mercredi 30 juin 2010

L'infamie selon Claude Louis-Combet


Les entrailles toujours et encore, après la lecture de Dissonances 18.
Un recueil qu'il fallait proprement décortiquer, dont il fallait, au préalable, une à une, séparer les pages, afin de pouvoir pénétrer son univers, de s'immiscer dans le sein de ses récits. Un avertissement, un rite initiatique, une façon, en quelque sorte, de prendre conscience qu'au coeur des pages dévoilées, l'innocence ne sera plus, ou qu'elle sera, à chaque instant, menacée.
Six nouvelles, six façons de s'approprier la complexité de l'enfance, son impuissance et ses fantasmes, l'enfance faite d'ambivalence, l'enfance et ses infamies, Augias et autres infamies.

Si les histoires narrées peuvent, dans un premier temps, s'apparenter à des contes pour enfants, et s'en inspirer, la narration s'en détourne rapidement pour serpenter dans les chemins de traverse, visiter l'inavouable, l'ineffable, perforer la superficialité, pénétrer la super-filiation qui unie les êtres les uns aux autres.
L'infamie s'opère par la perversion, l'inversion des rôles, des repères habituelles. Les parents, censés jouer le rôle de gardes-fou, incitent ici leurs progénitures à se glisser dans les coulisses, à lever les yeux vers les secrets.
« VOUS ALLEZ VOIR », martèlent ainsi les mères à leur garçon, en préparation du spectacle qui s'annonce dans Baubô. Ils verront d'eux-même car les mères sont, suite à une mystérieuse épidémie, ayant décimé leurs maris, les dernières garantes des tabous. La découverte se fait sans explication ni intermédiaire, dans l'immédiateté totale de l'expérience.
Les enfants, quant à eux, se laissent, sans retenue aucune, aller à des pêchés, tels que la luxure, le voyeurisme, le mensonge, voire la zoophilie ou la nécrophilie. Les coupables deviennent victimes, en subissant le châtiment de leurs actes et pensées. Robinson par l'intervention nocturne du cisailleur Prokhuss, Flore par la dévoration cauchemardesque qu'elle affronte, Augias, par le torrent pestilentiel qui déferle de ses expériences scientifiques, Yezid, enfin, par sa propre putréfaction.

Dans chacune de ces histoires, c'est une pulsion sauvage, le désir de faire sortir le secret de ses gonds, d'être le spectateur exclusif d'expériences interdites, qui animent les personnages.
A la source de ces aliénations, de cette servilité, il y a une fascination primitive, exacerbée.
Yezid, ne ressent-il pas le besoin de s'extirper du temps, de pénétrer les mystères de la vie, de renouer avec ses origines?
Flore se délecte de sa grand-mère, des parfums qu'elle dégage, des formes qu'elle dévoile, des envies qu'elle fait naître.
Victor, quant à lui, est littéralement hanté par le conte La Maison des Marmousets jusqu'à le confondre avec sa propre existence. Avec émotion, il revit inlassablement la tentation, le désir d'immiscer son regard à travers les fissures des planches, de se laisser dévorer par les flammes incandescentes qui envahissent son grenier.
Le narrateur de la nouvelle se retrouve ainsi dans l'obligation de prêter une oreille attentive aux confidences de son amie. Être, en quelque sorte, le complice des actes ignobles qui lui sont narrées, et par conséquent, sacrifier son innocence. L'infamie, le sentiment de culpabilité inlassablement.

Louis-Combet mêle-toujours très subtilement- sensualité, fantastique et subconscient pour imprégner le lecteur de son ambiance à la fois malsaine et obsédante, pour semer le trouble et épicer l'interprétation. Distillant tour à tour, délices, malices et maléfices, le conteur se fait enchanteur.
Si chacun des récits est d'une grande qualité, Augias m'a littéralement subjugué. Plus que jamais, l'auteur a su agencer un récit en jouant avec différents registres apparemment paradoxaux, le fantastique et l'humour, en flirtant presque avec la parodie. Savant mélange, l'écriture distille des passages absolument jouissifs.

