samedi 27 février 2010

Ephémèride de l'idiotie

1er: Monsieur Pigozzi a allégé sa Fiat pour qu' elle rejoigne les cieux. Finalement, au terme d'une virée terre à terre, c'est lui qui les a rejoint à la bonne heure.
2: Si certains ont la foi en Dieu et d'autres plus rare, sont persuadés que les extraterrestres existent, Rafaello Pelagatti, lui combine les théories les plus loufoques et croit dur comme fer que le Christ est un extraterrestre.

3: Scalabrini est un lanceur d'objets aléatoires. "Allez à terre", tel aurait pu être son cri de naguère, lancé à l'encontre de la pesante heure qui n'a pu, elle, s'empêcher de lui jeter la pierre.

6: Vacondio est un astrophysicien qui devrait davantage s'effrayer de la tournure que prennent ses idées que de la vitesse rotative de la Terre, qui elle, tourne rond.

8: Gallinari Sauro est un médecin qui expérimente ses instruments de fortune sur de potentiels expirants, qui, s'efforcent de retenir leur souffle.

9: Govi Naldo voit ses proches comme des étrangers. Le docteur Prini est convaincu que ce dernier a hérité d'un crétinisme lipomnémonique. Monique, la traductrice, n'a, pour sa part, aucun doute. Cette maladie est non seulement héréditaire, mais aussi contagieuse.

10: La preuve, Pezzenti est un guenillard qui pour se retrouver sous les feux, d'artifices use et abuse la population locale. Le plus idiot de ce récit est-il le maître artificier ou les victimes de son art factice?

11: Cimetta est un artiste incompris qui s'exprime à travers des lignes droites épurées. Comment douter que son oeuvre s'inscrit dans la parfaite lignée des peintres abstraits?

12:Philippe pinel a un remède implacable contre les névropathes qui cherchent un tête à tête avec leur idiotie.

13: Le carnaval de 56 constitue le climax de l'idiotie. En effet, il ne suffisait plus d'être idiot mais il fallait aussi le clamer haut et fort en condamnant les organisateurs du carnaval qui n'avaient pas envisagé que les faux nez et autres chapeaux de fée auraient des conséquences bien plus fâcheuses sur la santé mentale des joyaux lurons que les costumes d'archers pour ne citer qu'eux.

Au pays des idiots, règne une grande concurrence.

14: Il faut dire que la sélection naturelle s'effectue par suicides ratés, comme ce charcutier qui a voulu se tirer dessus et qui a finalement abattu le géomètre qui se trouvait à la fenêtre d'en face. Ce dernier n'aurait jamais prévu que le manque de précision se serait un jour retourné contre lui.

17: Paolo Parletta est un idiot, pas un hypocondriaque, ni un paranoïaque. Pour mettre fin à ses tourments, les paratonnerres et autres remèdes paramédicaux sont inutiles. Le seul remède? Une péripétie mettant un terme à ses idées fixes.

18: Chez les idiots, les coups de foudre se transforment en coups de pompe, surtout quand on est persuadé d'avoir trouvé chaussures à son pied, comme le docteur Dialesi, jamais délassé de ses pressants souliers. S'entêter, c'est l'une des fiertés de la race des idiots, en voie de propagation.

19: Dieu merci, on ne s'apitoie pas sur le sort des idiots, on les vénère comme des saints, ou des statisticiens.
Cesare Lombroso est une sorte de prophète en ébullition, car il a décrypté le mystère des vocations grâce aux statistiques qui démontrent l'influence prépondérante des climats sur celles-ci.

20: Adèle Bagnoli a vu la vierge. Cela coule de source. D'ailleurs, elle lève le voile sur ses paroles inaudibles. N'ayons point pitié de la pythie qui donne de l'appétit aux idiots du village, affamés de ragots.

24: Un cycliste se retrouve à Mathausen, sans s'en rendre compte.
Au pays des idiots, la béatitude est garantie, même si le vélo ne l'est plus.

25: Melegari connaît le poids des mots et le choc de ses anecdotes sur Dino Campana. Il est devenu docteur de lettres. Au pays des idiots, impressionner est un jeu d'enfants.

27: Zaghini Nereo, lui, n'a pas vu la Madone, il a vu le diable. Il dévale les pentes à travers la ville, faisant fi des feux et autres contre-indications. Pour sauver des vies de dangers invisibles, Zaghini se jettera dans les roues d'un chauffard imaginaire, dénommé Angelo Ciuschi de Melagnano. Aux yeux aveugles de la justice, ce dernier est tout sauf un ange.
Au pays de l'inquisition, mieux vaut voir le diable, qu'être un ange montré du doigt.

28: Paride Germi veut se suicider avec son épouse dans un hôtel. Heureusement, la qualité première d'un idiot est loin d'être l'adresse et les balles atteignent rarement leur cible, afin de perpétuer l'idiotie.

30: Vincenzo Cusioni est un romancier au réalisme à toutes épreuves. Néanmoins, il est capable de faire preuve d'une imagination débordante afin d'apporter une touche de poésie à des poses franchement dégueulasses.

31: Le docteur Maggiani croit dur comme fer avoir trouvé un remède pour lutter contre l'idiotie, en ayant recours aux aimants. Il semble oublier que l'humanité ne fonctionne pas comme l'électricité dont la règle d'or est l'attraction des contraires. Au sein de l'humanité, les idiots appellent d'autres idiots à leur suite, comme un cercle sans fin.



"Si dans l'univers tout le monde était idiot,
la race humaine ne s'éteindrait jamais."

Ce calendrier dure un mois mais il aurait aussi bien pu durer une année, un siècle, un millénaire et ainsi de suite, jusqu'à la fin des temps. L'idiotie distingue l'humanité des autres espèces animales.

