dimanche 26 décembre 2010

Bartleby nous dévoile son univers



Eric Bonnargent a accepté en cette fin d'année de se confier à la taverne à propos de l'interruption de son blog Bartleby Les yeux ouverts, de ses nouveaux projets, et d'aborder également quelques questions gravitant autour de la littérature et la blogosphère.
Merci à lui de s'être prêté au jeu si spontanément.

  • Qu'est-ce qui motive ta décision de mettre un terme à ton blog à la fin de l'année, et de ne plus collaborer au Fric Frac club ?
Pour le FFC, c’est un peu long et pas très intéressant. Disons que je n’avais de contact qu’avec deux ou trois membres et que je ne me suis donc jamais senti à ma place dans ce collectif. Ma personnalité ne s’accordait pas avec celle des autres, de certains en particulier. La scission est devenue irrémédiable après l’entretien que François Monti et moi-même avons réalisé avec Juan Asensio, entretien que le FFC, pour des raisons obscures sur lesquelles je me suis déjà expliqué, a refusé de publier (François Monti étant pourtant l’un des fondateurs du FFC). C’était la première fois qu’un veto était posé sur le texte de l’un d’entre nous. Quoi qu’il en soit, je suis toujours un lecteur du FFC qui est sans aucun doute l’un des meilleurs blogs littéraires disponibles sur le net.
En ce qui concerne mon blog, il aura duré trois ans et demi. Il fermera le 09 janvier, les textes seront disponibles quelques jours puis il disparaîtra totalement. Je publie deux articles par semaine et cela devient trop contraignant. Les lecteurs ne s’en rendent pas compte, mais c’est beaucoup, beaucoup de travail et j’ai des envies d’autre chose. C’est pourtant un peu difficile de disparaître brutalement et c’est pourquoi, le 09 janvier au soir, débutera une nouvelle aventure en collaboration avec Marc Villemain( dont le prochain roman sortira au printemps chez Quidam). Nous voulons consacrer tous les deux moins de temps à nos blogs personnels, d’où l’idée d’en créer un ensemble. La plupart du temps, nous ne parlerons pas des mêmes livres et, lorsque nous le ferons, ce sera à partir de points de vue différents, mais complémentaires. Je crois qu’il s’agira d’une belle aventure car, contrairement à ce qui s’est passé avec le FFC, nous sommes réellement amis et savons qu’entre nous il n’y aura ni problèmes d’ego ni mesquineries d’aucune sorte.
  • Peux-tu me parler de tes activités autour du livre dont, malgré notre intimité certaines d'entre elles me sont encore inconnues ?
Ne t’inquiète pas, je ne dévoilerai rien à propos de notre intimité…
Mon activité principale reste donc pour quelques semaines encore mon blog. Je collabore aussi au Magazine des Livres pour lequel j’écris quelques chroniques et réalise des entretiens avec des écrivains français ou étrangers. Dans le dernier numéro, par exemple, je m’entretiens avec Éric Pessan à propos d’Incident de personne, mais aussi avec Horacio Castellanos Moya au sujet d’Effondrement.
Mais ce qui, actuellement m’occupe le plus, est la finalisation de mon livre qui sortira au printemps prochain aux Éditions du Vampire Actif. Il s’agit d’un essai intitulé Petit traité de littérature décalée. Ce livre est construit autour de chroniques pour la plupart déjà publiées sur mon blog (avec aussi des inédits), mais réécrites pour l’occasion. L’atopia, c’est-à-dire le décalage que certains personnages peuvent ressentir avec la réalité quotidienne, était le fil conducteur (pas toujours respecté) de mon blog. Ce décalage naît d’une prise de conscience aiguë de sa propre individualité et entraîne un mal-être pouvant se manifester sous différentes formes : notamment, la dépression, la marginalité, la perte de contrôle, la disparition, voire le suicide. Mon livre a pour objet de présenter cette notion et d’offrir un panorama sur la littérature mondiale en parlant, autrement, je l’espère, de textes assez connus et de livres qui, injustement, le sont beaucoup moins. Styron, Moravia, McCarthy ou Borges côtoient Marechera, Mallard, Liscano ou Solstad.



  • Est-ce que le décalage dont tu parles, cette notion d'atopia que tu t'efforces de mettre en valeur, ne s'oppose-t-elle pas au nom de ton blog, qui mettrait davantage en lumière une sorte de révélation?
Non pas du tout, bien au contraire. L’un des chapitres de ce livre sera d’ailleurs consacré au syndrome Bartleby que Vila-Matas définit dans Bartleby et Cie comme une « attirance envers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais ». Le syndrome Bartleby est la manière dont certains écrivains ressentent cette atopia, ce sentiment d’étrangeté vis-à-vis de leur activité, l’écriture. Ma fascination pour le bartlebysme est l’un des points de départs de mon blog. Je n’ai jamais eu la moindre prétention messianique, j’avais simplement envie de parler de la difficulté à être, dans l’écriture et dans l’existence.
  • Cette démarche de compilateur ne risque-t-elle pas dans le même temps de frustrer les fervents lecteurs de ton blog qui sont déjà familiers des articles qui y sont présentés, et laisser de marbre ceux qui ne sont pas lecteurs de ton blog?
Je ne crois pas que ce livre puisse être frustrant et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, une raison matérielle : lorsque le livre aura paru, le blog n’existera plus du tout et les articles qui y ont été publiés ne seront donc plus disponibles. Ne seront republiés sur le nouveau blog que les articles ne figurant pas dans le livre. Ensuite, quand bien même mes lecteurs connaîtraient par cœur mes articles, et je n’en doute pas !, ceux-ci ont été pour la plupart réécrits. De plus, certaines critiques sont inédites. Enfin, le Petit traité de littérature décalée n’est pas une simple compilation. Les critiques sont encadrées par deux textes dans lesquels j’explique en quoi consiste précisément cette notion d’atopia et de quelle façon elle se retrouve au centre de tous les grands chefs-d’œuvre de la littérature.
  • Comment envisages-tu la prolifération de blogs traitant de littérature ?
Tout dépend de quel type de blog on parle. Je distingue les blogs littéraires des blogs de lecture. Je précise que distinguer ne veut pas dire hiérarchiser ou mépriser. Les blogs de lecture, il est vrai, prolifèrent. Un blog de lecture est un blog qui propose le résumé d’un livre et en donne un avis subjectif. En gros, il s’agit pour le blogueur de dire s’il a aimé ou non tel ou tel livre. Il y en a de très bien faits, comme Biblioblog, par exemple.
Les blogs littéraires, eux, tentent d’analyser un livre de manière plus littéraire, en parlant du style, des thèmes, de la place de ce livre dans l’histoire de la littérature. Il y en a de très bons. Seule cette démarche m’intéresse et s’il m’arrive de jeter un coup d’œil sur quelques blogs de lecture, je ne lis régulièrement que les blogs littéraires. Ceux-ci, parce qu’ils sont plus exigeants, ne prolifèrent pas et, pour cela même, leur public est souvent plus restreint que celui des blogs de lecture. Les commentaires sont aussi plus rares parce que les blogs de lecture sont souvent des salons où l’on vient bavarder et donner son avis.
  • A tes yeux, qu'est-ce qui définit une oeuvre convaincante ?
Il est impossible de répondre à cette question en quelques lignes… La question est inépuisable, mais je dirais, pour faire simple, qu’une œuvre est convaincante lorsque son auteur a quelque chose à dire et a une manière singulière de le dire. Il y a trop de livres indigents, aussi bien au niveau du style que des idées. Steiner écrivait quelque part : « L’artiste, le penseur exceptionnels donnent une nouvelle lecture de l’être. » Un livre me convainc lorsqu’il offre une nouvelle lecture de l’être.
  • Quel est le dernier livre que tu n'as pu finir ?
Il faut que je réfléchisse… J’essaie toujours d’aller au bout d’un livre. Je me souviens, du coup, du premier livre que je n’ai pas fini, il s’agissait des Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. En ce qui concerne le dernier, j’hésite entre Le Sport et un passe-temps de Salter et ce roman que tout le monde aime tant, La Ville absente de Piglia. Le premier m’a profondément ennuyé, le second profondément agacé. Il faut dire que j’ai du mal avec le postmodernisme. Ce toujours les mêmes recettes à l’œuvre et c’est pénible : un peu d’histoire, un peu de science, des personnages réels qui intègrent la fiction, des récits qui se multiplient, etc. Le contenu change à chaque fois, mais la forme est toujours la même.
  • Quelles sont les opportunités offertes par les blogs que n'offrent pas d'autres médias ?
Le blog offre la possibilité à n’importe qui de s’exprimer sur n’importe quel sujet. L’inconvénient, et le domaine littéraire n’échappe pas à la règle, est que c’est bien souvent pour dire n’importe quoi n’importe comment. L’avantage est que cela permet à de vrais lecteurs de parler de littérature et plus particulièrement d’une littérature dont les médias traditionnels ne parlent pas ou peu. Il y a quelques années, seuls les blogs parlaient de Roberto Bolaño, de William Vollmann, etc. Ces lecteurs, souvent bien plus doués et cultivés que des journalistes professionnels, n’auraient jamais eu l’occasion de s’exprimer sans cette plate-forme qu’est le blog.


