lundi 25 janvier 2010

Monstruaire, bestiaire babélique


Tandis que dans les Chapeaux pour Alice, Julián Ríos nous emprisonnait dans les contours des couvre-chefs en les détournant de leur fonction primaire, dans Monstruaire, il détruit le cadre qui entoure les tableaux pour les immiscer dans de troublantes mises en abîme.

Victor Mons est un peintre chimérique qui confond modèles, créatures réelles et visions fantasmagoriques. Chaque récit est une aventure qui miroite fantastiquement la part d'irréalité des autres récifs. En peignant, Mons tente de sceller les démons qui l'entourent et ne parvient qu'à amonceler en son subconscient les tourments de ses proies.

La plume de Ríos nous fait prendre conscience que l'artiste est une sorte de démiurge, capable de créer, de ressusciter...

Parmi ses rencontres, il y a celle de la dame blanche à l'hôtel Métropole de Bruxelles. Derrière son voile, se profile une collectionneuse invétérée, déménageant inlassablement d'un hôtel à l'autre, pour y constituer un nouveau cabinet de curiosités.
Derrière ses caprices insaisissables, se drape une légende de papillon de nuit errant que Mons ne pourra éclaircir qu'en touchant Dubois.

Passer du bois au pin n'est pas innocent. C'est comme passer du coq à l'âne, ou de la pomme de pin à Cezanne, enfin bref, vous m'avez compris. La vie est ainsi faite de signes qui s'insinuent, qui se transmuent en apparitions(un "H" au milieu de "Cezanne"), en disparitions ( un "L" qui s'évanouit mystérieusement de l'inscription "Player's" d'un paquet de cigarettes), en printanières révélations...

Dans le chapitre "Paris pour Paradis", à travers l'amour que Reck porte à sa femme, Joyce, nous sommes entraînes dans le flux et reflux du temps, de la vie de l'écrivain homonyme irlandais.
Monstruaire transfigure l'essai en une parfaite réussite d'une fusion de plusieurs formes, biographie, roman, nouvelle...

Ríos bouscule les perspectives, active notre imagination, nos hallucinations.
Le lecteur, le sélecteur, comme aime se l'imaginer l'auteur, se laisse prendre au jeu et devient spectateur des délires du fabulateur. Il devient lui-même le Mons émerveillé par tant de virtuosité tragi-comique.




Difficile d'aborder l'oeuvre du natif de Galice sans risquer de se perdre dans ses dédales.
En sa compagnie cependant, perdition est synonyme de jubilation. Si la route du lecteur peut sembler éprouvante au milieu de cette prose virevoltante, elle est avant tout ludique et entraînante.
Julián Ríos est bien davantage un créateur inspiré qu'un auteur aspirant. Dans ses innombrables tours de passe-passe, chaque mot est à sa place afin de faire sonner et résonner au mieux le flot impétueux se déversant à l'oreille du lecteur.

Ríos, l'auteur-fleuve n'est jamais à court d'inventions linguistiques, d'irrigations audacieuses, de ces mots-valises qui donnent leur clic et leur claque au lecteur. Les noms propres deviennent des adverbes peu communs, comme "le ballon qui grandirait et grandirait alicieuscarollement", des adjectifs incongrus évoquant des images pittoresques comme une "casquette sherlockholmesque", ou cachant derrière eux un usage malicieux des langues vivantes dans le "Berlin Mitte".


A contre-courant des auteurs traditionnels, Julián Ríos est un écrivain qui s'inscrit plutôt dans la continambiguïté de son maître irlandais qui déclarait:

"J'aimerais, disait-il, un langage qui soit au- dessus de tous les langages, un langage auquel servent tous les autres. Je ne puis m'exprimer en anglais sans m'emprisonner dans une tradition. "

Ríos est un alchimartiste rocambolesque, capable de déployer tout un panel de calembours joycentriques:

"En ce temps-là, il échangea le livre de Van Gogh contre un de Jung sur l'alchimie et s'intéressa au concept du "grand oeuvre"(et lui-même, avec son sempiternel blouson de cuir noir, il avait un air d'alchimiste maboul) et il en vint à la conclusion que celui-ci ne pouvait être réalisé sans destruction préalable et métamorphose. Mets ta mort fausse dans la vie, dit-il en assez bon français, regardant son verre de vin français."

De la métempsychose d'Ulysse à l'hallucinante métamorphose de Ríos, il n'y qu'un pas ou qu'un fil d'Ariane invisible, tendu à travers les siècles, qui fait l'objet de son essai Quichotte et Fils(chez Tristram aussi).