Dieu soit loué, les hommes en ont pleinement conscience et perpétueront leur différence jusqu'à la nuit des temps.









mardi 23 février 2010

La taverne reçoit Antonio Werli de Cyclocosmia

Le troisième numéro de Cyclocosmia, consacré à Roberto Bolaño a vu le jour début février. Il était grand temps de s'attarder un peu sur Antonio Werli, qui est l'un des artisans à l'origine de cette revue, minuscule par le tirage, mais d'une Qualité avec un Q majuscule.


Antonio, vous gérez une librairie à Obernai, dirigez l'Assocation Miniscule et la publication de Cyclocosmia, revue d'invention et d'observation, vous êtes aussi traducteur de textes, sans oublier que vous tenez conjointement avec certains de vos acolytes Bartleby, François Monti, G@rp, Pedro Babel( et j'en passe) le site Fric-Frac Club. Dites-moi, quel insecte sommeille en vous, pour dissimuler en son sein autant de cordes?

Oh ! Rien qu'un petit pou, j'imagine. Mais je dois corriger deux trois choses avant d'aller plus loin : je ne suis pas gérant, mais employé depuis presque une dizaine d'années, dans une librairie généraliste d'une petite ville alsacienne, quant à Minuscule et Cyclocosmia, si je tiens un rôle essentiel dans ce projet et que je le fais tenir debout aujourd'hui, il a été monté par une poignée de zozos dont je fais partie, et n'aurait jamais été possible sans cette communauté initiale. Concernant la traduction, c'est essentiellement pour Cyclocosmia que j'ai traduit jusqu'à ce jour (de l'espagnol vers le français), mais c'est une pratique de la lecture et de l'écriture qui me fascine et que j'aimerais approfondir. Je suis d'ailleurs très heureux et ému de ma première publication en tant que traducteur - autant que pour un premier baiser -, dans le numéro 5 de la revue TINA sortie le 20 janvier, un texte avant-gardiste des années 30 d'Hilda Mundy, que je suis allé chercher en Bolivie. Sur le Fric-Frac Club, c'est d'abord une rencontre avec des lecteurs qui partageaient les mêmes affinités littéraires et le même désir de les communiquer, qui s'est muée en une histoire d'amitié (comme pour Cyclo) et qui est motivée par cela. Alors, les choses se font (presque) d'elles-même. Bien sûr, tout cela et plus encore, prend du temps, mais je ne me contrôle plus lorsqu'il s'agit de livre et de littérature, c'est sans doute le pou qui remue dans tous les sens...


Pourriez-vous décrire le parcours qui vous a amené à faire preuve d'autant d'éclectisme?

Quand j'étais gamin je voulais être archéologue ou astronome. Aujourd'hui, j'aime comprendre comment on fait un livre et vers où m'emmène la littérature. Je crois que je réalise mes rêves de gosse en fait. Ensuite, les détails du parcours risquent d'être ennuyeux à entendre... il est jonché de plein de mauvais livres !


A l'heure où les blogs qui parlent de littérature prolifèrent sur le net, qu'est-ce qui démarque le Fric-frac club des autres espaces d'expression de la toile?

Il est pour moi difficile de répondre à cette question pour la simple et bonne raison que la toile est très vaste et qu'on y trouve de tout (ou presque). C'est ce "presque" qui nous intéressait je crois, et continue de nous intéresser. Je pense que la grande spécificité du Fric-Frac Club commence par la sélection de livres dont nous parlons. Pour beaucoup que nous considérons de très grands livres, il n'y a des fois quasiment aucun écho nulle part. Cependant, il s'agit pour moi très humblement de voir se construire une bibliothèque commune, pour laquelle il y a aujourd'hui, je pense, peu d'équivalent sur le net. Par exemple, nos compétences en anglais ou espagnol nous permettent de parler de livres étrangers non-traduits, ce qui est très rare je crois, mais il y a aussi l'attention soutenue portée à certains éditeurs, collections, traducteurs... qui font un travail très cohérent et notable, et qu'il faut relever et encourager. De plus, on essaie à chaque fois d'aller au-delà de la simple émotion de lecture (j'aime/j'aime pas) et de tenter de replacer un livre, mais aussi une lecture personnelle, dans un contexte (parcours de lecture intime, histoire littéraire, thématiques...). Aiguiser notre esprit critique. Il y a une idée de la littérature à défendre derrière tout cela, très certainement. Contre quoi ? Contre l'invisibilité, son premier ennemi.
Plusieurs blogs peuvent faire des choses similaires, mais il n'y en a pas vraiment de communautaire qui rassemble ces caractéristiques (à ma connaissance), et c'est tellement plus ludique à plusieurs ! Bien sûr il y a aussi des sites plus professionnels, des revues, etc., mais on ne peut pas comparer avec l'activité du Club qui est empreint de bien trop de dilettantisme...
Je ne m'avancerai sur rien d'autre car je ne connais pas assez bien la "blogosphère littéraire ou culturelle", je ne suis que très peu de blogs (contrairement à d'autres de mes camarades). C'est à vrai dire surtout aux lecteurs du Fric-Frac Club de juger et répondre à cette question, s'ils considèrent que le Fric-Frac Club se démarque.

La plupart d'entre vous tiennent conjointement un blog personnel (qu'ils ont parfois abandonné après avoir rejoint le FFC). Qu'est-ce qui a permis à une telle coalition littéraire de prendre forme?

D'abord des outils (des blogs et leur référencement efficace sur la toile ont permis de "se trouver", un forum de discussion qui a été aussi un lieu de rencontres : le forum consacré au livre de Danielewski : La maison des feuilles), et un enthousiasme débordant pour des auteurs et des oeuvres que chacun lisait dans son coin sans pouvoir le partager (il y a eu Pynchon au départ, le nom du site est sorti de L'arc-en-ciel de la gravité, d'autres auteurs encore, Bolaño par exemple dont François Monti et moi étions il y a trois ou quatre ans les seuls à de très très rares exceptions près à parler sur le net français, sur blog ou forum). Les rencontres se sont faites petit à petit, puis une espèce de folie impulsive a initié la création d'un blog commun, le premier FFC sur blogspot, et qui s'est mue en histoire d'amitié au long cours et l'élaboration d'une plateforme plus souple et autonome depuis septembre 2009 : la version actuelle du blog au doux nom de www.fricfracclub.com



Revenons-en à Cyclocosmia. Je me demandais les liens que vous opérez pour sélectionner l'auteur observé, l'animal-totem et les mots-clés. Pourriez-vous nous en dire plus?