  • Quelle est ta dernière lecture influencée par un blog ?
Je ne m’en souviens pas, mais il m’arrive souvent d’acheter des livres en fonction de mes lectures sur la bouquinosphère. Sur ma table, il y a, par exemple, Edgar Hilsenrath et il y aura bientôt Gabrielle Wittkop.
  • Sacrés voyages en perspective, très différents l'un de l'autre. Et par un magazine littéraire ?
Je ne lis plus aucun magazine littéraire,… Il y est trop souvent question des mêmes livres, encensés de la même façon, démolis de la même façon et les articles, format oblige, ne sont généralement pas assez fouillés et ne disent, par conséquent, rien d’intéressant…
  • Comment vois-tu l'arrivée du "livre virtuel" et la menace qu'il représente pour le livre sous sa forme "classique" ?
Je ne la vois pas… Un livre virtuel n’a pour moi rien d’un livre. Il est possible que le phénomène prenne de l’ampleur, je ne sais pas, mais je n’y crois pas. Si, malgré tout, cela s’avérait être le cas, je serai terriblement malheureux. Tout d’abord, je ne supporte pas de lire sur un écran. Ensuite, j’aime l’objet-livre. J’aime les différents formats. J’aime le travail bien fait de certains éditeurs. Un livre a un poids, une odeur, une texture. Toucher du papier est une sensation très agréable. Au toucher, je suis capable de reconnaître certains éditeurs. Même le bruit que fait une page qui se tourne est agréable. J’aime le mince crissement que fait mon crayon sur le papier lorsque je souligne des passages ou écris des commentaires. Ma relation au livre est charnelle. Le livre numérique est désincarné, il n’est qu’une abstraction. La lecture numérique, c’est finalement un peu comme le cybersexe ; cela peut être pratique, mais il manque l’essentiel.

mercredi 22 décembre 2010

Le parfum enivrant de la mort


Netsuke en ivoire

En 1972, la sortie du Nécrophile chez Régine Deforges frappa les uns par l'immoralité du sujet abordé, les autres par l'élégance stylistique de la plume de l'auteur, signant ici le premier roman qui annonçait, par sa thématique, l'essentiel de sa bibliographie. Il faudra attendre près de trente années pour que le texte revoit le jour dans une édition digne de ce nom, enfin séparée du Necropolis de Jean-Louis Degaudenzi.
Point d'orgue de notre dossier consacré à Gabrielle Wittkop, qui nous quittait il y a tout juste huit ans, Anne-Françoise lui a consacré aujourd'hui même un très bel article qui lui rend un hommage particulièrement touchant.

-Mais si, bien sûr, j'aime les garçons, mais aussi les femmes. 
Ne pouvant vraiment pas lui dire: « J'aimerais beaucoup vos yeux révulsés, vos lèvres muettes, votre sexe glacial, si seulement vous étiez mort. Malheureusement, vous avez le très mauvais goût d'être en vie(...) ».
Lucien N est antiquaire, activité qui le plonge du matin au soir dans l'ambiance délétère des objets façonnés par des artisans disparus. Amateur des netsuke japonais, ces statuettes mettant en scène l'érotisme sous l'œil complice de Thanatos, il y retrouve le plaisir immortel de ses ébats d'outre-tombe.
Si la jouissance de l'accouplement avec le défunt est pour lui d'une incomparable acuité, à cause de la dégradation organique du trépassé, elle n'en demeure pas moins d'une frustrante précarité. A partir de la révélation de l'existence d'un amant potentiel, jusqu'à ce que l'état de ce dernier exige de s'en débarrasser dans la Seine, en passant par le périlleux parcours qui les emmène du cimetière jusqu'à leur refuge amoureux, le nécrophile est soumis à une urgence de tous les instants. Pour retrouver l'intimité favorable à l'épanouissement des amants, tandis qu'il s'ingénie à rendre le climat de la pièce abritant l'être cher aussi glacial que possible, Lucien oblige son entourage à ne le déranger sous aucun prétexte afin d'offrir à son couple l'intimité requise. L'imprévisibilité de certaines situations le pousse parfois à écourter les préparatifs lui offrant calme et volupté dans son monde calfeutré en le contraignant à se laisser aller à des étreintes improvisées au sein même du territoire de son partenaire érotique, ou à sa proche périphérie. Indistinctement attiré par les hommes et les femmes, les enfants et les personnes d'âge avancé, par les beautés et les êtres repoussants, l'enivrement de Lucien provient avant tout de l'odeur de bombyx se dégageant de leur peau car « elle semble venir du cœur de la terre, de l'empire où les larves musquées cheminent entre les racines, où les lames de mica jettent leur lueur d'argent glacé, là où sourd le sang des futurs chrysanthèmes, parmi les tourbes pulvérulentes, les bourbes sulfureuses. L'odeur des morts est celle du retour au cosmos, celle de la sublime alchimie.» 