Le dessin à la craie noire offert par Beksinski en guise de couverture est aussi à saluer. Représentant une femme aux doigts crochues, à la chevelure recouvrant presque entièrement le visage, un avorton mutant agrippé à ses parties génitales, il semble être réalisé sur mesure pour le présent recueil. José Corti finit ainsi de convaincre le lecteur ne se laissant point séduire qu'il serait en train de commettre une absolue infamie.
On reparlera très certainement de ce Louis-Combet puisque Corti publie à la rentrée Le Livre du Fils, qui pourrait bien rappeler Augias.




dimanche 27 juin 2010

Disso-section 18



Au coeur de l'univers ouvert des revues, il existe des spécimens audacieux cherchant à retourner ses lecteurs, à bousculer leurs habitudes. Dissonances appartient assurément à cette espèce.

Première mise en bouche de ce numéro 18, La tripe c'est chic de Jean-Marc Flapp. Préliminaire chirurgical, qui nous plonge immédiatement dans le bain en nous exposant le paradoxe fondamental qui nous lie à nos entrailles. Attaché à elles pour le meilleur et surtout pour le pire, l'être humain est dans la nécessité, pour survivre, de s'en emparer, de les apprivoiser.
Dans sa continuité, nous découvrirons Petit Précis de l'entraille de Yann Dall'Aglio. Exhibées, les entrailles perdent leur nature primaire.

En vrac, dissection non exhaustive des textes qui ont marqué mon esprit de leur empreinte. Chaque pièce met généralement en scène un personnage dans une situation qui le confronte à ses entrailles, par l'intermédiaire de sa douleur, de son malaise ou de son appétit sexuel.
Lionel Fondeville a su, avec un humour assez subtile, soupesé l'embarras, Le problème majeur, que l'on peut avoir à se glisser dans l'intimité anatomique de l'autre.
Eric Dejaeger, avec Genèse de la procréation, revisite le kamasutra avec une imagination débordante.
Détricoter mes entrailles de Marlène T. dérange et met à nu la situation délicate de l'avortement, ayant recours à une écriture acérée.
Dans un autre registre, le récit poétique de Basile Rouchin, le court Adoravoration, de façon succulente, entreprend une exploration culinaire du corps adoré.

Parmi les coups de coeur de ce numéro, attardons-nous sur l'Entaille de Pierre de Tristan Felix, qui propose une pénétration assez onirique et psychologique. L'ambiguïté exacerbée du langage permet d' immiscer un doute prégnant au sujet de l'identité du corps adoré. Et, au tournant de cette courte prière latine, le mystère devient mysticisme.
Ensuite, Mula, un morceau de choix de ce numéro 18, signé Alban Orsini, qui propose chaque jour un épheméride personnel sur son blog l'Ataraxe. Au gré de ses douleurs intestinales, un homme est ballotté, tiraillé de l'intérieur, dans un taxi, aux quatre coins de la capitale française. On ne connaît pas vraiment la nature de la douleur dont il souffre, mais on comprend progressivement que ses maux sont liées, d'une façon ou d'une autre, aux tourments de son âme. Torrent impétueux irradiant son corps, Uma s'invite au creux de son ventre, au coeur de sa pénitence. Tel un poignard irradiant la douleur du personnage, avec ses répétitions lancinantes, et son impulsivitalité, l'écriture d'Alban Orsini pénètre au milieu des affres subies.
J'ai aussi été séduit par Nothing Important happened today, proposé par Rodrigue Veron, parcours parallèle autour de la fascination d'une femme pour Neige de Printemps de Mishima. Les prémices de l'acte sexuel, ses éclipses et ses ellipses parcourent ce récit. Derrière le délice de l'excitation, ressurgit l'incompréhension.
On pourrait encore citer Alban Lecuyer qui trifouille l'intimité, farfouillant les tréfonds psychologiques, les soubresauts de la domestication de son propre corps.
Jean-Marc Flapp s'illustre à nouveau avec Ventre à terre qui évoque la situation d'un homme nauséeux après une soirée bien arrosée. Le soulagement passe alors par l'expulsion d'une partie de ses entrailles et d'un face à face abjecte.

