 2010

Les Saisons de la déliquescence




On cite volontiers Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier, Sous le Volcan de Malcolm Lowry et, moins fréquemment, Les Saisons de Maurice Pons. Pourtant, assurément, il s'agit d'un livre culte, hanté, l'un de ceux que tout lecteur se doit d'avoir lu une fois dans sa vie. L'un de ceux qui charrient des torrents d'images, faisant jaillir des cascades d'émotions. L'un de ceux qui laissent des traces indélébiles dans sa propre existence.

La saison pourrie

Pluie d'hier, pleurs d'aujourd'hui, plaie de demain.
A longueur de journée, le ciel s'acharne à déverser, du matin au soir, du soir au matin, des trombes d'eau. Une symphonie rebattue. Un tel climat pourrait- se dit-on- créer les conditions favorables à la fertilité, nourrissant l'espoir d'une végétation luxuriante, d'une culture abondante et fort variée. Pourtant, la terre égorgée par l'eau déferlant sur elle à longueur de journée, loin de se repaître de ce festin élémentaire, charrie des torrents de boue, vomissant la pourriture qui la ronge de l'intérieur. Les gouttières s'efforcent d'évacuer le surplus d'humidité, les toits de planche sont rongés par la rouille, les façades obstruées, les bâtisses en état de décrépitude avancée. Quant au bélier, rivière tumultueuse par le passé, elle n'est plus désormais qu'une tranchée aride, vestige d'un temps révolu.
Un voyageur inconnu, Siméon, trouve refuge dans ce pays inhospitalier, avec comme seules richesses, une plume et un bloc de papier vélin. L'espoir de trouver le couvert dans l'auberge environnante se heurte à la patronne éléphantesque et à l'hostilité de la population locale, qui ne voit guère d'un bon oeil la venue d'un étranger se déclarant écrivain, alors que pas un ici ne sait lire ni écrire. A force d'imprécations auprès de la tenancière des lieux, il parvient, malgré tout, à obtenir un fadasse bouillis de lentilles noires, seule denrée périssable offerte par la terre, et un lit rudimentaire perchée dans les combles de l'habitation. In excelsis!




Après la pluie, le mauvais temps

Après l'aurore, l'horreur d'aujourd'hui, l'or blanc maculé de demain.
Ensevelies par une neige qui tombe drue toute la saison, les contrées se meurent, prisonnières de son tombeau glacé. La putréfaction prolifère, envahissant les êtres qui s'évertuent, malgré tout, à vouloir apprivoiser ces terres. Première victime de cet état de déliquescence, Siméon échoue à se débarrasser de ses blessures, qui le harcèlent, qui le harassent sans discontinuer. Pis, elles dégénèrent, elles deviennent gangrènes, le forçant à consulter un médecin, ayant recours à des méthodes peu communes, et à un assistant surprenant. Car ici, les animaux sont l'oxygène, dont semble être privée l'eau qui déferle incessamment, sous toutes ses formes. Ce sont eux qui, plaqués au bas du ventre, réchauffent comme une couverture de survie, eux encore qui rendent possible la procréation, accordant un temps de sursis à ce pays dépérissant.

Renaissance de demain ,
PrimaClara

« Encore un avertissement; ne vous méprenez pas sur mes desseins qui sont périlleux. Ce que je dois écrire n'est pas beau en soi. Je peux bien vous l'avouer, ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines- comme par exemple la mort de ma soeur Enina- et c'est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera le monde, qui en fera sortir tout le pus, mot à mot, goutte à goutte, comme d'une burette à huile. »


La construction d'un monde meilleur passe par la déconstruction, par l'éradication des racines gâtées. Siméon, pour garder les yeux ouverts, se voit obliger de retirer, à intervalles réguliers, les particules de glace qui s'infiltrent dans sa cornée. Amputé par morceaux, puis par monceaux, c'est à corps et à cris qu'il s'efforce d'engendrer les mots lui permettant d'extraire ses propres maux, affluant par cercles concentriques, d'extirper ses tourments intérieurs.