Netsuke en bois

L'accouplement qui fait ici l'objet d'une cérémonie fascinante est dépeint avec une ferveur transcendantale faisant penser au mariage ancestral du ciel et de la terre. De temps à autres, la mort révèle une découverte surprenante qui rehausse encore le charme discret du défunt, comme la fermeté des seins d'une femme âgée, ou la surprenante vigueur du sexe d'une vierge. Pour Lucien, la mort n'est pas une fin en soi, mais bien plutôt l'apothéose des qualités essentielles en germe.
Son journal, réseau de récits, qui se répondent les uns les autres, donne à son aventure une trajectoire qui semble orientée par l'appel renouvelé des morts, ces derniers donnant l'impression de témoigner un désir réciproque pour l'amoureux transi. La fragmentation volontaire du parcours, rendue obligatoire par la forme utilisée, offre à la narration une intensité dont le point d'orgue se situe bien souvent dans les parts d'ombre, les révélations indicibles, les évocations suspendues. La précision chirurgicale de l'écriture, rendue possible par le discours à la première personne, créé les conditions propices au règne d'une suffocante atmosphère, et impossible toute éventualité de jugements de valeur. Étourdissante par sa dextérité à transgresser les règles morales, Gabrielle Wittkop ne se contente pas de susciter chez le lecteur des réactions épidermiques et une troublante empathie à l'égard de son personnage, elle provoque une réflexion ambivalente sur la relation ambiguë que Lucien, mais aussi certains de ses congénères, entretiennent, d'une façon ou d'une autre avec les morts. Le nécrophile sera ainsi plusieurs fois spectateur de cet amour interdit dont il est persuadé d'être l'exclusif détenteur vivant, tel un collectionneur qui aurait besoin d'avoir le privilège de se savoir l'unique propriétaire d'un pièce d'une rareté exemplaire.





samedi 11 décembre 2010

Trois destins placés sous l'oeil du corbeau

Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe


En marge de ses oeuvres marquantes- mais quelle oeuvre de Gabrielle Wittkop ne l'est pas?-recueil de trois nouvelles mettant en scène un personnage dont on devine la mort imminente, Les départs exemplaires démontre une nouvelle fois le charme envoûtant que possède la plume de cette artiste fascinante à plus d'un titre.

Comportant pas moins de trois fois le mot fétiche de Gabrielle Wittkop( « réticule ») et réutilisant- de façon moins systématique toutefois- le procédé anaphorique, caractéristique du fameux roman La mort de C., la première nouvelle nous immisce au XIXème siècle dans l'esprit d'Idalia, dessinatrice de 17 ans qui rêve d'une escapade ascensionnelle à bord d'un ballon. Quoi de plus naturelle dès lors de voir la jeune écossaise prendre le chemin qui la conduit au pied de la tour d'un donjon, surplombant le Rhin dans la région de Coblence, modèle inespéré d'artistiques esquisses, rêvassant de l'Highlander Bonnie Dundee, fidèle au roi James, jadis trahi par un valet félon. Suspendu le temps, animées les pensées primesautières par des rêveries au long cours qui font oublier l'heure des collations à partager en famille et le chemin du retour. En empruntant les escaliers qui la mènent au sommet des lieux, elle se retrouve coincée sur la plate-forme du burg à cause d'une bottine dont elle est persuadée qu'elle incarne la perfidie originelle subie par l'illustre Highlander. Affaiblie par les conditions climatiques et les contingences de sa situation, plus légère que les corbeaux qui la survolent, elle embarque, en esprit tout du moins sur la nacelle d'un vaisseau en partance vers des destinations plus proches du ciel que de la terre. D'appel en appel, de cris désespérés en cris de détresse, la jeune fille rivalise d'invention pour renouer contact avec la civilisation, allant jusqu'à propulser au loin des pigeons voyageurs qui pourraient se poser au pied d'un promeneur solitaire. Pourtant, malgré les signes qui interpellent la population locale, aucun de ses membres ne fait le rapprochement salutaire entre les différents indices, visions, réminiscences et échos de ses gémissements emportés par le vent, et la mystérieuse disparition, rendue désormais publique.

Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe

A l'inverse du premier, le texte qui clôt le recueil, Une descente, nous précipite quant à lui dans l'enfer des sous-sols new-yorkais où vivote une population de hobos, dont la recension varie allègrement selon les estimations des uns et des autres.
Délaissé depuis peu par sa petite amie qui exploitait illégalement son travail dans le commerce de chaussures qu'elle tient, Seymour se retrouve du jour au lendemain dans la précarité de la ville tentaculaire. Symbole de la défection progressive de son sort, son ventre légèrement proéminent au niveau de l'abdomen, est traîné comme une épave provoquant le naufrage insensible de son propriétaire, qui se voit confronté aux rebuts de la société au sein d'un dédale où croupit une horde de sans-abris subsistant péniblement grâce aux maigres denrées en voie de putréfaction renvoyées par la métropole, et qui se servent du papier recyclé des journaux de la bourse pour confectionner un matelas au ras du sol.
Dévoré par la vermine, le malheureux vagabond qui aura passé ses derniers jours dans les souterrains, connaîtra paradoxalement une fin similaire à la jeune Idalia.



Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe

Le texte central du recueil, Les nuits de Baltimore, met en scène les derniers jours d'Egar Allan Poe dont la mort a suscité les théories les plus diverses: tuberculose, épilepsie, diabète, rage, alcoolisme aiguë parmi tant d'autres.
Gabrielle Wittkop, elle, semble suggérer la prédominance de l'hypothèse de la corruption et de la violence qui sévissait de manière dissimulée durant les élections.
L'échange de tenues effectué dans cet hôtel miteux de Baltimore avec un homme au visage d'ombre, puis la déchéance de l'homme en noir dans la taverne « Gunner's Hall » transformée provisoirement en bureau de vote, nous invitent à penser que celui-ci aie été contraint par ses tortionnaires de renoncer à son droit de vote élémentaire.
Le récit grouille de références à l'histoire de l'auteur. Ainsi, les deux hommes mentionnés de prime abord lors de l'arrivée du personnage dans la cité qui a salué son talent de façon prématurée, sont Thomas W. White, le directeur de la revue Southern Literary Messenger qui l'enrôla en 1835 , et John P. Kennedy , qui était membre du jury du Baltimor Saturday Visiter au moment où l'auteur natif de Boston, et futur ami de Kennedy, reçoit en 1833 le premier prix pour le Manuscrit trouvé dans une bouteille.
Perry, quant à lui, le seul compère à qui l'homme décide de rendre visite est l'autre nom d'Edgar Poe.
De plus, William Gowans, libraire qui a partagé le premier étage de la demeure new-yorkaise du couple a véritablement décrit Virginia, sa femme telle que le fait Gabrielle Wittkop « avec les yeux d'une hourri et un profil qui eût tenté Canova. »
La précieuse valise que transporte sans cesse le personnage, dans un souci qui touche à l'obsession, contient très certainement les feuillets d'une oeuvre en gestation dont, cependant, on ignore la nature précise.
Bien que séduisant, le rapprochement entre la célèbre exclamation proférée par Albert Einstein, lors de sa découverte permettant de formuler la relativité, soudainement prononcée par le personnage, et Eureka, titre de l'essai de Poe, semble cependant conduire à une impasse, dans la mesure où l'oeuvre était déjà publiée au moment où se déroule le récit.
« Oh Susannah » est le début d'un couplet plusieurs fois inséré dans la nouvelle, et il s'agit au même titre de la chanson de Stephen Foster de 1848, associée à la ruée vers l'or en Californie, dont on retrouve dans le texte présent la trace par l'intermédiaire de rescapés noyant leur désillusion dans l'alcool d'une taverne.
La missive du compagnon d'infortune de l'homme en noir, adressée au Docteur Snodgrass dans le but de le sauver, nous est restituée avec une quasi-exactitude, hormis l'identité du comateux éthylique qui est ici omise. Par ailleurs, le cabaret où gît la victime est appelé dans le texte de Wittkop « The Raven », allusion explicite au poème légendaire de Poe duquel provient l'épitaphe gravée sur sa tombe:

« Quoth the Raven, 
"Nevermore." »


lundi 6 décembre 2010

Gabrielle Wittkop perpétue le mythe des harpies



Harpie nichée sur la façade du palais du Rhin à Strasbourg


Oeuvre atypique de Gabrielle Wittkop, L'Almanach perpétuel des harpies, sous-titrée "avec explication de leurs origines, moeurs, coutumes, métamorphoses et destinées", présente une série de variations étranges autour de la figure de la harpie. Composé de poèmes, dessins, courts extraits encyclopédiques, d'allusions mythologiques, de correspondances imaginaires, faits divers fictifs, de témoignages inventés de toutes pièces, d'une fausse ballade, de plusieurs contes cruels, mais aussi de quelques énigmes et de limericks, il s'agit avant tout d'un puzzle ludique dont les différents morceaux se répondent les uns les autres dans un esprit malicieux et truculent du plus bel effet. Si le ton passe d'un registre à l'autre avec une aisance déconcertante, l'image de la harpie reste bien présente à l'esprit du lecteur tout au long de l'ouvrage grâce à un fil rouge, dont les textes restent attaché, tout en acquérant progressivement une autonomie vis-à-vis de la figure ancrée dans la mythologie grecque. Tour à tour cylindre denté donnant lieu à un échange cocasse entre le directeur d'une usine de pâtes et le fabricant des machines utilisées en son sein, lieu de débauche nocturne, papillon fascinant, la harpie se métamorphose au gré de la fantaisie wittkopienne qui avertit très vite son lecteur de la sorte:

"Mais qui peut connaître les métamorphoses des Harpies?
Changeant sans cesse au cours des siècles, elles adoptèrent des visages toujours recommencés, toujours renouvelés, s'épanchant les uns dans les autres en un mouvement perpétuel comme celui de la mer où elles sont nées."

Gabrielle Wittkop s'ingénie à démontrer sa présence insoupçonnée dans le chaos moderne, à traquer ses apparitions invisibles au commun des mortels en portant un regard cryptologique, tout en assumant un degré d'auto-dérision non-négligeable.

Loin d'être innocent, le choix de la harpie peut être considéré comme une parabole de l'auteur elle-même, dont l'oeuvre a souvent dérouté l'opinion publique et a été victime d'une interprétation pour le moins étriquée et répondant à des préjugés associés aux thèmes abordés et aux titres choisis, dégageant une vague odeur de souffre.
Le dessin noir et blanc de son plumage semble inscrire le destin contrasté d'une artiste qui a été jugée hérétique par la censure, avant d'être réhabilitée et reconsidérée par ses pairs comme une auteur vénérable, dotée d'une plume légendaire, capable d'enserrer son lecteur comme une proie vulnérable.




  • A dévouvrir: L'Almanach perpétuel des harpies de Gabrielle Wittkop chez Patrice Thierry Editeur, collection de L'Ether Vague( 1995)

mercredi 1 décembre 2010

Quand la raison s'endort sous l'oeil complice du lecteur

Goya, Le sommeil de la Raison

« La fantaisie, sans la raison, produit des monstruosités; unies, elles enfantent les vrais artistes et créent des merveilles. »( Goya)

Début d'un dossier consacré à Gabrielle Wittkop, que la taverne accueillera en parallèle avec Anne-Françoise Kavauvea, qui l'introduit au seuil de son blog, et qui se conclura très certainement le 22 décembre, anniversaire de la commémoration de sa disparition, par une chronique de Le Nécrophile, premier roman-phare de l'oeuvre de l'une des plus iconoclastes des auteurs français.

Composé de six nouvelles aussi délectables qu'épouvantables, Le sommeil de la raison, publié de façon posthume en 2003, constitue une porte d'entrée privilégiée à l'œuvre ambivalente et ténébreuse de Gabrielle Wittkop, derrière laquelle chaque page explore les territoires tapis dans l'ombre de l'inconscient, prêts à ressurgir au moindre signe de faiblesse de la raison.


La monstruosité englobe de façon imprécise, déformée en quelque sorte, toute les catégories de la population, qui échappent, d'une manière ou d'une autre, aux conventions qui régissent la nature. Si repoussante que soit la difformité élémentaire de ces êtres hors du commun, les singularités de chacun d'entre eux incitent à pénétrer leur univers multiple. Pour infiltrer au mieux le monde enfermant ces créatures surnaturelles et uniques, pour profiter au mieux de leurs parfums capiteux, le recours à certaines substances délicieuses, ou l'emprise de certains supplices indicibles, ajoutent à la dimension hallucinante de ces récits.
« Il est facile de défendre des principes avec des mots. Il est plus difficile déjà de réprouver sans hypocrisie des cruautés qu'on a vues et dans lesquelles on a puisé une délectation aussi secrète qu'inattendue. »
L'obscénité de l'observateur n'est-elle pas en mesure de faire naître chez le témoin de ce voyeurisme répugnant un dégoût proportionnel à la délectation avec laquelle le premier se laisse aller à ses penchants? Ne sommes-nous pas décemment amenés à nous interroger sur l'identité réelle du monstre? Celui qui sans modération s'assujettit aux vices de l'espèce humaine ne porte-t-il pas davantage les stigmates de la monstruosité que celui qui doit subir les écarts de la nature?

