samedi 6 février 2010

Julían Ríos ravive la flamme de l'Alma




Quand on découvre un livre ayant pour titre Pont de l'Alma, et l'effigie de la Princesse de Galles en guise de couverture, on s'attend probablement davantage à une mascarade médiatique( façon d'Estaing) qu'à une fantastique destinée romanesque.
La signature de l'auteur galicien avait pourtant de quoi mettre la puce à l'oreille des lecteurs avertis. A la vue de l'ampleur de l'oeuvre, la plus volumineuse depuis le roman-fleuve Larva, les craintes n'étaient point estompées, et on pouvait décemment se poser la question de l'intérêt qu'allait susciter la mémoire de Diana durant plus de trois cent pages chez les lecteurs de Julían Ríos.
Si l'enquête à propos des mystères de sa disparition est abordée à quelques reprises par les badauds attroupés autour de la Flamme-mémorial, on verra que cet enjeu est vite sabordé par les dérives ingénieuses du romancier.

Le livre débute là où Monstruaire s'achevait, dans la brasserie Chez Francis, place de l'Alma.
Autour de la table, Mons, le peintre monstrueux de Monstruaire, Emil Alia alias Milalias, tour à tour traducteur et narrateur, et Mabelle, alias Babelle, les réapparitions des romans larvaires du Castillan. Chez lui, tous les personnages sont des figures multiples, créant chez le lecteur une sensation de familiarité et d'étrangeté mêlées.
Les personnalités n'échappent point à la règle de la duplicité. Le thème sera au coeur des huit livres de Diana, qui arpenteront l'histoire à la recherche de la filiation insoupçonnée de la princesse de Galles.
Dans le deuxième chapitre, c'est d'ailleurs à un bal de revenants, "Célébrités sur Seine" auquel nous assistons sur le bateau-mouche "Champs-Elysées".
L'imitation n'a jamais le même goût que les caprices du destin suggérées dans ces pages. La Seine devient la Cène, réunion incongrue de la dite Lady, Baudelaire, Braque et Morican, morts un 31 août.


De fil en aiguille, le défilé historique allait se transmuer en défi artistique.
Louis-Ferdinand Céline n'a-t-il pas rendu l'âme à Lady Di en ce jour de 1961 au cours duquel elle voyait le jour?
On verra que les différentes facettes de leur vie présentent de troublantes similitudes qui amènent à ne pas prendre à la légère l'hypothèse de la réincarnation qui apparait en filigrane de Pont de l'Alma, passerelle des âmes.

De façon prémonitoire alors que le drame parisien était encore en suspens, la lune s'accouplait avec la Tour Eiffel pour laisser apparaître un "D" planant dans le ciel. D comme Diana, D comme le destin, qui oriente nos vies à nos dépends, D comme Damoclès, l'épée suspendue au-dessus des têtes altières ou princières,

Pont de l'Alma, comme l'essentiel des oeuvres de Ríos, semble échapper à la classification catégorique. Comme le laisse entendre l'auteur:

"Le roman est déjà le genre de tous les genres, un patchwork de rapiéçages."


A le lecture de son oeuvre, une chose demeure certaine: nous vivons une oeuvre littéraire authentique car comme l'homme le déclarait au Matricule des anges:

"La littérature ce n'est pas le documentaire, le reportage, l'autofiction, c'est quelque chose qu'on rajoute à la réalité, en tenant compte de la réalité, en étant plus vrai que nature."
Ríos est l'orchestrateur d'une oeuvre ludique, chambre d'échos que le lecteur tentera de percevoir.
Pour ma part, j'ai pris un malin plaisir à déjouer les liens qui unissent les différents récits avec le la princesse.


Ainsi, dans l'un d'entre eux, Aparicio nous relate l'histoire d'un inconnu rencontré dans le train en 1969. Assoiffé de gloire perpétuelle, celui-ci a signé près d'un siècle et demi plus tôt un pacte avec le diable photographique, sans en mesurer toutes les conséquences.
Cela aurait pu s'appeler Faust forever. Cependant, les choix "Apparitions et Disparitions à Paris", et plus particulièrement "Révélation sur le Boulevard du Crime" ne sont pas innocents.
Pour ma part, j'ai repensé au premier chapitre qui évoque la traque de Lady Di par un paparazzo, détraqueur de l'histoire. On ressent le côté malsain de ces personnes immergées dans un monde qui les noie dans une quête au sein de laquelle ils perdent de vue les moyens pour parvenir à leur fin. L'indécence ou la descente en enfer? Le VOL instantané dépouillant l'amour défunt(LOVE)...
L'immortalité au prix de l'immoralité?


Dans ce Paradis perdu de Daguerre, l'histoire se mêle à la fiction de façon troublante. Chaque chapitre apporte son lot de questions, de pensées suspendues, de vertiges aussi.