« Mais l'obscurité maintenant était totale. Il se glissa rapidement hors de sa cachette et reprit sa marche vers le haut du village, emportant jalousement le trésor d'images qu'il venait de dérober à la nuit. »

Fantasme, chimère, le printemps est une saison éphémère, entreaperçue à la dérobée, dans la pénombre. Faite d'ombre plus que de lumière, c'est la saison des illusions, des espoirs de renaissance. Clara, la fille des Dogde, dénudée, offerte au regard incrédule de Siméon, incarne cet espoir, apporte la preuve incontestable que le monde de beauté est aussi doté. Dans le paysage montagneux, le col-frontière apparaît bientôt comme la ligne de fuite rêvée par toute une communauté, hantée par les richesses disséminées de l'autre côté.
Ces contrées ténébreuses, où les saisons durent plus qu'une année, déréglées par une temporalité surnaturelle, ce pays à la population rustre et méfiante, aux pratiques insolites n'est pas sans faire songer aux univers kafkaïens. Maurice Pons a su le dépeindre avec un lyrisme avivant des émotions primitives, rivant le lecteur aux maux de Siméon, à ses souvenirs épars. Il nous livre ici une fresque animée d'une fièvre de tous les instants, d'une ferveur, qui par sa simplicité, son épurement, touche au sublime.



  • à (re)découvrir chez Christian Bourgois: Les Saisons de Maurice Pons(1965)

jeudi 8 juillet 2010

Le Lycanthrope et les rites textuels pourpres

Jeune maison d'édition qui s'était illustrée une première fois avec la parution du premier roman de Patrick Dao-Pailler(§iamoises), Le Vampire Actif nous revient, ici, dans un tout autre registre, puisqu'elle nous propose la (re)découverte d'un soleil noir de la littérature du XIXème, surnommé Le Lycanthrope.

Douzième enfant d'André Borel, Petrus Borel voit le jour dans la capitale des Gaules, tout comme la maison d'édition qui le ressuscite. C'est en fondant lui-même, en 1829, Le Petit Cénacle, une communauté ayant pour but la stimulation de la création littéraire, réunissant d'éminentes plumes en vue, telles que Théophile Gautier ou Gérard De Nerval, que Petrus Borel s'autoproclame ainsi.
L'introduction de l'ouvrage, intitulée « Repères », nous apprend aussi qu'il s'agit d'un artiste pluridisciplinaire( journaliste, poète, nouvelliste, romancier) épris, avant toutes choses, d'indépendance et de liberté, refusant à se ranger dans tel ou tel courant de pensée ou à adhérer à quelque parti politique. Inféodé, insoumis, Borel souhaite même renouer avec une sorte d'état de nature, loin de la contamination vicieuse des villes. Ces différents traits de caractère s'expriment au coeur des personnanges déchus jaillissant de la pointe acérée de Petrus Borel.

La partie principale qui suit, intitulée, quant à elle « Quartiers », comprend un florilège de dix textes plus ou moins longs, qui permettent de voyager au coeur de la bibliographie de Petrus Borel et de ses différents aspects. Une aubaine pour cette oeuvre éparse et inclassable, qui demeure, pour l'essentiel, épuisée depuis fort longtemps. Les deux premiers textes retenus mettent en scène l'existence tragique d'un pseudo-écrivain, Champavert, sorte d'alter-ego fantasmé de l'écrivain qui se voit attribué, outre le mal-être et le spleen irrémédiablement attachés à la figure de Borel, de nombreux éléments autobiographiques.

« La vie est bien amère et la tombe sereine »(Passereau l'écolier)


Vient ensuite Passereau l'écolier, une pépite, extraite, comme les deux précédents textes des contes immoraux. Ce long texte m'a littéralement séduit par son ton à la fois poétique et sarcastique. L'histoire, somme toute classique- le récit d'un amour trahi- est éclipsée par les moyens imaginés par le jeune cocu afin de remédier à ses maux. Ne parvenant à obtenir l'accord de sa propre exécution malgré les imprécations renouvelées auprès d'un bourreau, le jeune homme ira même jusqu'à écrire aux députés pour leur suggérer la création d'une institution offrant aux suicidés le pouvoir de jouir d'une mort convenable, en échange d'une contribution, permettant ainsi de renflouer les finances publiques. Les joutes verbales entreprises par Passereau et son confident donnent lieu, elles aussi, à des passages d'une ironie particulièrement exquise et qui mettent à mal la fidélité féminine. La scène finale, celle du puits, quant à elle, laissera des traces jusque dans Les fleurs du Mal de Charles Baudelaire.