Reformulant les préceptes chimiques de Lavoisier, l'écrivain ibérique évoque:

"Flaubert, qui fit si souvent allusion à la sottise de vouloir conclure, est un bon exemple de ce qu'en littérature rien ne se commence véritablement ni ne s'achève, tout se transforme et se continue."

L'oeuvre de Julián Ríos dans son ensemble constitue elle-même un réseau de livres savamment connectés entre eux .

Chef d'orchestre d'une langue tumultueuse qui tournoie et noie le lecteur, l'auteur extracastillan mêle et démêle les langues, les arts, les mythes et les références culturelles sans jamais s'emmêler les pinceaux car sa palette est d'une variété étourdissante, son coup d'une précision diabolique.
Pour déjouer tous ses arpièges, nul doute que le lecteur devra se prendre au jeu de la relecture.

Dans ce contexte, il n'est pas vain de rendre hommage au travail de traduction gargantuesque réalisé par Geneviève Duchêne pour préserver toute la richesse origéniale de l'oeuvre du Rabelais des lettres ibériques.



dimanche 24 janvier 2010

La Dernière Goutte remet les pendules à l'heure de Gabriel Báñez

A Irène, por su amor de las lettras argentinas que me inspiró de viajar por el tiempo con..
Gabriel Báñez.





Gabriel Báñez est né à La Plata, dans la province de Buenos Aires en 1951. Il était non seulement romancier mais aussi nouvelliste, scénariste, journaliste(rédigeant le supplément El Dia) et éditeur (dirigeant La Comuna ediciones). Gabriel Báñez a disparu l'année passée.

"Intègre et chaleureux, Gabriel Báñez aimait l’écriture et détestait par-dessus tout les mesquineries de l’humaine comédie."
(extrait du site internet de La Dernière Goutte)
Jusqu'à présent, seules deux de ses oeuvres, El Circo Nunca Muere (Première mention de qualité au concours Juan Rulfo) et Los Chicos Desaparecen avaient été traduites en français dans les années 1990 grâce aux défuntes éditions Alfil.
Gabriel Báñez a aussi tenu son propre blog "Corte y Confección" pendant plus de trois ans, de mai 2006 à fin juin 2009.

En cette année 2010, les éditions de La Dernière Goutte, la maison qui "aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord" ont prévu de nous proposer, avec l'appui du programme SUR (d'aide à la traduction d'ouvrages d'auteurs argentins), de (re)découvrir cet écrivain hélas trop méconnu en Europe, à travers quatre de ses oeuvres.

C'est au sein du premier roman de cet auteur, Les Enfants Disparaissent (aussi adapté au cinéma par Marcos Rodríguez), publié initialement en 1993 en Argentine, que la taverne vous invite à pénétrer.



“Un écrivain rigoureux et secret dont le goût prononcé du grotesque le range aux côtés des maîtres du genre, en particulier Roberto Arlt”
(Mempo Giardinelli)

"Les Enfants Disparaissent", cela aurait pu être le titre tapageur d'un journal de faits divers pour évoquer la succession de disparitions inexplicables qui secoue une petite bourgade argentine.
Ces accidents irrationnels ne constitueraient-ils pas un leurre dissimulant en son sein une cause raisonnable ?
Invariablement, Macias Möll s’avère être le dernier témoin oculaire de ces enfants sur le point de disparaître.

Macias est un horloger qui fait et défait les mécanismes des montres avec une patience et une précision inaltérables. Le soin apporté à ces témoins du temps qui passe s’apparente à un respect quasi-religieux.
Le temps est pour lui une divinité qui se cache derrière des présences apparemment anodines. Un policier immobile au soleil engendrant une aiguille d'ombre effilée, l'altération des volutes de fumée, les papiers de caramel rejetés par le vent, le temps distille à chaque instant un témoignage de son passage, sans cesse renouvelé, et cependant, soumis invariablement aux mêmes lois.




"L'âge lui avait toujours semblé une idée abstraite. Les adultes se remémoraient les meilleurs moments de leur vie, et c'est ainsi qu'ils se rassuraient quand il était trop tard, pour tout. L'enfance, au contraire, était un printemps toujours neuf qui repoussait la vieillesse dans un au-delà. Le vertige des pensées et l'éternel assemblage des mécanismes, eux aussi, nécessitaient de faire abstraction des années. Les adultes, se disait-il, n'avaient pas ce genre de préoccupations. Les adultes pensaient."