Nous avons une liste de créatures bizarres que nous augmentons de nos découvertes successives ou d'apports extérieurs. Nous avons une liste d'auteurs qui appartiennent à nos bibliothèques (toujours en mouvement) et que nous considérons. Il y a des critères à respecter pour chacune des listes, et enfin, à chaque numéro, les deux listes se croisent avec une certaine dose de hasard et d'évidence. Les discussions peuvent être longues, ou le choix peut s'imposer de lui-même, ce qui est certain, c'est que la collision opérée entre l'animal et l'écrivain provoque des étincelles symboliques qui nous paraissent à tous trois (Julien Frantz, Julien Schuh et moi) d'une beauté particulière. Lorsqu'on arrive à une jolie gerbe étincelante multicolore, on sait qu'on est fixés, et on prend les trois plus beaux éclats pour faire des mots-clefs. Des fois la recette est un peu improvisée, d'autres suivie à la ligne, on ajoute des épices exotiques ou on change les temps de cuissons... mais il faut aussi que le lecteur trouve ça à sa convenance.
Voilà comment on a fait les trois premiers numéros.


Pour réaliser vos numéros, un appel à contribution est lancé quelques mois avant la sortie du prochain numéro. Quelles qualités recherchez-vous dans les textes que vous insérez à l'ensemble?

Concernant les textes critiques, une excellente maîtrise et connaissance de l'oeuvre de l'écrivain traité et quelques idées originales. Si en plus le traitement peut aussi faire preuve d'originalité, nous sommes comblés. Surtout pas de texte formaté, ce n'est pas une revue universitaire, par exemple. Mais nous avons toutes sortes d'intervenants (universitaires, écrivains, traducteurs, critiques, non-spécialistes, etc.) et ces différentes propositions ou points de vue nous plaisent. C'est à notre avis la meilleure manière de rendre hommage et honneur à ces oeuvres.
Pour les textes de fictions, j'aimerai dire très simplement : une voix, une forme, une histoire mûres et originales. On recherche des évidences, si je peux le dire autrement.

Ne pensez-vous pas que la qualité d'OLNI de Cyclo risque de produire l'effet inverse (repousser) que celui escompté (attiser la curiosité)?

Nous savons que la littérature que nous défendons dans Cyclocosmia, et je parle en premier lieu des auteurs traités dans les dossiers critiques, qui ont une présence tutélaire, ont un lectorat relativement restreint et sont des auteurs qualifiés la plupart du temps de difficiles. La revue est tirée à 500 ex et c'est déjà beaucoup. Même s'il FAUT bien évidemment que la revue tombe par hasard dans la main des lecteurs, il est clair que 80% du lectorat de Cyclo sait à quoi il s'attend (et ce dès le premier numéro... ce n'est pas innocent de notre part d'avoir choisi Pynchon). Par ailleurs, nous admirons de notre côté certains projets éditoriaux sans concession, et il nous semble important de rester intègre sur ce point (comme le sont aussi les écrivains des dossiers) : nous faisons ce que bon nous semble, et il est probable que cela effraie. Ce n'est pas une revue grand public. Nous tentons de faire un travail exigeant, soigné et fourni tant sur le fond que la forme. Cela en intéresse certains, d'autre pas, mais ce qui est sûr, c'est que si nous ne le faisons pas, personne le fait, et c'est encore l'invisibilité qui l'emporte...


Quels sont les projets à venir de l'Association Minuscule?

Lire, écrire, éditer. Et peut-être remuer encore et muer toujours.

lundi 22 février 2010

Roberto Bolaño, le pseudoceros bifurcus des lettres chiliennes

"Il était en avance, comme le guide d'un escadron de sapeurs suicidaires."(Horacio Castellanos Moya)

Après Thomas Pynchon et Lezama Lima, Cyclocosmia explore un autre auteur monstrueux Roberto Bolaño, qui n'en finit plus de faire parler de lui depuis sa disparition. Christian Bourgois poursuit d'ailleurs l'exploration de son oeuvre le 8 avril avec Le Troisième Reich.

Ouvrons Cyclo III.
La première évocation signée Horacio Castellanos Moya est un double souvenir particulièrement émouvant qui laisse transparaître le visage humain de l'artiste.
L'autre texte de l'écrivain salvadorien relatant le mythe Bolaño aux Etats-Unis est à mes yeux beaucoup plus anecdotique. Castellanos Moya a peut-être trop tendance à faire des rapprochements faciles entre des éléments culturels assez dissemblables même si la thèse de l'absorption tentaculaire de la culture américaine n'est pas usurpée, loin s'en faut.

Côté illustration, Cyclocosmia nous avait habitué à un bien bel habillage. Le numéro III ne dérogera pas à cette règle. Nous avons droit à une série d'illustrations apocalyptiques et symboliques de Benjamin Monti, qui trouvent une place naturelle dans la cosmogonie bolanienne. Ici, l'innocence est pervertie par la cruauté, le mal contaminant l'humanité jusqu'à la dernière goutte. L'aspect work in progress, avec les annotations laissées à même la page confèrent un cachet fort appréciable à ces pages.
Côté innovation de ce numéro III de Cyclo, on notera que désormais, les parties "invention" et "observation" ne sont plus séparées. En effet, les textes d'invention ont été cette fois-ci incorporés à l'ensemble des textes évoquant la figure et les oeuvres de Roberto Bolaño. Ce choix est d'autant plus appréciable que les clés de voûte de ces courtes oeuvres(nuit, couteau, désert) s'insèrent remarquablement dans l'univers bolanien. La construction systématiquement fragmentée de ces textes tissent une toile multidirectionnelle.
Ils permettent aussi de procurer une respiration aux textes d'observation très denses, qui nécessitent une attention toute particulière.

