jeudi 8 avril 2010

"Il y a pire que le braquage d'une banque, en fonder une."(Bertold Brecht)


Zulma nous avait offert l'année passée le dernier roman de Ricardo Piglia, La Ville absente, une oeuvre vertigineuse qui constituait une porte d'accès à une multitude de récits parallèles, construits autour d'une énigmatique machine à traduire, emprisonnant l'âme d'une femme regrettée.

Avec Argent Brûlé, initiallement publié en 1997 en Argentine(et traduit une première fois en 2001 chez André Dimanche) Piglia nous invite à revivre de l'intérieur un fait divers qui défraya la chronique en 1965, le braquage d'une banque à Buenos Aires en septembre et la cavale des terroristes jusqu'en Uruguay qui prendra fin en novembre de la même année.

Dans le but d'être le plus fidèle possible, l'auteur a épluché les différentes coupures de presse de l'époque et disséqué les déclarations des principaux protagonistes. C'est d'ailleurs suite à la rencontre avec la Petite(une jeune fille, embarquée malgré elle dans les méfaits) quelques mois seulement après les événements relatés ici, dans un train entre le Nord-ouest argentin et la Bolivie que Piglia commence à mettre sur pied le matériau qui prendra sa forme définitive plus de trente ans après.
Profitant de ce besoin de coller au plus près de l'action, les dialogues résonnent comme des salves de mitraillettes. La violence et le caractère indomptable des terroristes explosent véritablement à la face du lecteur. Les scènes sont décrites avec un sens du détail quasi-maniaque. La minutie des hors-la-loi, condamnés à demeurer le plus invisible possible, aux yeux de la police et du public, est perceptible.
Les micro-récits, nous permettant de plonger en plein coeur de l'action, sont entrecoupés par des passages de nature journalistique, dans un souci de reconstitution, laissant imaginer l'appréhension de l'événement en temps réel, à la fois par les autorités mais aussi par la population locale.
A ce sujet, on percoit, dans le cadre d'un contexte politique tourmenté et complexe, le besoin de rattacher ces crimes à des motivations idéologiques. Pourtant, le final, dans une ambiance de huis-clos apocalyptique, ne risque-t-il pas même de faire partir en fumée l'idée évidente selon laquelle l'argent constituerait la motivation essentielle de ces hommes insaisissables.
En réalité, le caractère suicidaire de l'opération est à prendre en compte dans leur facon d'opérer. Ils se sentent suivis à la trace, guettés à tous les coins de rue, susceptibles de subir une éventuelle dénonciation à tout moment. Pourtant, leur détermination demeure inébranlable, même poussés dans leurs derniers retranchements.
L'illusion d'être des héros, de lutter seuls contre un véritable rouleau compresseur orchestré par les forces de l'ordre, d'être de surcroît l'objet de l'attention du public, les galvanise infiniment. A ce titre, par le biais de la télévision, les malfaiteurs n'étant plus seulement acteurs, mais aussi spectateurs de leurs propres crimes, leur excitation s'en retrouve démultipliée.

Plus que l'issue, inéluctable, de cette chasse à l'homme menée à tambour battant, on est amené à tenter de cerner la psychologie de ces hommes. Le lecteur s'immisce dans leur monde intérieur en suivant leurs dérives cocaïnomanes, leurs perversions sexuelles et leurs hallucinations.
Néanmoins, on comprend qu'il est vain de dresser un profil type du criminel car chacun d'entre eux échappe à toutes classifications standardisées.
D'ailleurs, dès les premières lignes du roman, l'accent est mis sur l'antagonisme physique, qui annoncent des differences notables de caractères et d'attitudes, entre les deux frères jumeaux qui ne le sont pas, Bébé Brignone et Dorda le Gaucho.
Au gré des reminiscences des personnages, le lecteur apprend à connaître l'origine de ce besoin viscéral de semer le chaos. Une déduction s'impose: on ne naît point criminel, on le devient suite à un évenement déterminant.
Dorda le savait qu'il allait mal finir, sa mère lui répétait inlassablement. Ainsi, la malédiction a pris la forme d'une sorte de provocation inconsciente qui s'est transformée, au fil du temps, en prophétie, en folie aussi. Les voix féminines s'invitent dans la caboche du Gaucho pour ne plus le lâcher. En rencontrant finalement son alter-ego Bébé Brignone, Dorda s'est vu épargné du pire. Un esprit vide, une vie précipitée dans un puits sans fond, un trou noir incommensurable, composé d'incarcérations et de séjours en hôpital psychiatrique.
Pire que la déchéance, il y a l'inexistence, semble vouloir clamer Dorda et ses complices, pris au piège de la vie.

Piglia signe ici une oeuvre fulgurante, loin de La Ville absente ou de Respiration artificielle, et pourtant, loin d'être étrangère à toutes reflexions et à la poésie, comme en témoignent les passages évoquant le radiotélégraphiste Roque Pérez, ou cette scène mémorable:

"Après toutes ces interminables minutes pendant lesquelles on vit brûler les billets comme des oiseaux de feu, il ne resta plus qu'un petit tas de cendre, les cendres funèbres des valeurs de la société(déclara l'un des témoins à la télévision), une très belle colonne de cendres bleues qui tombèrent de la fenêtre comme la bruine des restes calcinés des morts que l'on disperse sur l'océan ou sur les montagnes et les bois, mais jamais dans les rues sales d'une ville, jamais les cendres ne doivent flotter sur les pierres de la jungle de ciment."

Son souci d'authenticité lui permet d'immortaliser un fait divers tombé dans l'oubli, avec une puissance fracassante. De plus, l'absence de prise de position et l'intention de reconstituer avant toute chose, lui permet d'échapper à une dénonciation du terrorisme sans fondement.
Signalons au passage la dextérité linguistique dont a fait preuve F.-M. Durazzo, qui parvient à préserver toute l'urgence de l'écriture, dans toutes ses nuances linguistiques.