Définitivement cloué à sa chaise roulante, Macias prend un bain de jouvence tous les jours à la sacro-sainte dix-huitième heure de la journée.
Adulé par une marmaille avide de nouveaux exploits toujours plus spectaculaires qui lui lance des ersatz de confettis, il dévale sur son bolide la pente du haut de la ville jusqu'à la place publique, de façon effrénée, faisant tomber les records les uns après les autres.
Loin de se lancer dans une vaine course contre la montre, cet homme espère simplement réanimer la balançoire inerte de la place publique, faire rejaillir chaque jour la vitalité sur le monde, renaître quotidiennement d'un souffle nouveau.

Chaque franchissement de ligne propulse aux oubliettes les précédentes performances.
Pour célébrer ses renaissances, il se lance dans une danse dont le mouvement circulaire lui permet de se glisser au coeur du temps.
Son objectif ultime constitue la barre des douze secondes, qui lui permettrait de transmuer son fardeau en horloge parfaite.
Pour y parvenir, inspiré par le théoricien mathématique, son maître spirituel Kline qui clame que "La première certitude fut la première de nos erreurs", il perfectionne son engin et élabore d’audacieuses techniques de descente toujours plus risquées, qui lui permettent de fusionner avec sa monture, et de repousser toujours plus loin les obstacles à la vitesse.
La structure du livre égrène à sa façon les temps intermédiaires de Macias, en scandant un à un les chapitres de sa vie, jusqu'à la seconde durant laquelle un fatal grain de sable s'échappera des rouages de l'horloge interne du récit pour le faire dérailler.




A la suite de ces prouesses, telle une malédiction, les enfants disparaissent, un à un, sans laisser la moindre trace.
La police s’interroge et demeure dans une impasse inacceptable. Les autorités s’efforcent ainsi de faire passer à la trappe le mystère drapant toute cette affaire. Les médias s’emparent de l’enquête policière qui bascule en chronique sociale.
L’horloger paralytique devient une mascotte locale dont la portée spirituelle en marge demeure désespérément insaisissable.

"L'ignorance était toujours un avatar de la peur. Le plus instinctif. Le plus puissant aussi."

Comme souvent dans le monde contemporain, ce qui est incompris est simplifié, vulgarisé, déformé.
Les citoyens à l'image du jardinier, sont emprisonnés chaque jour par leurs habitudes quotidiennes.
A l'inverse du paralytique sur l'établi duquel trône un sablier, symbole du mouvement perpétuel, les représentants de l'ordre, quant à eux, en tête desquels figurent le commissaire de police, le juge, s'évertuent à conserver un espace vital toujours identique, immuablement inanimé, où chaque élément est condamné à l'immobilité. Leur esclavage culmine dans leur stérile tentative de reconstitution d'un passé qui leur échappe.
Le piétinement de l'enquête est perceptible dans ces pages où le lecteur a l'impression de subir un incessant va-et-vient qui s'oppose au mouvement circulaire et harmonieux des aiguilles d'une montre.

Harcelé par la police, Macias avoue ne pas se souvenir des enfants fêtant ses exploits. Leurs prénoms ne lui rappellent plus rien car ces derniers ne servent à ses yeux qu'à figer leur présence sur terre.
Sur les photos des journaux, les visages de ces victimes rivés à la page perdent de leur netteté originelle. Dans l'esprit de Macias, l'image de leurs corps se noie dans une idée de jeunesse, d'innocence qui submergent les caprices des temps.

"Il n'y a rien à comprendre: les choses cessent d'être ce qu'elles sont au moment où elles cessent d'être ce qu'elles sont."

Gabriel Báñez nous offre un livre alerte et frais, sans fioritures, qui provoque une réflexion particulièrement profonde sur l'incompréhension et la réaction que celle-ci engendre chez l'être humain.

Certains critiques littéraires ont vu à travers ce récit de Macias Möll un renvoi dissimulé au traumatisme des Folles de Mai des années 1970, suscitées par les nombreuses disparitions de jeunes hommes se révoltant contre la dictature argentine.
On peut aussi y voir un hommage à ces millions d'enfants du monde entier, confrontés dès leur plus tendre enfance aux pire abominations de l'humanité pour espérer voir le soleil se lever le lendemain.

"Les Enfants Disparaissent", cette sentence inexorable, lourde de sens, revient hanter la population locale et le lecteur à intervalles réguliers.