« Vous irez rue des Amandiers-Popincourt; à l'entrée, à droite, vous verrez un champ terminé par une avenue de tilleuls, enclos par un mur fait d'ossements d'animaux et par une haie vive, vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une longue allée de framboisiers, et tout au bout de cette allée vous rencontrerez un puits à rase terre. »

Le Fou du Roi de Suède et Les Pressentimens Médianoche sont deux textes qui semblent s'aventurer en terres fantastiques, à la rencontre de Mary Shelley et de La Transformation, duquel le premier est adapté. La tourmente, la solitude du personnage principal, incapable d'obtenir ce qu'il souhaite le plus ardemment, s'inscrivent dans la filiation des figures marquantes du gothique(Charles Robert Maturin, Ann Radcliffe). Le pacte final conclu avec un gnome repoussant, permettant au Fou d'acquérir une fortune substantielle, au prix d'un échange risqué de son corps avec celui du monstre, pour trois jours seulement, rappelle quelque peu le dénouement du Moine de M.G.Lewis ou de l'illustre Divine Comédie de Dante D'Alighieri, d'autant qu'il faudra, pour que le malédiction se lève, que leurs deux sangs se mêlent. Cependant, chez Borel, le fantastique, fatalement, finit par se faire chasser par un éclaircissement rationnel.


Le Monde, la Solitude, la Mort, les trois compagnons auréolant l'existence et les créations de Borel, prennent vie dans le prologue de Madame Putiphar, poème ou cavalcade nous entrainant aux portes de l'abîme, aux antipodes des sempiternelles romances et poèmes à l'eau de rose. L'univers du lycanthrope dans toute sa splendeur, dans sa livrée noire.
L'Obélisque de Louxor constitue une dénonciation du pillage inlassable du patrimoine d'autres contrées. L'auteur met en évidence l'absurdité d'une activité qui, sous couvert de préservation culturelle, met en péril, ébranle la richesse d'une civilisation. Pourquoi diable, déplacer un monument égyptien, qui vient ici, dans nos avenues et ronds-points, dépareiller le paysage urbain? Un cri de rage, une réflexion qui pourrait encore, de nos jours, servir d'exemple.

« Puisque nous sommes aux pompes, comment voulez-vous que nous ne pompions pas. »

L'apport journalistique de Petrus Borel n'a pas été négligé, lui non plus, puisque nous sont présentées deux de ses participations à l'encyclopédie morale du XIXème siècle, Le Croque-Mort et Le Gniaffe. Des professions qui ont chacune leurs classes distinctives, leurs accoutrements, leurs particularités, dépeintes avec une truculence tout à fait exquise, à l'aide d'une profusion de jeux de mots, et également, desservie par une érudition surprenante. Ainsi, on apprend la petite histoire du pêché originel qui est à la source de l'appellation de « cordonnier », un gniaffe peu scrupuleux de rendre à César ce qui est à César.

« Étoile oubliée ou éteinte, qui s'en souvient aujourd'hui, et qui la connaît assez pour prendre le droit d'en parler si délibérément ? »(Charles Baudelaire, L'Art Romantique, réflexions sur quelques-uns de mes contemporains)

La partie « Agora » reproduit les hommages rendus par la figure de proue de deux courants littéraires majeurs, Charles Baudelaire et André Breton. En des termes nuancés, d'ombre et de lumière, il s'agit d'un témoignage sur l'influence considérable que Petrus Borel le visionnaire a pu avoir sur plusieurs générations d'artistes.
Crépuscule, aurore boréal d'un ouvrage de fort belle tenue, Olivier Rossignot, éminent spécialiste de l'auteur, marqué à jamais par le sceau de Petrus Borel, poursuit la contamination lycanthropique en évoquant ses différentes rencontres avec l'auteur. Mystification ou authenticité biographique, Petrus Borel, Soleil noir de la littérature du XIX ème siècle, lui qui s'enracinait profondément dans les méandres de l'existence, s'éteindra, suite à une insolation, au terme d'une mission en Afrique, le berceau de l'humanité.