Il y a des bémols, toutefois, quelques bribes de cette revue qui m'ont moins touché. Mon ventre rose, de Milady Renoir, qui nous immerge dans la peau d'un bambin. Le texte, censé reproduire l'expression sommaire du personnage, dégluti d'une traite, m'a plutôt laissé de marbre.
D'autres texte, comme Mes abats de Cendres Lavy, m'ont aussi moins marqué, en particulier à cause d'une surenchère, d'une explosion de termes techniques relatifs aux différentes parcelles de notre anatomie, sans susciter d'émotions particulières.
Guillaume Vissac qui m'avait littéralement envoûté avec ses contributions à Cyclocosmia m'a ici, avec son Rapport d'A. davantage laissé sur ma faim. Exercice de style trop périlleux, ruptures trop prononcées dans la prose, l'immersion s'est avérée trop laborieuse à mon goût.

Par ailleurs, on s'aperçoit au fil des pages que les illustrations monochromes d'Erick Massé, dissiminées ici et là, contribuent à l'atmosphère du numéro.

La dernière partie, nommée Résonances, m'a, quant à elle, totalement ravi. Tout d'abord, nous est proposé un entretien fouillé et original, en compagnie d'Hubert Haddad dont la dernière de ses compositions, Géométrie d'un rêve avait enthousiasmé la taverne.
Se dévoilent ensuite, cerise sur le gâteau, des regards croisés autour d'un livre et d'un homme, Jérôme, qui pèse pas moins de 150 kilos et vaut son pesant d'émotions, distillées avec une verve et une rage dont seul Jean-Pierre Martinet était capable. Un gros pavé qui déroute d'abord, et puis, qui emporte le lecteur. On en reparlera probablement à l'occasion de la sortie récente de La Somnolence qui a été réédité par Les Editions Finitude. Les différentes facettes de Jérôme sont ici disséquées avec beaucoup d'à-propos par Lionel Fondeville, Christophe Esnault, Côme Fredaigue et Jean-Marc Flapp.
Pour clore ce numéro qui donne furieusement envie de lire, une petite fenêtre s'ouvre sur une autre revue, créée en 1998, désormais transformée en maison d'édition, la bien-nommée Hermaphrodite.



mardi 22 juin 2010

Extraits d'une folie en devenir



Je suis tombé par hasard sur un cahier de presque 240 pages, intitulé Extraits des archives du district. La signature porte l'appellation de la taupe. Nom de code, pseudonyme ou anagramme, ce dernier sonne faux, assurément. Mais il y a en tout un tas d'autres éparpillés dans ces pages, tous plus incongrus les uns que les autres, Grodek, Pop Suckers, Crotte de Tortue, dévoreurs de temps* pour ne citer qu'eux.

Il y a quelque chose qui me dérange dans ce rapport. Comme si toutes les parties n'avaient pas été rédigées par la même personne. Comme si elles n'allaient pas dans le même sens.

Comment peut-on, dans le même temps, avec une maniaquerie aussi absurde, s'attarder à analyser les files d'attente d'une banque, observer le harcèlement que fait subir sans raison une brute à sa pauvre voisine, chroniquer un match de football avec un sens du détail aussi pittoresque, s'attarder sur le numéro d'un illusionniste, comme s'il s'agissait de la septième merveille du monde? Humour, poésie et cruauté sont mêlés de telle façon que je pense parfois avoir affaire à un caméléon déroutant.

Très honnêtement, j'ai du mal à faire le lien, à connecter les différentes pièces du puzzle. Je dois le dire, je suis dérouté.

Je suis perdu dans les méandres de ces archives, comme s'il s'agissait d'une oeuvre censée faire prendre conscience d'une conspiration sous-jacente.

Je ne vous ai point encore parler de ces passages secrets qui répertorient procédures, habitudes et obligations des clubs d'enterrement avec un sérieux assez redoutable, je dois dire.

Là, on touche à la science-fiction**, à un monde policé à l'extrême, presque mathématique, réglé comme un horloge. Avec ces binômes inséparables, ses règles de 10 ou de 3 rigoureusement maintenues grâce à d'implacables turnovers, on pourrait le croire. Et pourtant, il y a toujours ces exceptions qui confirment la règle, comme pour semer le trouble.

Désormais c'est le chaos dans mon esprit. Plus rien n'est sous contrôle. Ce rapport est comme une météorite tombée du ciel. Il semble venu de nulle part. Je ne comprends pas.