On n'échappe pas à son destin.
L'enfance s'efface tôt ou tard pour laisser place à l'impassibilité, la cruauté de l'âge adulte.



jeudi 14 janvier 2010

Un Terrible Voyage au coeur du maelström de la folie


Si Roberto Arlt a écrit essentiellement des oeuvres qui sombrent dans une noirceur absolue, il a aussi composé des récits qui témoignent d'autres qualités insoupçonnées chez cet auteur.

Un Terrible Voyage est un court roman composé un an avant la mort de Arlt. S'il ne s'agit assurément pas de son oeuvre la plus puissante, cette courte aventure maritime comporte un humour savoureux qui la rend si attachante.

Un jeune homme coupable de divers forfaits sur les terres chiliennes, trouve dans une mission géologique de l'autre côté de la mer, l'occasion de se racheter aux yeux des autorités.
Or, durant sa traversée pour regagner la Terre promise, il sera confronté à une série de catastrophes qui s'enchaînent sans que rien ne puisse l'interrompre.

Cette vague de malheurs qui s'abat inéluctablement sur l'équipage est annoncée dès le début par le cousin du personnage principal, Luciano, qui invoque le changement de nom du paquebot pour justifier les maux qui risquent de s'abattre sur eux.
Si, dans un premier temps, le caractère superstitieux de notre Luciano compromet sa crédibilité, différents événements sèmeront le doute dans les esprits, jusqu'à ce que le pire s'abatte sur eux.

Pourtant, le contraste apparent des éléments, le vent déchaîné et le calme plat de l'océan, la foudre sur fond de ciel clair et les couleurs surnaturelles de l'environnement, présagent d'un cataclysme à venir, qui provoquera la rupture du barrage contenant les passions les plus sournoises de cette micro-humanité.

D'emblée, on peut se poser des questions sur les différents membres de l'équipage.
Pas un ne semble à sa place. Le garçon de cabine est un ancien aiguilleur responsable d'une collision de deux trains de marchandises, le médecin semble être davantage doué pour sa qualité de gynécologue occulte que pour ses talents scientifiques; le commandant de bord, quant à lui, semble être un personnage violent et inflexible, incapable de tenir un gouvernail.
Les passagers n'inspirent guère plus confiance. Qu'ils soient chrétiens ou musulmans, ils n'affichent une ferveur religieuse que pour dissimuler au mieux les pensées malsaines qui se tapissent en eux.

C'est ce décalage invraisemblable et frappant que Roberto Arlt se fait un malin plaisir à démontrer insidieusement dans des lignes d'une délicieuse ironie.
Même la plus valeureuse personne à bord, Annie, une chimiste émérite, de laquelle s'amourache le personnage principal, a en tête des projets incroyables mais n'est peut-être pas si admirable...
Pour l'abriter du mal qui contamine ce bateau incontrôlable, le jeune homme espère l'emmener avec lui dans les contrées préservées de Shangaï.

Roberto Arlt a adopté pour cette oeuvre un style épuré et d'une fougue exemplaire.
L'enquête à bord, la part de fantastique que le cours de l'histoire laisse envisager, et le surprenant dénouement de toute cette aventure, rappelle quelque peu l'ironie mordante de Gilbert Keith Chesterton et ses enquêtes du Père Brown.
Pour Helios Jaime Ramirez, l'insertion de la farce dans le fantastique fait songer à la nouvelle Le Vase d'Or de E.T.A. Hoffmann.
Cependant, il est indéniable que Roberto Arlt se démarque par un style qui tend à annihiler toute uniformité au ton de l'ensemble.
Nous ne sommes ici, ni dans le fantastique, ni dans le scientifique, ni encore dans la tragédie, ni même dans le comique, mais plutôt au coeur d'une sorte de maelström, qui nous propulse instantanément aux extrêmes limites de ces tonalités opposées.



mercredi 6 janvier 2010

Les Lance-Flammes embrasent la taverne

Les Sept Fous annonçaient la déchéance inéluctable d'êtres humains inconsolables, réunis autour d'un projet insensé de société révolutionnaire secrète.

Cette première partie s'achevait sur un coup de théâtre retentissant, qui laissait apparaître la duplicité de ses personnages.
Au cours de la suite de ce diptyque, celle-ci éclatera au grand jour.

Les Lance-Flammes se poursuivent exactement où nous avait laissé le premier opus, alors qu'Erdosain interrogeait ainsi le chef de l'organisation:

"Savez-vous que vous ressemblez à Lénine?"