Julien Frantz nous avait offert un bien beau texte sur la thématique de l'image chez Lezama Lima. La nouvelle qu'il nous propose ici, L'Envers du rêve, fait beaucoup songer à cette thématique. D'ailleurs, il est question d'un miroir qui exauce le voeu le plus cher dans la réalité au risque de subir des rêves reflétant l'inverse du souhait. Au vu de l'introduction, nous pensons à un conte pour enfant, mâtiné d'un soupçon d'Alice de Lewis Caroll et d'une once de contes des Mille et unes nuits. Cependant, l'ingrédient essentiel de cette oeuvre est sans doute l'originalité qui lui permet d'envoyer aux oubliettes toute éventuelle accusation de plagiat.
Plus la lecture avance, plus le lecteur est déstabilisé par la distorsion du récit au sein duquel les éclats de la réalité se mêlent de façon confondante aux projections oniriques, à moins que ce soit l'inverse...

Dans le chapitre des réjouissances, arrêtons-nous sur l'oeuvre de Guillaume Vissac, Ernesto & Variantes, qui m'avait agréablement surpris lors du précédent Cyclo avec Méliphage.
Ici, un jeune homme, Ernesto, est dans un lit d'hôpital entre la vie et la mort. Il est accompagné par sa mère et une fille, Angélica, dont la parenté avec Ernesto demeure ambigüe tout au long du texte. La nature de la maladie dont souffre celui-ci reste aussi très mystérieuse.
J'avoue avoir été bluffé par le traitement de cette histoire apparemment banale. L'auteur joue sur les répétitions qui s'immiscent dans la tête du lecteur. J'ai eu comme l'impression d'avancer dans l'histoire tout en reculant, effet accentué par les annotations d'Angelica et d'Ernesto, fragments de journaux intimes rétro-actifs. Ce procédé rappelle Mark Z.Danielewski et La Maison des Feuilles, truffée de notes et autres passages secrets. La rupture de perspective, l'anti-linéarité du récit m'ont plongé dans une sorte d'ambiance lynchienne.

Dans l'oeuvre de Roberto Bolaño, il est primordial de saisir l'existence proéminente d'une inspiration fusionnelle, une aspiration à créer une inter-connection entre les différents corpus de la mosaïque.
Au-delà l'espace transparent, Antonio Werli nous dévoile les différents ponts qui relient les éléments disparates de l'oeuvre du Chilien. Chez elle, chaque élément est une fenêtre ouverte vers un nouvel espace narratif prêt à éclore ici ou là. L'invention est en gestation.
Yaël Taïeb développe dans Bolaño et Borges, deux gauchos dans la distance, l'idée d'une filiation ténue entre les différents artisans de la littérature. Le recueil Le Gaucho insupportable reflète ce mouvement circulaire et inépuisable de la littérature qui passe de la lecture à la réappropriation puis vers la (re)création qui aboutira à nouveau à la lecture. Si le parcours de l'auteur argentin est bien différent du celui du Chilien, il subsiste malgré tout une trajectoire parallèle dans l'oeuvre, particulièrement visible dans les formes courtes.

En abolissant les limites entre la réalité et la fiction et en abordant la vie imaginaire d'un certain Samuel Augusto Sarmiento, poursuivant celle de Roberto Bolaño comme une étoile distante, David Gondar a créé une pièce qui s'insère remarquablement au mécanisme créatif de l'auteur.

L'écrivain se plait à intégrer la réalité dans son oeuvre pour mieux perdre son lecteur.
Les êtres célèbres sont comme des étoiles filantes, qui jaillissent soudainement, et qui s'évanouissent tout aussi vite.
Les artistes, Archimboldi(dans 2666), Arturo Belano(Les Détectives sauvages), Alberto Ruiz-Tagle(Etoile distante) disparaissent et, pourtant, ce sont eux qui hantent inlassablement l'imagination des personnages et du lecteur.
Roberto Bolaño Zen, signé Sergio González Rodríguez, est un texte reliant le travail journalistique de ce dernier et la genèse de l'oeuvre posthume de Bolaño, 2666. Auteur de Des Os dans le désert ou de l'Homme sans tête, González Rodríguez a risqué sa vie pour éclaircir le mystère abominable de Ciudad Juárez et a bien failli y laisser sa peau. Son travail a inspiré le roman inachevé, tout comme la série d'assassinats de femmes perpétrés autour de la ville Mexicaine à la frontière des Etats-Unis, et de l'enfer. Roberto Bolaño les a dépeints avec une telle horreur qu'ils prennent l'apparence de l'irréalité. Dans le même temps, la monotonie transversale de ces descriptions laisse, au contraire, envisager une grande banalité.





"Parole oraculaire, cancer textuel, prosopopée d'un Hermès psychopompe ne sachant que trop bien que ce qui est en haut est désespérément identique à ce qui est en bas, 2666 est un roman écrit après et d'après la mort, martelant avec la plus simple, la plus sincère et la plus désarmante cruauté qu'il n'y aura jamais de révélation pour nous punir ou nous sauver du mystère du mal."(Julien Frantz)

Roberto Bolaño a introduit un alter-ego dans sa propre oeuvre. Arturo Belano, double à la fois présent et absent de l'autre côté du miroir, témoin impuissant et impalpable de cet univers d'une cruauté totale. Prosopopée pour anapocalypse de Julien Frantz est un texte qui démontre que chez Bolaño, le mal est un fléau impossible à éradiquer. Nous ne pouvons que constater son implacable invasion et propagation.