Dans la première nouvelle qui donne le titre au recueil, ce sont les visiteurs d'un asile rassemblant des phénomènes de foire qui excitent la perversité de ces derniers en leur offrant du champagne pour assister à une orgie de laquelle ils resteront malgré tout à l'écart.

Miraculée puis déchue, Madeleine ne symbolise aux yeux de Clément plus que le Ventre atrophié qui caractérisait sa tante, surnommée l'Araignée, à cause de l'étonnante capacité de contorsion dont elle disposait. Quand la compassion et la pitié se mêlent à la répulsion, la monstruosité revêt une polymorphie qui miroite les sentiments contrariés de l'amant.


Goya

Monstres ou chimères? Ce n'est pas tant l'objet observé qui importe ici, que l'état d'esprit de celui qui s'y confronte. Dans Tel père, telle fille, le miroir sans tain, pare-brise protégeant l'intimité, tourné vers la vie érotique de son double paternel et fantasmé, permet à Gabrielle, alter-ego envisageable de l'auteur qui n'a jamais caché son homosexualité d'avoir, à la dérobée, accès par relation interposée, à la face cachée de la sexualité de ses maîtresses, tout en épousant du regard les contours de la femme désirée qui se retrouvera plus tard dans le même lit qu'elle.

La solitude crée dans Harley les conditions propices à l'émergence d'une figure obsessionnelle susceptible de combler les lacunes amoureuses de l'isolé, et dont seule la mort pourrait mettre un terme de façon définitive. Harley, avatar, qui pour survivre aux visions de Jean-Marie, doit voler de ses propres ailes, se réincarner en créature angélique surveillant les songes de l'être aimé, au risque de se réveiller dans l'enfer d'un effroyable sursaut.

Dans Image en gris, c'est un édifice, celui du Palais des expositions, dont la structure remarquable met en péril la ville pendant la guerre, qui attise les regards, incarnant ainsi le statut monstrueux du récit. Réseau de corridors et d'inextricables galeries souterraines, reliés entre eux par un enchevêtrement d'escaliers à vis et d'anfractuosités insoupçonnables, le labyrinthe urbain se montre abominable par les innocentes parties de cache-cache qu'il provoque, et qui lui fait jouer le rôle de révélateur des dispositions précoces pour la luxure, devenant par la suite le théâtre de crimes perpétrés contre ces enfants ayant osé bravé l'interdit. Par sa construction tourmentée et insaisissable, par son attrait irrésistible, le palais semble représenter le négatif du cerveau humain.

Recueil hétéroclite et troublant, Le sommeil de la raison est doté d'une atmosphère et d'une écriture dont le charme vénéneux m'a littéralement contaminé bien au-delà de la lecture.



lundi 15 novembre 2010

Le ParK, ultime divertissement

Installation de Jérôme Durand dont le bronze La dérive des continents apparait sur la couverture de Le ParK


Évoqué dans le dernier numéro de la revue Rouge-Déclic, dont le thème principal est l'entertainement, le nom de Bruce Bégout, philosophe de formation, a fait naître chez moi l'envie de découvrir son roman qui a été publié cette année chez Allia.
"C'est le parc de tous les parcs, la synthèse ultime qui rend tous les autres obsolètes, le concept universel, l'invariant formel."
Le ParK n'est comparable à aucun autre, même si des espaces cloisonnés déjà existants, prisons, hôpitaux, maisons de retraite, centres commerciaux, camps de concentration, il reprend bon nombre de caractéristiques. Atypique en cela qu'il ne propose guère au visiteur la surenchère d'effets spéciaux qui lui est habituellement présentée dans les parcs de divertissement traditionnels. Ici, c'est le télescopage inédit de situations insolites et la confusion des différents lieux de parcage, qui hypnotisent le petit groupe de touristes triés sur le volet se rendant quotidiennement sur l'île accueillant cet espace fantastique au large de Bornéo. Le prix prohibitif et les restrictions psychologiques définissant les droits d'entrée limitent la foule de badauds susceptible d'être attirée par un nouveau type de parcs. Édifiant par son réalisme à toutes épreuves, les scènes qui sont offertes aux spectateurs en mal de sensations fortes, de palpitations de toutes sortes, s'apparentent souvent à des tableaux familiers, où un élément exotique vient s'y greffer. On pourrait citer le Reptilarium Inc. représentant une société, avec ses employés plus vrais que nature, entourés d'une faune reptilienne vivant à leurs côtés, et suscitant une peur de tous les instants dans l'esprit des collaborateurs, sans pour autant nuire à leur professionnelle assiduité. Dans le zoo, se côtoient léopards et demoiselles, dans la piscine, nageuses et crocodiles. Ici, la domesticité animale est une notion qui n'a aucune espèce de réalité.
"Licht recherche l'ubris, non dans la démesure et l'extravagance qui ne font rien d'autre que gonfler le banal, mais dans le crash violent et antinaturel des ambiances."
Du haut de son immense tour d'ivoire, construite sur une plate-forme offshore, l'architecte démentiel de ce parc extraordinaire ressent, tout comme ses congénères, dont il a analysé les réactions provoquées par son environnement dans un traité de neuro-architecture, le besoin irrépressible de se claquemurer à l'intérieur de son repère dominant l'île. Le mouvement rotatif permanent de son donjon lui donne la possibilité, pour ainsi dire, de traquer sans interruption les éventuels dysfonctionnements émanant de sa création.
La nature insulaire du ParK est la condition sine qua non lui permettant de se démarquer de tout ce qui pourrait gâter son caractère hors du commun. Influencé uniquement par sa vie interne, le ParK est en perpétuelle mutation et n'a pas la nécessité de se préoccuper des controverses qui s'érigent contre lui, des réactions épidermiques de la population mondiale. Vue du ciel, sa construction insaisissable suscite les interprétations les plus diverses, témoignant aussi de la faculté du ParK à se régénérer, à se renouveler sans cesse au cours d'un processus imperceptible. Les éléments constitutifs du parc se fondent dans l'hostilité naturelle du décor. Sa marginalité, son cloisonnement essentiel provoquent tout autant l'addiction que la répulsion chez ceux qui y pénètrent. 