L'auteur semble paranoïaque. De qui, de quoi, pourquoi? Cela me tracasse de plus en plus. J'ai l'impression d'être contaminé par ses soucis, concerné par ses tracas quotidiens, par l'aversion de sa fausse caissière préférée, de subir une surveillance indirecte, en pénétrant son univers.

Au fond, je me demande si ce dernier n'a pas inventé cette galerie de personnages, ces guerres intestines, ces jeux de dupe pour provoquer mon empathie, pour me faire prendre conscience que, derrière mes soucis insignifiants, l'achat d'un déodorant, les éliminatoires de la coupe du monde, les commérages de bas étage, il y a des problèmes qui perturbent ma vie en profondeur et qui la mettent en danger.

Je ne sais pas, je me dis parfois aussi que je suis en train de perdre la tête, que je deviens un lecteur trop assidu, trop concerné par les lignes que je dévore, qui me rongent de l'intérieur, comme un ver solitaire. Je ne sais pas, je me pose la question.

La mythomanie de l'auteur est à soupeser, à évaluer consciencieusement. Cette Muriel, avec sa tendance à trafiquer les archives, à y mettre son grain de sel, elle est pas toute blanche dans l'histoire, cette Muriel, ça, j'en donnerais ma main à couper, quoique. Et ce joueur de football mythique, Jiri ne porte-t-il pas le même nom que l'ami de la taupe avec qui il partageait la passion des histoires fantastiques? Le premier est un fantôme fulgurant sur le stade vert, le second une apparition presque métaphorique ou sémaphorique. Il y a des signes qui ne trompent pas, qui invitent à la prudence, qui incitent à la méfiance, il y a des signes...Enfin, je ne sais pas, je ne sais plus. Il y a des choses qui clochent, des trucs qui ne tournent pas rond dans ces archives. Boîte de Pandore, ou faux-semblants qui endorment la conscience, je ne sais pas, je ne sais plus.. s'il ment volontairement, si on le force à mentir, ou si...c'est moi qui me raconte des histoires qui ne riment à rien. Je ne suis plus sûr de rien.

Je m'interroge moi-même car je n'ai personne à qui me confier. J'ai le sentiment effarant d'être confronté à des situations troubles, entouré d'agents doubles, de personnes déguisées, de forces de l'ordre substituées en prostitués***. Voilà où j'en suis.

Il y a des questions abordées, et d'autres sabordées. Par-dessus le marché, seule apparaît la partie visible de l'iceberg. L'essentiel est recouvert d'une chape de plomb. Du coup, je ne sais plus vraiment sur quel pied danser. Une chose est sure, j'ai l'impression d'être mené en bateau.

J'oubliais. Je ne vous ai pas encore dévoilé le lieu de ma découverte. Je risque ma vie mais je me dois de ne point passer cela sous silence au risque de finir mes jours dans une prison. Pour ma santé mentale, pour votre bien, écoutez!

C'était dans ma boîte aux lettre, tout au fond. Un colis enfouie sous la pile de prospectus, publicités, tracts politiques et factures impayées. Du pareil au même quoi. De la paperasse bonne à foutre à la décharge publique. Illico Presto! Cette aubaine à ordures était tapie dans l'ombre comme s'il ne fallait pas qu'elle se montre, qu'on sache qu'elle était là. D'ailleurs, il n'y avait pas même de timbre, pas l'ombre d'un Microbia 1, 2 ou 3 collé dessus. Comme si on ne devait pas laisser de trace, comme s'il fallait, avec une prudence de tous les instants, préserver la plus grande discrétion. Mais comment a-t-on pu le glisser à l'intérieur de ma boîte? Cette question continue de me trotter dans ma tête, toujours et encore, comme un songe obsédant. Puisque la fente permettant d'y faire tomber un paquet de quelque sorte ne permet, en aucun cas-et je pèse mes mots- de fourrer un volume de cette taille. Et ce même en le compressant d'une façon ou d'une autre. A moins que la personne censée l'avoir déposé avait en sa possession un instrument dont j'ignore la nature, inspiré par Leonard De Vinci. A moins qu'on me l'ait remis en mains propres.