La soif de mal de Eduardo Lago constitue un dossier complet et central de cette revue, synthétisant les éléments abordés précédemment.

N'oublions pas que l'auteur ambivalent est avant tout un poète qui a fondé le mouvement infraréaliste.
Dans Chili noir, Néstor Ponce envisage l'influence du mouvement et en particulier dans l'oeuvre du Chilien.
Joaquín Manzi nous offre, quant à lui, une analyse poussée de La Universidad desconocida, poème qui évoque plusieurs décennies de vagabondage de Roberto Bolaño, des années 1970 aux années 1990. J'avoue avoir été moins sensible à ce texte par trop ésotérique qui s'adresse davantage aux spécialistes ayant déjà lu l'oeuvre en question, qu'à des personnes n'ayant jamais ouvert le livre.

Ce dernier a, pour certains observateurs superficiels, l'étiquette de sympathisant communiste dénonçant le fascisme. Pourtant, derrière les évidences, se cache un vagabond d'une grande complexité, déçu par de nombreux gouvernements, que François Monti(qui a fait Tabula Rasa de l'oeuvre du pseudoceros bifurcus sur le net) tente d'évoquer avec discernement dans A la gauche de Bolaño.

Si certaines oeuvres de Bolaño s'apparentent à des enquêtes policières, elles s'en détournent de façon toute personnelle. Tout d'abord, on devine que l'enquête est une quête désespérée. Les indices sont distillés de façon quasi-invisible et ne permettent pas d'entrevoir une résolution arrêtée et fermée de l'enquête. Le détective principal est le lecteur, contrairement aux canons du genre encore une fois. Au coeur de L'auberge espagnole de Roberto Bolaño, l'exemple choisi par Eric Bonnargent(alias Bartleby Les yeux ouverts) pour illustrer cette façon de contourner le genre et les formes littéraires en général, de s'y infiltrer pour mieux surprendre, est le roman Les Detectives sauvages, pivot de la bibliographie du Chilien.


"Qu'est-ce qu'il y a derrière la fenêtre?"

Ou entre les lignes? Ce que le lecteur y voit. N'oublions jamais que le livre est avant tout un objet qui unit deux créateurs, l'auteur n'offrant jamais qu'un point de départ à l'univers imaginatif de celui qui le lira.

Ainsi, le texte d'Eric Schwald dont le titre en dit long, comprend la succession d'une étude scientifique au sujet d'un no man's land(écho du désert de Sonora) et d'un récit à la première personne au cours duquel on devine des actes atroces, encadrés eux-même par de courts récits(manchettes journalistiques?) évoquant les événements.
La coupure entre les différentes parties rappelle celle dont Bolaño a recours pour Les Detectives sauvages ainsi que 2666. C'est un ensemble ficelant des liens de façon particulièrement suggestive.

L'assimilation de Bolaño à un samouraï romantique est le sujet de l'un des derniers textes de ce fort riche Cyclo III. Rodrigo Fresán déchiffre dans l'entreprise littéraire du chilien une aventure vitale, comme si la vie de ce dernier en dépendait. Au crépuscule de sa vie, ses livres ont été réalisés comme un pèlerinage lui permettant d'avoir accès à une vision au-delà de la mort, puisant les mots nécessaires à la survivance de son oeuvre.
N'est-ce pas le propre des grands écrivains?

Pour conclure ce numéro, Alban Orsini nous gâte avec une contemplation gourmande de Martha le matin envers et contre tous ces objets immobiles qui martèlent leur désapprobation.
Insolente Martha qui hypnotise jusque dans son sommeil le plus profond. Doit-on y voir une métaphore de la disparition de Bolaño qui insuffle outre-tombe une nouvelle vie à son oeuvre?



vendredi 12 février 2010

Travelling sur la nouvelle



La nouvelle est une forme trop peu représentée en librairie. Si certains recueils de nouvelles parviennent à tirer leur épingle du jeu lorsqu' il s'agit de l'oeuvre d'un auteur qui s'est illustré au préalable dans une autre forme littéraire, les nouvelles trainent derrière elles l'image d'une forme marginale, parent pauvre du roman.

Les éditions In-8, quant à elles, ont fait le pari de publier des textes dénués de tout attachement au sein d'un recueil. Pari audacieux, insensé pour certain.. encensé par d'aucuns qui iront découvrir les perles qui se cachent derrière ces textes.

La taverne n'avait pas tari d'éloges pour Le Lecteur d'une certaine Patricia Martin-Desfrennes

En ces pages, j'avais aussi ouvert un coffret fort recélant quelques pièces maîtresses, dégageant une odeur enivrante. Comme ce Romeo y Julieta de Jakuta Alikavazovic, qui s'est illustrée en ce début d'année avec Le Londres-Louxor(dont parle ici par Bartleby).
La nouvelle était comprise dans le coffret Des Plumes et du goudron, risquant de nuire gravement à la santé mentale du lecteur cherchant désespérément à arrêter de fumer. Une idée-cadeau pour le moins judicieuse à destination des fumeurs et lecteurs invétérés.

D'autres nouvelles, d'autres voyages ont été passés sous silence et auraient pourtant mérité bien plus d'une allusion. Je pense notamment à Séraphine la kimboiseuse, une aventure érotique imaginée par le précieux Jacques Abeille et écrite par une main de maître poétique. Elle constitue une mise en bouche délectable au coffret de quatre nouvelles érotiques qui ne serait pas vain d'emporter dans sa malle aux trésors pour un périple à destination d'autres contrées.

L'idée de réunir plusieurs nouvelles de différents auteurs avait bien sûr déjà été exploitée, à d'autres occasions par certaines revues littéraires ou dans le cadre d'anthologies. Cependant, la parution inédite et simultanée de ces nouvelles au sein d'un coffret thématique, constitue une entreprise pour le moins originale qui méritait largement qu'on revienne dessus.