Dans un autre monde, et en particulier dans le dernier tableau de Larocque, les figures de Corot et de Monet construisent un pont ai-manté qui traverse les siècles pour rejoindre celui de l'Alma. Au passage, on pénétrera dans les arcanes tutélaires et suicidaires des natures définitivement mortes.
Après la destruction, il ne restera plus que les tableaux et autres compositions artistiques pour fixer les images du passé. Les tags, eux, des fervents s'apitoyant devant la flamme de la princesse s'estomperont avec le temps, à moins qu'ils finissent superposés.



Au chapitre des apparitions, des hallucinations, il y a celles de Lon Alonso, obsédé par le Poème Circulatoire du Mexicain Octavio Paz, déniché chez un bouquiniste Madrilène Cuesta de Moyano. Il se rend compte par la suite que son voyage tournoyant ne fait que commencer quand il aperçoit que:
"Le propriétaire précédent du livre avait curieusement enfermé dans un petit cercle au crayon le eon du nom de Leonora et dans un autre le dios final de Remedios et les avait réuni d'un trait en arc de cercle(Diana, Diane, la déesse de la chasse apparait ici à travers l'arc)."
Après avoir découvert Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon, un jour de 1968, il lit l'oeuvre dans le bus et y découvre une évocation d'une peinture de Remedios Varo que Lon Alonso vient d'étudier.
Voyant la désapprobation du lecteur, un homme barbu d'une trentaine d'années, tente d'en savoir plus.
Lon Alonso dit alors:
"Je viens de commencer lui répondit-il, mais je détecte déjà plusieurs erreurs. La protagoniste voit dans une peinture une tour circulaire qui, en réalité, est octogonale."
L'inconnu lui précise alors que le personnage Oedipa voit la peinture à travers les larmes et en tire la conclusion équivoque:
"You don't understand the crying!" qui insinue non seulement l'incompréhension des larmes mais aussi de l'oeuvre intitulée en langue originale The Crying of Lot 49.
Lon Alonso se demandera alors suite à cette rencontre, s'il n'avait pas en face de lui l'invisible Thomas Pynchon en personne.

Ce n'est pas tout car ce chapitre est peut-être le plus tournoyant, le plus renversant de Pont de l'Alma. Il va puiser au fond de lui la matrice romanesque de Ríos qui écrivait à la fin des années 1960 son premier roman Cortège des Ombres, qui allait en déployer bien d'autres plus de quarante ans après:
"La première surprise l'attendait à la gare, rénovée avec des carreaux de faïence portugais sur la façade où brillait TAMOGA au néon encastré dans une boîte en plastique blanche remplaçant la vieille blanche de bois aux lettres délavées. Il vit aussi qu'avait disparu la guérite en béton qui proclamait URINARIOS."
Derrière ce lieu proclamé en majuscule qui rappelle la bourgade fantomatique des débuts de Ríos, se cache la démarche romanesque de l'auteur dans son ensemble: RIOS UNIRA ("Rios unira" en français) et l'inter-connection de ses oeuvres entre elles, de ses chapitres entre eux.
Juste avant, on apprend que Lon Alonso, après avoir ajouté des notes de son cru au Poème circulatoire, l'a replacé en douce sur l'étalage d'un libraire du boulevard Saint-Michel, afin que la spirale continue son cours.
On peut ici y voir une métaphore filée de la filiation littéraire qui unit les auteurs entre eux.
UNIRARIOS peut d'ailleurs aussi inversement vouloir dire UNIRA RIOS("il unira Rios") ou UNIR A RIOS(unir à Rios à l'infinitif)en parlant du fil conducteur qui unit Ríos à ses prédécesseurs

Si Julían Ríos débusque les signes du destin, lui-même se plait à inscrire son nom dans la tradition d'une littérature codée, de Cervantes(évoqué au début du chapitre à travers la pièce-maîtresse Don(Lon) Quichotte) à Pynchon, en passant par Joyce.
D'ailleurs, au vu des dates évoquées, ne peut-on pas se demander si cet énigmatique homme de trente ans, possible Pynchon, ne représente pas finalement le Galicien masqué?

Il ne serait point inutile d'aborder les mille et unes inventions linguistiques et autres sortilèges lancés par le prestidicogiteur de la littérature, tant son oeuvre fait preuve d'un foisonnement proprement sidérant. Pourtant, la surprise est l'une des jouissances que nous apporte Ríos et il serait dommage de la gâcher par une abondance de détails par trop révélateurs.

Pont de l'Alma n'est pas un roman sur Lady Di, c'est un roman qui gravite autour avec une pudeur remarquable, un joli pied de nez aux paparasites voulant s'emparer de l'image princière.
C'est un hommage inespéré d'un artiste inspiré, au sommet de son art, un clin d'oeil aux Epiphanies joyciennes qui se transforment ici en Epitaphes Riosiennes.
Si sa parution n'a point été accompagnée par moult strass et paillettes, si l'oeuvre ne prétend guère accéder aux feux de la rampe, il est incontestable que sa puissance évocatrice lui permettra cependant de faire perdurer une flamme subtile en mémoire de Lady Di et de l'art en général.


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