En préambule, l'auteur revendique un style sans fioritures, imposé par sa situation; il prévient de l'urgence de l'écriture de son récit:
"Quand on a quelque chose à dire, on écrit n'importe où. Sur un rouleau de papier, dans une cellule infernale. Dieu ou le Diable sont à côté de vous pour vous dicter des mots ineffables."
Dans une ultime note, on apprend ainsi que "dans sa hâte de terminer ce roman - quatre mille lignes furent écrites entre fin septembre et le 22 octobre" 1931(soit pas loin d'un tiers de l'oeuvre).

Au cours de ce roman infernal, on apercevra des hommes et des femmes en proie à un combat qui les opposent à leurs chimères, aux démons de leur passé.
Si l'opus précédent était déjà d'une grande noirceur, Les Lance-Flammes s'enfoncent encore davantage dans les ténèbres, sans la moindre lueur d'espoir pour une humanité condamnée à la déchéance.

Le voile se déchire sur les racines des troubles psychologiques qui empêtrent Erdosain dans un bourbier. La propension à se complaire dans une souffrance avilissante, de rechercher la jouissance dans un état d'assujétion constant semble symptomatique d'une plaie jamais refermée depuis l'enfance.
Erdosain conserve en son prénom la cicatrice d'un passé humiliant.
C'est un cerbère dont les facettes occultes jaillissent en plein jour.
Il est aussi un inventeur, tout comme le fut Arlt, qui s'enferme pour créer l'arme susceptible de renverser le pouvoir.
Les allusions techniques de l'épisode précédent font ici place à des descriptions scientifiques détaillées, qui témoignent de l'acharnement dont peut faire preuve un savant aussi bien à créer des trouvailles bienveillantes que la pire abomination.


Elsa apparaissait brutalement dans Les Sept fous comme une femme adultère.
Dans les Lance-flammes, au cours d'un long passage particulièrement émouvant qui se déroule au couvent des Carmélites, l'ex-femme d'Erdosain, nous fait part des événements humiliants qui l'ont poussée à agir de la sorte. La bassesse d'Erdosain en tant que mari, incapable de puiser dans l'amour le remède à sa lente dérive, est mise à nu.


Le feu qui consume les entrailles de ces morts vivants est attisé par une volonté ardente de se débattre en pleins sables mouvants.
Ces âmes en peine souffrent d'une douleur inextricable, d'une agonie incommensurable.
Roberto Arlt évoque ces moments de déchirement comme un voyage aux confins de la vie terrestre, au bord du gouffre.
Les mots résonnent ici comme les échos de coups portés à un boxeur titubant, s'effondrant, et ne trouvant la force de se relever que dans l'espoir de connaître une chute finale à la hauteur de son désespoir.

Ergueta, lui, devient un mystique, cherchant dans les Ecritures le réconfort qu'il ne peut obtenir ici-bas.
Bromberg que l'on connaît avant tout comme un assassin brutal et glacial, le pantin fantomatique dévoué à l'astrologue, va montrer un tout autre visage.
Nous apprendrons qu'il cache, lui aussi, au plus profond de son être des séquelles de sa tendre enfance qui justifient son énigmatique surnom, L'homme-qui a vu l'accoucheuse.

L'errance d'Emilio et de son frère sourd Eustaquio, dans un Buenos Aires lugubre, renforce le caractère factice se situant au coeur du roman.
Finalement, n'est-ce pas moins pour obtenir quelques piécettes, que pour gagner leur compassion qu'Eustaquio se fait passer pour un soldat aveugle, victime de l'acide nitrique?

On devine derrière la narration de ce diptyque un écrivain énigmatique. L'identité de ce dernier ne nous sera dévoilée qu'à la toute fin des Lance-Flammes.
Si le mystère est loin d'être absent de l'ensemble, on pourrait tout de même reprocher à Roberto Arlt l'aspect prévisible du récit.
On connait d'ores-et-déjà tous les personnages principaux qui erreront dans ces pages, et on sait par avance que tous ceux-ci sont condamnés à un sort peu enviable. La part d'ombre ne subsiste dès lors plus que dans la façon d'échouer dans cette vie dénuée de sens.
Par ailleurs, à mes yeux, les titres des chapitres annoncent un peu trop les événements à venir.
Certes, l'enjeu n'est pas dans la surprise mais plutôt dans la manière d'étouffer le lecteur. Cependant, on peut sérieusement se demander si le recours à ces titres était vraiment utile.

Il serait néanmoins plus que dommage de gâcher notre plaisir de lecture devant une oeuvre aussi magistrale que celle de Roberto Arlt, écrivain argentin aussi injustement oublié que précieux.

  • A dénicher: Les Lances-Flammes de Roberto Arlt, aux éditions Belfond(1983) dans une traduction de Lucien Mercier.