Au vu de la qualité intrinsèque des quatre nouvelles du dernier coffret ayant vu le jour chez In-8, cette mise en avant s'avérait d'autant plus essentielle.
Travelling, comme son nom l'indique, est un coffret composé de nouvelles, qui scrutent la trajectoire de ses personnages, avec un oeil avisé et acéré.
L'une des plus agréables surprises de ce coffret, outre une présentation fort soignée, est l'homogénéité à la fois thématique et qualitative de l'ensemble, ainsi que la rapidité à laquelle on rentre dans le vif du sujet, atout non négligeable pour cette forme littéraire. Chacune des quatre nouvelles m'ont fait passer un excellent moment, dans le train bien souvent, le temps d'un trajet.


Justement, la nouvelle de Claude Chambard, Allée des artistes débute dans un train. Le narrateur revient dans la ville de son enfance.
Le passé a une part prégnante dans les nouvelles que je vais présentées.
"Il était une fois, un long plan, un long travelling, entre deux hommes séparés par le temps."
Cette phrase de l'Allée des artistes aurait, d'ailleurs, pu servir de fil conducteur entre chacune de ces quatre nouvelles.
Le récit va et revient, au fil de la mémoire, explorer les failles du passé du narrateur.
Portraits parallèles, regards croisés entre un ami photographe et l'amateur de cinéma ayant plus d'une passion commune. Contrepoint aussi entre l'immobilité photographique et le mouvement cinématographique, L'Allée des artistes est la voie croisée de la vie incessamment renaissante de l'art et de la mort de ces hommes. Elle s'insère aussi remarquablement dans l'ensemble grâce à une remarquable approche visuelle. Gros plan sur un passage révélateur de l'esprit de la nouvelle:

"Il est simple de rester des heures à regarder la lumière transformer ce qui se trouve de l'autre côté des carreaux de la fenêtre du bureau où l'on travaille. Deux papillons citrons se poursuivent, un peu de vent éparpille des pétales de roses, du soleil et de l'ombre se partagent le terrain, une tourterelle, une araignée tisse sa toile, un moineau friquet sur le faîte du toit de la sacristie, une mouche dans un fond de chablis, de l'air, de l'air, du volume, du détail.
Le ciel d'un bleu tendre s'appuie sur la dentelure des arbres et des toits.
Il est simple, mais épuisant, de rester des heures à regarder par les six carreaux de la fenêtre, des heures à regarder le monde. Le paysage ainsi délimité est sous tension. Le monde tout entier y est contenu. Il se structure, se reproduit, se détruit. Il est autre, produit de lui-même et de son avenir, de la vieille vision et de l'élan du verbe."


La voix de Claude Chambard virevolte de souvenir en souvenir, pour recueillir la vitalité et capturer les images qui s'enfuient.



Frédéric Villar, lui, n'est pas le plus connu des quatre auteurs représentés et pour cause, il n'a commencé à écrire qu'à l'âge de quarante ans. Au regard de Habana, tangente, on peut le regretter.
Ici, à nouveau, c'est un récit à la première personne, fougueux. Un ouvrier ressent de plus en plus d'ennui et de rancune à son travail. Pour les évacuer, il décide de rejouer à sa façon les quatre cent coups(excusez le jeu de mots douteux!) au coeur de la capitale cubaine.
Ses aventures trépidantes rappellent la trajectoire indomptable d'un ballon de rugby, sport si chère à Frédéric Villar. L'humour de cette nouvelle aux couleurs locales n'est pas étranger au plaisir que l'on prend à la lire.





Pour poursuivre l'évocation de ce coffret, revenons à Anne-Marie Garat, connue pour son diptyque romanesque Dans la main du diable(2006)/L'Enfant des ténèbres(2008), tous deux chez Actes Sud.
Le prétexte de La Diagonale du square est comparable à celui de On ne peut pas continuer comme ça, nouvelle saluée dans la taverne.
Il s'agissait alors d'un court-circuitage de la routine par la lenteur des routes de campagne se substituant à la voie rapide.
Dans La diagonale du square, Anne-Marie Garat prend à contre-pied son lecteur en immisçant la surprise dans le raccourci et la hâte du personnage, au carrefour du chemin diagonal et de l'allée orthogonale.

On est ici à revers de ce que disait si bien Milan Kundera dans La Lenteur:
"Le degré de la lenteur est directement proportionnel à l'intensité de la mémoire;le degré de la vitesse est directement proportionnel à l'intensité de l'oubli."

On ne s'attend guère à voir ressurgir le passé dans une telle précipitation. Pourtant, peu à peu, le travelling devient ralenti pour finalement prendre la forme d'instantanés de vie...


"La vie est injuste, et cruelle. Elle vous joue son petit air de ritournelle, juste sa mélodie, au moment le plus sourd, le plus inattentif. Je me souviens mieux du sable grossier, de son gras crissement sous nos souliers semblables, du rythme de nos pas accouplés; mieux des bourrasques glacées qui soulevaient ensemble nos pans d'imperméable et, à chaque passage, du ruisselet avare de la fontaine, déporté par les bourrasques, de sa courbe tremblotante et du ciel gris en plafond sur nos têtes; mieux de tout cela que de tout ce qu'il me raconta."



Les rails, toujours et encore pour clore l'évocation de ce Travelling, avec La voie ferrée en compagnie d' Olivier Deck, qui m'avait déjà marqué au cours d' Une nuit à Madrid, une histoire de double cervantesque dans une taverne espagnole. Olivier Deck avait déjà fait parlé la poudre dans un autre coffret autour du vin, un cru de 2007, intitulé Le vin d'Al-Andalus, sur laquelle il faudra que je me penche prochainement.
Pour la petite histoire, c'est Olivier Deck lui-même qui dirige la collection IN SITU(au coeur de laquelle s'insère Travelling) qui répond de la façon suivante à la question "Quel est le milieu naturel de l'écrivain?".."Celui où se trouve l'écrivain lorsqu'il écrit."