Ou que ce livre soit fait pour faire le tour du district afin que chacun y apporte sa contribution personnelle. Je me demande si je ne vais pas lancer une fusée de détresse, ou moi-même à mon tour, ne pas semer la zizanie dans ces rapports, épicer, et balancer tout cela à l'attention du premier quidam qui passera sur mon chemin. J'avoue que je ne sais plus, que je perds la mémoire au fur et à mesure de ma lecture, que je perds le fil de mes notes prises dans un sens aléatoire. Je ne sais pas, je ne sais plus ce que je fais, ce que je suis censé faire, censé dire, censé raconter. Je perds les pédales, littéralement, sans commune mesure. C'est inexplicable. Je suis devenu fou, ou suis en passe de la devenir. C'est l'un ou l'autre. Le seul remède: écrire, écrire pour survivre, faire passer le message, coûte que coûte.


*Plus communément surnommés Attila

**Je me crois parfois plongé dans un monde imaginé par Kafka

***D'ailleurs, le seul crime qu'ont pu commettre ces nymphes(appelées assistantes sensuelles) pour se retrouver derrière les barreaux est probablement de provoquer des érections en chaine.


jeudi 17 juin 2010

Sender renaît de ses cendres grâce à Attila


Après Le Roi et la Reine(en 2009) salué jadis comme il se doit dans la taverne, Attila poursuit le défrichage de l'œuvre de l'Espagnol Ramón Sender, avec deux courts récits, censurés dans son pays de longues années durant. Ces derniers offrent une perspective dérangeante à la guerre civile espagnole, d'autant plus frappante quand on connait le destin de l'auteur, dramatiquement lié au conflit, avec la perte de son frère et de sa femme.
Le premier, Requiem pour un paysan espagnol, déjà traduit en édition bilingue chez Fédérop(en 1976) est ici suivi par un texte inédit celui-ci(ou presque) puisqu'il avait tout de même eu droit par le passé à une parution dans la revue La Novela Espanola. Même si la plus grande partie de la bibliographie de Sender demeure inconnue aux lecteurs francophones, on ne peut que se réjouir de cette nouvelle parution, d'autant que les œuvres présentées font preuve d'une concision et d'une puissance narratives rares.

Commençons par Requiem pour un paysan espagnol qui ouvre le livre.
Un curé est sur le point de célébrer le Requiem de Paco, paysan sensible au sort des malheureux, qui vient de connaître une mort tragique, exécuté par les phalangistes.
Attendant les participants à l'office, Mosén Millán est assailli par les souvenirs de la vie de Paco, depuis son baptême jusqu'à l'extrême onction, en passant par son mariage. Il faut dire que Mosén a noué, toute son existence durant, une relation étroite et particulière avec Paco. Comme s'il s'agissait de son gamin, il le prenait sous sa coupe, le faisant devenir enfant de chœur, formait sa jeunesse en lui montrant la misère dans les habitations troglodytes. Il était, de plus, le seul à pouvoir recueillir certaines de ses confessions. Mais le dernier pêché, ce n'est pas Paco qui l'a commis, paix à son âme.
Subrepticement apparaissent les fantômes de la bourgade parmi lesquels figurent le cordonnier, qui tricote des relations ambiguës avec les villageois, ou bien la superstitieuse et médisante Jerónima, qui cherche à déjouer les mauvais tours de la fortune avec ses formules de sorcière, vues d'un mauvais œil par la population et le clergé. S'illustrant par leur absence, les proches du défunt offrent la possibilité de ressusciter Paco dans l'esprit du curé, jusqu'au terrible et inavouable remords.
Étrangement, les personnes répondant à l'appel ne sont point celles que l'on attendait; c'est ainsi que peut se poursuivre le dialogue de sourds dans cette chambre d'échos, propice à la communication entre les regrettés et les vivants.
L'enfant de chœur accompagnant le curé récite inlassablement, à intervalles réguliers, un romance relatant les moments décisifs de la vie de Paco, paraboles quasi-bibliques qui servent de courant maïeutique au fil narratif. Ses mots laconiques résonnent de façon morbide, annonçant ainsi la fin tragique de la relation entre les deux hommes.
Désormais, les êtres vivants ne sont plus que des spectres habités par les morts. Chez Sender, le récit bouleverse par la puissance rétrospective des scènes. L'Espagnol a le don de faire sonner et résonner les détails suscitant l'émotion "si bien-comme le dit si bien Hubert Nyssen(dans la présentation de l'édition Babel)- qu'à la fin, mieux qu'un épisode, mieux qu'une tranche de vie, c'est la brève éternité de l'homme qui s'impose à la conscience du lecteur."
Sous sa plume, les coups de fusil ou le bruit de crécelles recèlent une tonalité bouleversante.