Parabole fascinante et analyse minutieuse de l'état de santé de l'humanité, du besoin paradoxal de sécurité dans la réclusion, qui a vu le jour avec le développement pernicieux de nos sociétés, Le ParK est à mes yeux l'une des plus surprenantes et palpitantes lectures de cette année 2010.




vendredi 12 novembre 2010

Cinema paradiso


"Début mai 1980, je suis allé à l'Uranie. On y passait un film dont je ne peux me rappeler le titre. Pis encore, dont je ne me rappelle même pas- et peut-être non sans raison- si c'était un film de fiction ou un documentaire."
En nous ouvrant les portes de l'Uranie à Kralievo, où la notion de temps semble avoir été abolie à jamais, et en écartant le rideau couleur velours bleu qui en garde l'entrée, Goran Petrovic invite son lecteur à prendre place aux côtés de la trentaine de spectateurs assistant à une séance au cours de laquelle les images projetées à l'écran s'apparentent à un montage kaléidoscopique en gestation.
Après nous avoir narré l'histoire atypique et tourmentée de cet hôtel reconverti en cinéma de quartier, l'objectif du cinéroman va, tout au long d'un travelling, de temps à autre interrompu par des inter-titres et des réminiscences, remontant les rangées de sièges depuis la première jusqu'à la dernière, nous dévoiler la composition et la mémoire de cette arche de Noé hétéroclite, à bord de laquelle les absents de la communauté et les présences intermittentes ont aussi le droit de figurer.
En tête de ce cortège, on retrouve Simonevitch, l'ouvreur qui jadis accomplissait ses devoirs avec la plus grande ferveur, et qui depuis quelque temps préfère rester dans les coulisses du paradis afin de s'occuper de cette fausse perruche qui porte le nom de "démocratie", et qui refuse obstinément de s'exprimer, malgré les messages d'espoirs que son propriétaire attend d'elle.
La surveillance et l'oppression, règles inflexibles qui ont jusqu'à présent dicté la conduite de la majorité des citoyens du pays, semblent être dans ce lieu intemporel à la merci des caprices de chacun.

Dominées par une voûte céleste parsemée de constellations, qui se délite, qui s'écaille, qui se désagrège, les hauteurs de ce paradis terrestre révèlent, à travers ses interstices, la face cachée des destins qu'il abrite. Cependant, le rôle principal incombe au lecteur qui devra combler, par l'intermédiaire de ces bribes de récits les brèches du spectacle qui lui est offert.
Sans pour autant lever le voile sur toutes les réponses aux interrogations susceptibles de traverser l'esprit de son lecteur, la réalisation de ce récit fragmenté ressemble étrangement au long-métrage élaboré dans l'ombre par le projectionniste de l'Uranie, le bien-surnommé Bonimenteur, qui découpe et recoupe les bobines les plus marquantes et les plus disparates de l'histoire du cinéma, pour les rassembler par thématiques communes, puis les mettre en scène dans un ballet d'images absolument rocambolesque. Compilateur rhapsodique mariant avec maestria les registres et les effets les plus contradictoires, le burlesque et le tragique, la gravité et la légèreté, l'authenticité et la parodie, le pittoresque et l'indicible, le narrateur semble être le complice de ce film fantasmé, qui superpose les points de vue, qui dépasse outrageusement le cadre du documentaire, qui surpasse allègrement l'inventivité des fictions conventionnelles.
"Cette fois-là, ils n'étaient que deux- Gagui et Dragan. Pour les différencier, disons que le véritable prénom de Gagui était Dragan, alors que le surnom de Dragan était Gagui. Le premier Gagui, un peu plus âgé que l'autre, était analphabète, aussi était-ce l'autre qui lui lisait toujours ce que disaient les sous-titres."
Symbole de cette imbrication de visions, de cette interchangeabilité de rôles, de cette stimulation affabulatrice, Gagui, incapable de lire les sous-titres et contraint de suivre le déroulement de l'action à travers la narration improvisée de son voisin Dragan, dont les excès de fantaisie ne sont pas entendus de la même oreille par Djordjévitch, l'implacable enseignant au lycée, pour qui la fidélité au septième art est une règle sacro-sainte. Mais nous sommes à Kralievo dans un paradis artificiel, à des années-lumière du climat d'hostilité qui a régné en Serbie depuis trop longtemps déjà, et les positions les plus opposées, les comportements les plus excentriques peuvent ici cohabiter sans la moindre arrière-pensée, sans la peur des représailles, malgré l'attitude menaçante d'un certain Tronçonneuse qui sème la terreur dans les rangs.

Sans temps morts ni effets spéciaux, l'oeuvre de Goran Petrovic est littéralement menée à tambour battant et l'adaptation française servie par Gojko Lukic n'est probablement pas tout à fait étrangère à cette réussite proposée aux Allusifs, maison dont on reparlera très certainement dans la taverne.



mardi 9 novembre 2010

Forêts noires, territoires d'outre-tombe

Totem 2, composition photographique de Damien Massart
Romain Verger est un auteur que la taverne avait découvert avec son deuxième roman Grande ourse( publié en 2007). Il m'avait alors fait l'honneur d'un long entretien qui fournit l'occasion de se replonger dans son univers inextricable. Forêts noires, qui vient de paraître, constitue un récit tortueux sollicitant les méandres de l'imagination et de l'inconscient.

"Penché au-dessus de mon enfance comme au-dessus de l'eau miroitante d'un puits, je suis plus loin que jamais de me voir tel qu'en moi-même, mais c'est l'ombre qui vient à moi avec tout ce qu'elle porte, en soi, de ténèbre intérieure plus vaste qu'elle même."
(Claude Louis-Combet, Figures de nuit)

Inspection

Dans le cadre d'une mission scientifique, un biologiste est dépêché à la lisière d'une immense forêt japonaise, Aokigahara Jukai, dotée d'une lugubre réputation et qui a vu le jour suite à une éruption volcanique en 864. Dans sa fluctuation, elle épouse les contours et les couleurs du Fuji-Yama en attisant, à chaque regard porté vers les hauteurs, le désir de se plonger dans ses profondeurs constituées d'un lacis d'ossatures désarticulées, d'un enchevêtrement de plantes, d'un imbroglio de gouffres béants et de cadavres dont on imagine l'état de déliquescence avancée. Les hommes qui osent s'aventurer au-delà du seuil préconisé par la prudence se retrouvent insensiblement engloutis par la gueule béante de la forêt ténébreuse, sans que la moindre trace de leur corps inanimé permette d'affirmer ou d'infirmer telle ou telle hypothèse au sujet de la nature des disparitions. Pour mieux pénétrer le mystère qui entoure les lieux, nous sommes invités à tourner les yeux vers les eaux miroitantes du lac qui borde la futaie.


Introspection


Caught in the trees, composition photographique de Damien Massart

Placée en préambule du récit, la citation de Figures de nuit de Claude Louis-Combet annonce l'ambivalence qui prédominera tout au long de l'oeuvre, et à laquelle nous sommes confrontés dès l'apparition des deux siamoises de Atsuko et Shintaro. Le malaise suggéré par le portrait évanescent de ce dernier, et qui sera distillé tout au long du récit rappelle quelque peu l'ambiance fantastique de films japonais dont l'esthétique a probablement laissé des traces sur l'écriture de Romain Verger. On pense notamment à Kiyoshi Kurosawa et à Charisma, naviguant autour d'un arbre possédant une aura néfaste. On pourrait également mentionner Tomoyuki Takimoto qui réalisa en 2004 Ki no umi, ayant pour cadre cette "mer d'arbres" nimbée d'une atmosphère étrange et habitée par des récits défrayant la chronique. Pour l'anecdote, durant les repérages, le metteur en scène tomba sur un portefeuille qui contenait une petite fortune. Dans le livre en question, on en retrouve une allusion par l'intermédiaire de ces papiers d'identité, chéquiers et autres cartes de crédit jonchant les sentes de cet espace qu'on imagine hanté.
 