Revenons à nos moutons, à notre cheval plus précisément. Ici, point de cavalcades et autres cascades à la Sergio Leone, on se situe plutôt dans un climat contemplatif.
Gaspar est un homme irréductiblement attaché à une ligne de chemin de fer tombée en friche.
Il faut dire que cette voie ferrée, c'est toute l'histoire du pays, de sa lignée familiale.
Assister à la ruine de celle-ci déterre les souvenirs d'autres disparitions amoncelées. C'est en quelque sorte aussi le présage d'une mort annoncée. Pour la sauver de l'abandon, il parcourt les terres désertiques et recouvertes par la neige, s'efforçant de remettre en état ce qui peut encore l'être.
Derrière cette lente marche hivernale, on aperçoit brièvement la tragédie qui se noue:
"Des fois, vaut mieux pas savoir, t'as de la chance, dans ton malheur. Si on m'avait donné le choix, peut-être que j'aurais choisi d'être un cheval. T'as jamais l'air malheureux, toi. Même là, en allant au couteau, t'as pas l'air malheureux."
Le cheval de Gaspar, représente à ses yeux bien plus qu'une bête de somme, c'est son confident, l'un des derniers rescapés d'une époque en voie de disparition. Il est indissociable de cette courte nouvelle, mise en scène comme un court-métrage grâce à l' écriture d'Olivier Deck, alerte et concise à la fois qui parcourt les paysages avec un redoutable sens pittoresque. L'abandon se ressent à chaque instant.
Cependant, la profondeur qui se cache en amont du récit permet à cette oeuvre de distiller une puissance émotionnelle, ainsi qu'une morale lourde de sens, qui la hissent bien au-delà de la forme courte.

Grâce à ce coffret "Travelling" que nous offre In-8 comblant, dans le même temps les espérances des amateurs de cinéma et des lecteurs, la forme nouvelle se trouve consacrée à sa juste valeur.


samedi 6 février 2010

Julían Ríos ravive la flamme de l'Alma




Quand on découvre un livre ayant pour titre Pont de l'Alma, et l'effigie de la Princesse de Galles en guise de couverture, on s'attend probablement davantage à une mascarade médiatique( façon d'Estaing) qu'à une fantastique destinée romanesque.
La signature de l'auteur galicien avait pourtant de quoi mettre la puce à l'oreille des lecteurs avertis. A la vue de l'ampleur de l'oeuvre, la plus volumineuse depuis le roman-fleuve Larva, les craintes n'étaient point estompées, et on pouvait décemment se poser la question de l'intérêt qu'allait susciter la mémoire de Diana durant plus de trois cent pages chez les lecteurs de Julían Ríos.
Si l'enquête à propos des mystères de sa disparition est abordée à quelques reprises par les badauds attroupés autour de la Flamme-mémorial, on verra que cet enjeu est vite sabordé par les dérives ingénieuses du romancier.

Le livre débute là où Monstruaire s'achevait, dans la brasserie Chez Francis, place de l'Alma.
Autour de la table, Mons, le peintre monstrueux de Monstruaire, Emil Alia alias Milalias, tour à tour traducteur et narrateur, et Mabelle, alias Babelle, les réapparitions des romans larvaires du Castillan. Chez lui, tous les personnages sont des figures multiples, créant chez le lecteur une sensation de familiarité et d'étrangeté mêlées.
Les personnalités n'échappent point à la règle de la duplicité. Le thème sera au coeur des huit livres de Diana, qui arpenteront l'histoire à la recherche de la filiation insoupçonnée de la princesse de Galles.
Dans le deuxième chapitre, c'est d'ailleurs à un bal de revenants, "Célébrités sur Seine" auquel nous assistons sur le bateau-mouche "Champs-Elysées".
L'imitation n'a jamais le même goût que les caprices du destin suggérées dans ces pages. La Seine devient la Cène, réunion incongrue de la dite Lady, Baudelaire, Braque et Morican, morts un 31 août.


De fil en aiguille, le défilé historique allait se transmuer en défi artistique.
Louis-Ferdinand Céline n'a-t-il pas rendu l'âme à Lady Di en ce jour de 1961 au cours duquel elle voyait le jour?
On verra que les différentes facettes de leur vie présentent de troublantes similitudes qui amènent à ne pas prendre à la légère l'hypothèse de la réincarnation qui apparait en filigrane de Pont de l'Alma, passerelle des âmes.

De façon prémonitoire alors que le drame parisien était encore en suspens, la lune s'accouplait avec la Tour Eiffel pour laisser apparaître un "D" planant dans le ciel. D comme Diana, D comme le destin, qui oriente nos vies à nos dépends, D comme Damoclès, l'épée suspendue au-dessus des têtes altières ou princières,

Pont de l'Alma, comme l'essentiel des oeuvres de Ríos, semble échapper à la classification catégorique. Comme le laisse entendre l'auteur:

"Le roman est déjà le genre de tous les genres, un patchwork de rapiéçages."


A le lecture de son oeuvre, une chose demeure certaine: nous vivons une oeuvre littéraire authentique car comme l'homme le déclarait au Matricule des anges:

"La littérature ce n'est pas le documentaire, le reportage, l'autofiction, c'est quelque chose qu'on rajoute à la réalité, en tenant compte de la réalité, en étant plus vrai que nature."
Ríos est l'orchestrateur d'une oeuvre ludique, chambre d'échos que le lecteur tentera de percevoir.
Pour ma part, j'ai pris un malin plaisir à déjouer les liens qui unissent les différents récits avec le la princesse.