Poursuivons notre découverte avec Le Gué, qui une fois de plus nous présente un personnage principal envahi par le remords. Nous verrons d'ailleurs que le couplage de ce texte avec Requiem est loin d'être innocent. Le récit est plus court, et peut-être plus dense, encore plus troublant.
Ce n'est plus par le biais de l'approche filiale que nous vivons le remords, mais plutôt à travers l'amour insatisfait d'une femme pour son beau-frère qu'elle a dénoncé mettant un terme à sa vie.
Lucie repasse devant la maison en deuil, espérant filer jusqu'au gué pour y nettoyer son linge et purifier son âme. Pourtant, une voix se fait entendre, celle de la mère du défunt. En témoignant sa haine à l'encontre de l'assassin de son fils, Lucie est rattrapée par une foule de souvenirs.
« Il lui donna la faux. Debout derrière elle, ou plutôt tout contre, il posait ses mains sur elle, et ils fauchaient ensemble. Ils avançaient très lentement. Elle sentait dans son corps sa chaleur à lui et résistait au mouvement pour que le contact fût plus étroit. Elle perçut dans son cou le souffle accéléré du garçon, qui lâchait la faux et la prenait dans ses bras en cherchant ses seins. »

Le lecteur est, non seulement complice de l'amour voilé de Lucie pour son beau-frère, mais aussi de sa délation fatale. Joaquine, sa soeur, apparaît ensuite de l'autre côté de la rivière. Sa présence accentue le raz-de-marée déferlant sur Lucie.

« Cela fait trois nuits que je veille, que j'écoute le vent contre la cheminée, et que je me demande ce que je pourrais faire pour que ce remords arrête de me brûler de l'intérieur. »

Malgré l'emploi de la troisième personne, avec ses monologues intérieurs qui happent le lecteur au cœur de l'esprit de la jeune fille, c'est presque à un huis-clos psychologique auquel nous assistons. Pour Lucie, la libération passe nécessairement par l'aveu de son acte cruel.
Pourtant, les éléments, l'eau et le vent, se montrent capricieux, résistant aux confidences, entre les deux côtés de la berge, entre les deux amantes du disparu. Salvateur potentiel, le grand-père, le confident de Lucie par le passé, n'est plus présent en ce bas monde, pour remédier à la recrudescence émotionnelle qui, par vagues successives, emporte Lucie, au sein d'un tumulte inexpugnable. La pénitence est d'autant plus terrible que la confession, même entendue, n'est toujours pas crue.
Comme une malédiction irrémédiable, les hantises deviennent peu à peu des hallucinations, emportant le récit, toujours plus loin, vers des rivages supranaturels. Et c'est la rivière qui sert de passage de témoins entre les morts et les vivants, qui sert de frontière entre la réalité et le fantastique, en pourchassant et acculant Lucie dans ses derniers retranchements, par ses ritournelles, inaudibles mais ensorcelantes, indéchiffrables mais obsédantes... « Moucharde, tu parleras...tu parleras et tu ne le diras jamais, jamais, jamais... »




lundi 14 juin 2010

Rumba dulce y bonita autour du Faucon Maltais



Après La Taverne du doge Loredan en 2007, Le Secret de Caspar Jacobi en 2008 et La Partita en 2009, Anacharsis nous permet depuis avril dernier d'arpenter les pages d'un roman d'Alberto Ongaro, inédit en français. Une fois n'est pas coutume, l'oeuvre ne marque pas d'escale à Venise, mais nous propose la traversée de plusieurs Rio brésiliens et des escapades en Uruguay.

Avec un nom pareil, John B. Huston, avait de fortes chances de suivre la voie de l'illustre réalisateur homonyme. Or, Alberto Ongaro, orchestrateur en chef de roman d'Aventures avec un grand A, lui a réservé une autre destinée, non moins trépidante.