C'est avec un art consommé de l'ellipse et de la suggestion que la narration se dénoue insensiblement. Dans ce dédale de récits, c'est au lecteur d'associer les bribes de souvenirs entre elles.
Les réveils cauchemardesques en pleine forêt, sur un tapis de feuilles préfigurent la pourriture substantielle qui s'est, au fil du temps, emparée de l'être humain. Ces scènes qui se présentent à intervalles réguliers ne sont pas sans rappeler le roman à tiroirs du comte Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, au cours duquel Alphonse Van Worden reprend plusieurs fois ses esprits sous le gibet des frères et brigands Zoto qui personnifient la main mise du mal sur les contrées de la Sierra Morena.

Rétrospection


La mémoire des arbres, composition photographique de Damien Massart

De part en part, l'oeuvre est ici traversée par les réminiscences intrigantes d'un être, dont l'identité précise est drapée d'un voile de mystère subtilement entretenu. Ces impressions semblent faire suite à la déchéance que ce dernier a connue dans ces terres secrètement vénéneuses.
Les espèces de champignon recueillis avec passion par le jeune garçon semblent à travers leurs pores inoculer le germe d'une nocivité latente.
"Quel plaisir de cueillir le champignon fraîchement monté, de déterrer son pied joufflu, de décoller de son chapeau les nervures de feuilles décomposées et d'inspecter la morsure des bêtes."
Pour retrouver la trace de l'itinéraire parcouru, il faudra- nécessité que l'on retrouve chez Louis-Combet- se frayer un chemin à travers les différentes étapes de la vie, subir le passage de rites initiatiques qui nous ramènent à la Forêt de Meaulnes et son castel où se déroulait déjà l'unique roman d'Alain Fournier, qui voit un groupe d'adolescents vampirisés par un personnage incarnant le travestissement de l'enfance et la transgression de l'interdit.

La forêt, lieu méconnaissable au coeur de laquelle impunément peut s'exprimer la chasse sous toutes ses formes, nous baigne tout au long de l'oeuvre dans une ambiance étouffante où chaque évocation est susceptible de déclencher une série de pensées terrifiantes.

L'écriture de Romain Verger épouse avec poésie les sensations de ses personnages. Forêts noires brasse un ensemble de thématiques délicates à aborder et pourtant remarquablement mises en scène. Il s'agit d'une oeuvre originale et inspirée, qui trouvera à n'en pas douter une place de choix dans la bibliothèque des lecteurs curieux.



mardi 2 novembre 2010

Des aventures sous-marines qui nous viennent du Québec

Quel est le point commun entre La nuit sans fin, Nanoushkaïa, Locus Solus et La vie palpitante d'Antoine P.?
A l'origine de ces réalisations plus ou moins loufoques, on retrouve des auteurs embarqués dans une revue sous-marine qui nous vient du Québec, ayant pour nom de code Le Bathyscaphe, et dont nous reparlerons très bientôt à l'occasion de l'accostage du numéro 6.


 
"Il est bien connu, d'ailleurs, que l'un des moyens de parvenir à la connaissance de soi est de construire un labyrinthe qui vous ressemble." ( André Pieyre de Mandiargues)

Antoine Peuchmaurd, fils d'un illustre poète, est armateur-photographe, amoureux des mots et des situations décalées. Montreal et sa banlieue représentent son terrain de jeu favori, qu'il traque nuit et jour, muni de sa bicyclette et de son appareil photo dont l'objectif est à l'affût de l'incongruité cachée derrière un pan de mur, une devanture de magasin, une affiche publicitaire ou encore un panneau signalétique. Développer une vision en marge, déranger les clichés, cheminer au-delà des sentiers battus, telle est l'approche palpitante du blog d'Antoine P., qui nous offre en sus des articles miniatures effrayant la chronique académique.

"N'avait-il pas dérivé toutes ces années dans une boucle du temps?" ( Thierry Horguelin dans Le Trou du souffleur)

C'est ce même Antoine qui est responsable de la couverture de La nuit sans fin, signé Thierry Horguelin, un recueil de nouvelles dominé par l'impression d'illusion et de circularité. La couverture reproduit le tableau d'une femme allongée sur un tapis de feuilles. Seules deux jambes dépassent de l'abreuvoir dissimulant le reste du corps. La quatrième de couverture n'est que le reflet de cette scène pour le moins dérangeante, tandis que les noms des différents personnages évoqués dans le livre se retrouvent alternativement à l'endroit et à l'envers en deuxième et en troisième de couverture.
Dans Le grand transparent, c'est la nature cristalline du décor et de la bibliothèque qui troublent la perception du personnage. On peut envisager l'invisibilité des livres comme une projection de l'univers insaisissable qu'ils contiennent. Le propriétaire des lieux, ainsi que l'inspiration du récit ne sont pas sans rappeler Jorge Luis Borges.
La nuit sans fin déboussole le lecteur par l'hétérogénéité des situations évoquées qui s'oppose à l'immuable identité du protagoniste au fil des récits.
Le trou du souffleur ressemble à s'y méprendre à une sorte de faille spatio-temporelle, qui incite un spectateur des théâtres parisiens à pervertir la mise en scène des pièces qu'il revit, en immisçant son grain de sel. Il est alors loin de s'imaginer toutes les conséquences qu'une telle audace est susceptible de provoquer autour de lui.
L'affaire Dieltens, quant à elle, nous confronte à une page de la biographie d'un artiste légendaire, accusé par ses pairs d'avoir plagié ses contemporains, et qui semble avoir pris un malin plaisir à construire son oeuvre autour du principe de la mystification. Thierry Horguelin a su de toutes pièces créer l'oeuvre et la vie de cet artiste pluridisciplinaire, qui confondent le lecteur par leur crédibilité. Pour ma part, je me suis tellement pris au jeu que j'ai, après avoir lu le texte, été vérifier l'existence de ce Dieltens, en étant persuadé que je retrouverais une trace de lui.
Quel rôle joue le sempiternel figurant de séries B, L'homme à l'anorak jaune, dans le déroulement de ces dernières? Au fil des retransmissions nocturnes de Simple cops, un téléspectateur sans emploi, va tenter de percer le mystère que recèlent ces apparitions systématiques, en s'efforçant de scruter du regard ce qui semble se dérober à la caméra, développant ainsi une sorte de sixième sens qui le relie aux coulisses de la série. On pense irrésistiblement à Alfred Hitchcock, réalisateur qui avait pris l'habitude au cours de sa carrière de se montrer subrepticement dans chacun de ses films.
L'Ennemi nous plonge dans l'esprit d'un homme persuadé d'être poursuivi. C'est ici l'esprit paranoïaque du personnage qui provoque l'illusion d'un antagonisme tapi chez ses congénères. La conclusion de cette nouvelle nous renvoie une fois de plus vers cette idée de boucle incessante emprisonnant irrémédiablement les personnages au coeur de leurs mésaventures.