Ainsi, dans l'un d'entre eux, Aparicio nous relate l'histoire d'un inconnu rencontré dans le train en 1969. Assoiffé de gloire perpétuelle, celui-ci a signé près d'un siècle et demi plus tôt un pacte avec le diable photographique, sans en mesurer toutes les conséquences.
Cela aurait pu s'appeler Faust forever. Cependant, les choix "Apparitions et Disparitions à Paris", et plus particulièrement "Révélation sur le Boulevard du Crime" ne sont pas innocents.
Pour ma part, j'ai repensé au premier chapitre qui évoque la traque de Lady Di par un paparazzo, détraqueur de l'histoire. On ressent le côté malsain de ces personnes immergées dans un monde qui les noie dans une quête au sein de laquelle ils perdent de vue les moyens pour parvenir à leur fin. L'indécence ou la descente en enfer? Le VOL instantané dépouillant l'amour défunt(LOVE)...
L'immortalité au prix de l'immoralité?


Dans ce Paradis perdu de Daguerre, l'histoire se mêle à la fiction de façon troublante. Chaque chapitre apporte son lot de questions, de pensées suspendues, de vertiges aussi.

Dans un autre monde, et en particulier dans le dernier tableau de Larocque, les figures de Corot et de Monet construisent un pont ai-manté qui traverse les siècles pour rejoindre celui de l'Alma. Au passage, on pénétrera dans les arcanes tutélaires et suicidaires des natures définitivement mortes.
Après la destruction, il ne restera plus que les tableaux et autres compositions artistiques pour fixer les images du passé. Les tags, eux, des fervents s'apitoyant devant la flamme de la princesse s'estomperont avec le temps, à moins qu'ils finissent superposés.



Au chapitre des apparitions, des hallucinations, il y a celles de Lon Alonso, obsédé par le Poème Circulatoire du Mexicain Octavio Paz, déniché chez un bouquiniste Madrilène Cuesta de Moyano. Il se rend compte par la suite que son voyage tournoyant ne fait que commencer quand il aperçoit que:
"Le propriétaire précédent du livre avait curieusement enfermé dans un petit cercle au crayon le eon du nom de Leonora et dans un autre le dios final de Remedios et les avait réuni d'un trait en arc de cercle(Diana, Diane, la déesse de la chasse apparait ici à travers l'arc)."
Après avoir découvert Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon, un jour de 1968, il lit l'oeuvre dans le bus et y découvre une évocation d'une peinture de Remedios Varo que Lon Alonso vient d'étudier.
Voyant la désapprobation du lecteur, un homme barbu d'une trentaine d'années, tente d'en savoir plus.
Lon Alonso dit alors:
"Je viens de commencer lui répondit-il, mais je détecte déjà plusieurs erreurs. La protagoniste voit dans une peinture une tour circulaire qui, en réalité, est octogonale."
L'inconnu lui précise alors que le personnage Oedipa voit la peinture à travers les larmes et en tire la conclusion équivoque:
"You don't understand the crying!" qui insinue non seulement l'incompréhension des larmes mais aussi de l'oeuvre intitulée en langue originale The Crying of Lot 49.
Lon Alonso se demandera alors suite à cette rencontre, s'il n'avait pas en face de lui l'invisible Thomas Pynchon en personne.

Ce n'est pas tout car ce chapitre est peut-être le plus tournoyant, le plus renversant de Pont de l'Alma. Il va puiser au fond de lui la matrice romanesque de Ríos qui écrivait à la fin des années 1960 son premier roman Cortège des Ombres, qui allait en déployer bien d'autres plus de quarante ans après:
"La première surprise l'attendait à la gare, rénovée avec des carreaux de faïence portugais sur la façade où brillait TAMOGA au néon encastré dans une boîte en plastique blanche remplaçant la vieille blanche de bois aux lettres délavées. Il vit aussi qu'avait disparu la guérite en béton qui proclamait URINARIOS."
Derrière ce lieu proclamé en majuscule qui rappelle la bourgade fantomatique des débuts de Ríos, se cache la démarche romanesque de l'auteur dans son ensemble: RIOS UNIRA ("Rios unira" en français) et l'inter-connection de ses oeuvres entre elles, de ses chapitres entre eux.
Juste avant, on apprend que Lon Alonso, après avoir ajouté des notes de son cru au Poème circulatoire, l'a replacé en douce sur l'étalage d'un libraire du boulevard Saint-Michel, afin que la spirale continue son cours.
On peut ici y voir une métaphore filée de la filiation littéraire qui unit les auteurs entre eux.
UNIRARIOS peut d'ailleurs aussi inversement vouloir dire UNIRA RIOS("il unira Rios") ou UNIR A RIOS(unir à Rios à l'infinitif)en parlant du fil conducteur qui unit Ríos à ses prédécesseurs

Si Julían Ríos débusque les signes du destin, lui-même se plait à inscrire son nom dans la tradition d'une littérature codée, de Cervantes(évoqué au début du chapitre à travers la pièce-maîtresse Don(Lon) Quichotte) à Pynchon, en passant par Joyce.
D'ailleurs, au vu des dates évoquées, ne peut-on pas se demander si cet énigmatique homme de trente ans, possible Pynchon, ne représente pas finalement le Galicien masqué?

Il ne serait point inutile d'aborder les mille et unes inventions linguistiques et autres sortilèges lancés par le prestidicogiteur de la littérature, tant son oeuvre fait preuve d'un foisonnement proprement sidérant. Pourtant, la surprise est l'une des jouissances que nous apporte Ríos et il serait dommage de la gâcher par une abondance de détails par trop révélateurs.

Pont de l'Alma n'est pas un roman sur Lady Di, c'est un roman qui gravite autour avec une pudeur remarquable, un joli pied de nez aux paparasites voulant s'emparer de l'image princière.
C'est un hommage inespéré d'un artiste inspiré, au sommet de son art, un clin d'oeil aux Epiphanies joyciennes qui se transforment ici en Epitaphes Riosiennes.
Si sa parution n'a point été accompagnée par moult strass et paillettes, si l'oeuvre ne prétend guère accéder aux feux de la rampe, il est incontestable que sa puissance évocatrice lui permettra cependant de faire perdurer une flamme subtile en mémoire de Lady Di et de l'art en général.