Auteur de romans policiers, Huston est appelé en Uruguay pour y rejoindre un ancien camarade de pensionnat, Valentin, sortant tout juste de prison, et l'aider à percer le mystère drapant la disparition de la bellissime aristocrate Cayetana Falcon Laferrere. En guise d'adieu dans un bar mal famé du Brésil, l'Albatros, la femme a laissé échapper ces quelques mots qui hantent désespérément l'existence du jeune homme:
"J'espère te revoir."

"Una loura e como un frasco de perfume que evapora."

Chez Ongaro, les femmes demeurent des images d'une obsédante inaccessibilité.
Cayetana n'échappe point à cette règle implacable. Femme fatale dégageant une aura de sensualité, synthétisant le magnétisme et l'évanescence à la fois, elle dégage une fragrance enivrante qui flotte au sein des pages du récit.
Les hommes qui le perçoivent ne peuvent que succomber à cet appel, qui ressuscite une page de leur passé.
Les relations en suspens entre la femme et Valentin alimentent les fantasmes du jeune homme.
La passion des hommes pour leur dulcinée accouche de pages d'un érotisme presque suranné.

Notes et hypothèses

"Il continua à écrire, à prendre des notes et à formuler des hypothèses, comme s'il travaillait au squelette de l'un de ses romans dont il ne maîtriserait que le début; il s'arrêtait de temps en temps lorsque ses conjectures semblaient s'annuler l'une l'autre ou engendrer des séquences hypothétiques tout à fait probables."

Les disparitions se succèdent pour former un cortège qui bouleverse l'existence de Huston.
Immergé au coeur du réseau de Valentin, Huston en arrive à détailler, minutieusement, point par point, les éléments accumulés au cours de son enquête, et à en tirer tout un lot d'hypothèses, comme il le ferait pour bâtir le scénario de l'une de ses oeuvres.

Enquêteur, écrivain, acteur, les rôles se mêlent pour mieux confondre le lecteur et l'emprisonner dans une atmosphère cinémytho-romanesque.

"Au fond, la particularité du faucon maltais c'est d'être insaisissable."

Plane au-dessus de Rumba, et de ses proies, la figure de proue du faucon maltais, empruntée au premier film du réalisateur américain. Agent secret, presque transparent dans cette ambiance
noire, tout de blanc vêtu, se faufilant furtivement à l'ombre des personnages, afin d'épier leurs faits et gestes.
Mafieux bedonnant, empruntant une image plus reluisante, en se glissant dans la peau de Sydney Greenstreet, rejouant ainsi le film de Huston pour voler la vedette à Humphrey Bogart.
Ajoutez à cela, quelques coups de théâtre assénés avec une maestria indéniable et Ongaro nous laisse cette impression piègeuse d'offrir le remake d'un film noir des années 50 ou d'un polar de Raymond Chandler.
Et c'est pour mieux déjouer les canons du genre.


Anywhere out of the world


Chez l'auteur italien, la fiction est faite sur mesure pour célébrer la défaite de la réalité.
Ainsi, José Catania, l'espion, prenant conseil auprès de Huston, au sujet de l'élaboration d'une éventuelle autobiographie, en lui demandant si les histoires qu'il écrit sont vraies ou inventées, le romancier lui répond "qu'elles sont en partie réellement arrivées et en partie inventées. Mais elle deviennent toutes vraies, une fois écrites".
Ce n'est d'ailleurs pas fortuit si Valentin, a vu de ses propres yeux, alors qu'il n'était qu'un jeune garçon, un braquage dont les acteurs étaient ses parents. De son côté, il pouvait le suivre en parallèle par l'intermédiaire de la bande-dessinée reproduisant de façon troublante le tragique événement.
Quant à Huston, c'est en répondant à un cri de détresse échappé tout droit d'une autre oeuvre, celle de Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, que sa vie prend un tournant décisif et que le roman surprend plus que jamais, par un rythme effréné.

Avec Rumba, l'auteur italien prouve, une fois de plus, qu'il fait partie des écrivains qui sont capables de transfigurer la littérature, de ceux qui donnent une autre dimension à la vie, parvenant à la transposer sur un plan métaphysique.
Livre ouvert, Rumba appelle d'autre livres, d'autres histoires, d'autres aventures tout aussi jubilatoires.