samedi 8 mai 2010

Le Londres-Louxor, cinéma de revenants


J'avais parlé en ces pages de la nouvelle d'une jeune auteur, Romeo et Juliette, qui évoquait avec délice le parfum du tabac, les subterfuges de Jacques Tourneur, et avant tout, l'addiction.
Après Corps Volatils publié en 2007 aux éditions de l'Olivier, Le Londres-Louxor est le deuxième roman de Jakuta Alikavazovic à voir le jour.

Plus que jamais, le cinéma est au coeur du récit.
Si le Louxor a bel et bien existé à Paris, à l’angle des boulevards de La Chapelle et Magenta, dans le dixième arrondissement, le Londres-Louxor, tapi au fond d'un obscur passage, est un cinéma né de l'imagination de l'auteur. Le prologue nous apprend que comme son cousin réel et palpable, il est désormais désaffecté, et restera davantage dans les mémoires pour ses histoires macabres que pour ses heures de gloire.
Dorénavant, les membres d'une micro-communauté yougoslave se rejoignent pour jouer au rami, vider des verres, et surtout partager un moment dans ce site hors du temps(et faire vivre au lecteur une aventure extraordinaire).

BLUE VELVET

Les couleurs du Londres-Louxor semblent uniques. Elles sont dotées d'une puissance d'évocation saisissante. Le bleu velours des rideaux, l'encre bleue qui marque les personnages comme au fer blanc, les couleurs décaties, évanescentes nous plongent dans une sorte de monde hanté, halluciné qui n'existe que dans l'esprit de ceux qui le pénètrent. Ces derniers sont comme contaminés par l'atmosphère des lieux. Ce n'est pas un hasard si le nom de l'auteur Alfred Kubin est cité dans ces pages. Émane du Londres-Louxor quelques relents de l'univers de l'Autre Côté.

Refuge des exilés, c'est aussi le manoir d'âmes errantes somnolant ici afin de voler vers un ailleurs primitif, de violer leur migration spirituelle dévoilée à l'écran, d'être dans leur pays d'origine tout en étant en réalité dans leur pays d'adoption. Ce cinéma est une sorte de lien, de tiret entre le monde des vivants et celui des revenants. Miroir du besoin inconscient de renouer avec ses propres racines, le site est doté d'une architecture en trompe-l'oeil qui reflète l'état d'esprit de la diaspora avec ses invitations à emprunter des escaliers qui ne mènent nulle part, à deviner des passages secrets inexistants, et à subir la confrontation avec des reflets plus vrais que natures.

Esme est la soeur d'Ariana. Elles incarnent ensemble, d'une certaine façon, le sphinx découpé en bas de l'escalier du Londres-Louxor, dont le reflet des deux profils découpés fournit un assemblage virtuel. Si Ariana est attachée à son pays d'origine comme à un fil ténue, Esme souhaite s'en détacher. Sa nouvelle couleur de cheveux n'est-elle pas là pour apporter un témoignage inconscient de son désir d'échapper à son passé? Aimantée par le cinéma qui constitue le centre névralgique de l'existence de sa soeur disparue, elle se voit condamnée, sans le savoir, à reproduire les scènes qu'a vécues Ariana et ses connaissances, et à devenir inconsciemment son spectre.






Quand l'existence est inconsistance et l'absence, omniprésence...


"Ses livres étaient comme sa blondeur et ils évoquaient à Anton une seule phrase de Chesterton: -Monsieur, Veuillez ôter votre perruque."
Dans ce jeu de miroirs troublant, Esme est aussi une sorte d'anti-nègre. Un écrivain éclipsé exploite la figure et le nom de plume de la jeune femme. Il se voit doté d'attributs flatteurs qui s'opposent à son statut d'homme d'âge avancé.
C'est d'ailleurs de cette oeuvre qui ne lui appartient pas qu'un journaliste suisse de faits divers, Anton, tombera amoureux alors qu'il se moquait ouvertement de son attitude dans un article au point d'écrire qu’« on a peine à croire qu’elle sache épeler son nom. »
La nature effacée de la femme, qui s'oppose à la nature expansive de sa soeur, s'exprime remarquablement dans le climat si particulier du Londres-Louxor, au sein duquel les habitants semblent être des somnambules.
Au Londres-Louxor, subsiste comme un écho aux films expressionnistes, notamment à ceux de Murnau.

Le prénom Esme fait songer à un diminutif d'Esméralda, ou d'une autre reine de Saba. Son nom de famille, Vitch, quant à lui, évoque indubitablement le nom tronqué de l'auteur, qui a véritablement pris possession de son personnage, à moins que ce soit l'inverse. Comme Esme, Jakuta Alikavazovic éprouve probablement cette impression étrange de s'emparer de mots qui ne lui appartiennent pas. Pour l'une, c'est la langue d'un pays d'adoption. Pour l'autre, c'est le texte d'un alter-ego.


"Si seulement la paix était l'absence de guerre, pas vrai?"

Avec la disparition d'Ariana, peu à peu, le récit semble basculer vers une sorte d'enquête, doublée d'une affaire de vols de tableaux dans une galerie d'art zurichoise, au sein de laquelle Ariana était comptable. Plus qu'une enquête, les personnages nous entraînent dans une quête d'identité, celle de citoyens d'un pays dont les deux soeurs sont les dernières survivantes.
Comme le cinéma, leur pays ne semble plus représenter qu'une abstraction, un no man's land.

Certes, l'écriture de la Jakuta Alikavazovic peut paraître déroutante de prime abord. Cependant, l'effort de lecture est gratifiant pour le lecteur car son écriture recèle une richesse indéniable, avec moult références artistiques, une multitude de portes parallèles, de messages codés(son côté Louxor) sans oublier des personnages qui demeurent insaisissables et bien loin des clichés romanesques. L'aspect humoristique jaillissant de ces pages, tout en subtilité, a, lui, de quoi en surprendre plus d'un et renforcer le charme du roman.
Par ailleurs, les apartés(entre parenthèses) renforcent l'impression d'irréalité et d'étrangeté qui se dégagent de l'oeuvre en donnant l'impression d'être des remarques glissées par une personne tiers, découvrant par hasard le livre Le Londres-Louxor.