vendredi 2 juillet 2010

La Somdolence de Martha



« Cachons-nous et attendons... »
Jean-pierre Martinet est né à Libourne en 1944. Son premier roman, La Somnolence, a vu le jour en 1975. Salué par la critique, nourrissant malgré tout quelques réticences à cause de sa noirceur, le récit halluciné, toujours alerte, de Martha annonce les péripéties à venir de Jérôme. Avec une fulgurance, rarement atteinte pour un premier roman. Finitude nous propose de (re)découvrir La Somnolence que Pascal Pia, lecteur exigeant, qualifiait de « prodigieusement active », soulignant que: « La composition d'un tel ouvrage implique une intelligence aiguë de la création littéraire. »

Martha croule sous le poids de sa solitude, mais conserve une énergie indomptable. D'années, elle en compte 76. D'après un calcul basé sur l'absorption quasi-métronomique d'une rasade de whisky. De quoi tenir debout, toujours et encore, de laver les affronts incessants qui déferlent sur elle.
A la tête de l'Organisation qui s'entête à la souiller, il y celui, à qui elle, Martha, s'adresse à la deuxième personne du pluriel. Amant du bon vieux temps, profiteur de première, ingrat de service, malgré les maigres indices distillés ici ou là, on ignore l'identité précise de cet homme omniprésent, et pourtant désespérément absent. Offensée, Martha refuse de sortir de chez elle, de peur d'affronter les jeunes filles rousses et autres chimères qui sont chargées d'acculer la vieille femme dans ses derniers retranchements.

Dehors l'orage gronde,
l'air est saturé,
pas un souffle,
pas le moindre répit,
la suffocation,
la conspiration,
l'insupportable,
l'intolérable,
la société,
sa tempête
et ses bassesses,
avilissante,
repoussante,
croupissante.
Et Martha,
subissante,
insoumise.
Et à ses côtés
Dieu tout-puissant .

Pour obtenir la clémence des cieux, Martha confectionne tous les soirs, au seuil de son sommeil, son ultime réconfort, un cercle composé de quatre fruits confits rouges et de trois verts, précieusement conservés dans une boîte fermée à clé. Avec sa bible, son crucifix, le portrait du pasteur et sa bouteille de whisky, il s'agit de ses derniers compagnons d'infortune.
Le pasteur, le père de Martha, jadis pendu à son cèdre fétiche, semble désormais être suspendu aux lèvres de sa fille, à chacun de ses parjures. De droite à gauche, de gauche à droite, son mouvement de balancier, son va-et-vient post-mortem contamine la narration hallucinée, lancinante de Martha. Et ce refrain aussi, ce chant contre tes morts, cette oraison funèbre, déclamés par la Malibran qui reviennent, entêtants, envoûtants:

« Be not afeard-the isle is full of noises,
Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not
Sometimes a thousand twangling instruments
Will hum about mine ears; and sometimes voices... »
L'humour et la noirceur se côtoient à chaque instant, cocktail détonnant qui insuffle au récit une énergie proprement sidérante.
D'un bout à l'autre du roman, les pensées de Martha s'enchaînent, sans répit, dans un tumulte absolument étourdissant.
Martha soliloque, entourée d'une galeries de personnages fantomatiques, qui s'immiscent dans la ronde. Les dialogues ne ressemblent guère plus qu'à des monologues échoués, les monologues, quant à eux, s'apparentent à des dialogues déchues. A des ritournelles blasphématoires. Martha parviendra-t-elle à s'échapper, à se glisser par delà l'enceinte, à s'extraire de sa propre prison? A entrevoir une éclaircie? A renaître?

« Monde atroce, torturant, trop étroit pour mon coeur, baraque de foire, lieu de honte... »

ainsi s'exprimait le pasteur, ou l'inconscient de Martha dans son inconstance, dans sa somnolence?