Tableau peint par la machine de Louise Montalescot

Locus Solus est le titre d'un étrange roman de Raymond Roussel paru en 1914 au cours duquel Martial Canterel, savant génial et fou, dévoile à quelques visiteurs ses inventions étonnantes regroupées dans sa vaste propriété de Montmorency.
C'est par ailleurs le nom que Thierry Horguelin a emprunté pour son journal de bord curieux et protéiforme. On retrouve dans son blog des oeuvres inclassables passées au crible, des observations de lecteurs plongés dans un livre, des pièces de collection dénichées chez un brocanteur, des pérégrinations qui mènent au carrefour du réel et de l'étrange. Locus Solus est un lieu insolite, en marge des autoroutes cybernautiques.

«Les Oies de Cravan naissent des mâts pourris des navires perdus au Golfe du Mexique.»(Louis Scutenaire, Les secours de l'oiseau)
Bérangère Cournut avait fait parler d'elle dans la taverne avec L'Ecorcobaliseur, un roman déjanté en eaux troubles, disponible chez Attila.
L'Oie de Cravan, chalet d'éditions fondée en 1992 par Benoît Chaput, nous propose depuis l'année passée de découvrir Nanoushkaïa, un bref conte enfantant de drôles de visions à un rythme hallucinant. L'écriture, fantaisiste et poétique à souhait, ne laissera probablement pas de marbre le plus insensible des lecteurs de la banquise. Le titre fait partie de la collection de livres soigneusement cousus à la main( Le fer et sa rouille) qui saura aisément se faufiler dans toutes les bibliothèques du Québec et de l'Antarctique.

lundi 25 octobre 2010

Le délit à tout prix

Dessin de Roland Topor

Lors de sa sortie au Plon en 1954, Le Délit passe inaperçu. Au préalable, il avait été refusé par Gallimard qui jugeait l'oeuvre trop lyrique, trop touffue. Depuis février 2008, nous pouvons redécouvrir ce roman inclassable et débridé aux éditions de La dernière goutte.

"Comme d'habitude, je me vis avancer dans la grande glace du corridor. Je restai quelques secondes à surveiller mon reflet. J'aurais volontiers cru à un inconnu embusqué là depuis des heures; un ennemi, certainement, qui venait de surgir pour me surprendre, me faire face, sans rien dire, tout en me demandant des comptes. Je le regardais avec insistance. Je vis ces yeux qui semblaient chercher en dépit de la certitude qu'il ne pouvait y avoir de solution, ces traits tranchés à vif dans la chair, cette couleur de cendre qui collait à la peau, puis cet air de vaciller sans aucun espoir de trouver un appui. Je me reconnus. Je me trouvai plus inquiétant qu'un inconnu, j'eus peur de rester seul sous ce masque, seul vis-à-vis de cette angoisse quand par hasard je la surprendrais enfoncée dans d'autres miroirs."

Chez Jacques Sternberg, le nom des personnages résonne comme une malédiction originelle. Qu'il s'appelle Habner ou Havner, qu'il soit employé d'une firme indéterminée ou chômeur anonyme récemment mis à la porte, le narrateur est irrémédiablement pris dans la tourmente d'une société qui l'épouvante, victime de sa pesanteur quotidienne, de son invariable torpeur. Acculé à l'analyse froide et précise du monde tel qu'il se présente, avec ses rouages inertes et déconcertants, Havner s'aperçoit qu'il est incarcéré dans une sorte de prison à ciel ouvert, glaciale et dépourvue d'échappatoires.
Chaque parcelle de son environnement le confronte à un univers cinglant qui le toise du regard.
Le bureau où il vient d'achever sa dernière journée de labeur, avec sa paperasse nauséabonde, son lot de lettres insipides et de collègues détestables, conserve les vestiges d'un emploi du temps maussade au même titre que sa mansarde et son mobilier cloué au plancher, les immuables cages d'escalier qui jalonnent les immeubles empruntés, leurs façades uniformes ou les rues désespérément parallèles qui se recoupent toutes dans une intersection de non-sens. Impuissant à trouver un rôle dans son agencement, une place dans son dispositif, Havner doit fuir à tout prix. Mais comment s'extirper d'une prison dépourvue de sortie de secours où chaque mètre carré n'est que le reflet de sa propre captivité? En brisant les miroirs qui renvoient l'illusion d'une éventuelle ligne de fuite et qui, en définitive, déroutent en offrant une réflexion consternante de la réalité? En contrecarrant l'organisation métronomique de la ville? En se révoltant contre l'absurdité symptomatique qui semble la régir?


Roland Topor


La cité chez Sternberg ne semble exister que pour confirmer l'impuissance de son personnage à exister par lui-même. Asphyxié, l'esprit se met à dynamiter l'inertie du décor afin d'entrevoir de nouvelles perspectives d'évasion. Une affiche publicitaire devient ainsi la porte d'entrée d'une dimension galvanisante où une infinité d'événements se produit en une fraction de seconde. La vente d'un quotidien mené par un gosse criant à tue-tête au pied de sa tour réveille quant à elle l'espoir d'une résurrection dans la presse.
Confronté à une crise d'identité, Havner envisage un délit qui constituerait un déclic exutoire dans la machinerie infernale.
Hélas, les méfaits les plus insolents ne permettent pas de se distinguer de la masse de ses congénères. Lorsqu'il casse un vase en cristal et qu'on lui demande de le rembourser, c'est le double prix qu'il décide de verser afin de pouvoir jouir du plaisir ineffable de faire éclater en mille morceaux un autre témoin de sa condition avilissante. Les deux malheureuses potiches ont englouti la moitié de ses revenus mensuels et le geste de révolte, qui aurait pu lui donner un instant au moins l'illusion de s'affirmer, le condamne finalement à prendre conscience de la misère de sa situation dans l'engrenage perfide de la société.
Si les menus larcins ne suffisent pas à attirer l'attention, les crimes les plus sordides n'autorisent pas non plus l'accès aux entrefilets de l'édition du soir relatant les faits divers de la veille. Dans Le Délit, les mots scandent tout à la fois l'insurrection de son personnage et son impuissance à s'extraire du bourbier cauchemardesque dans lequel les maux l'enlisent inexorablement. C'est en vain qu'ils s'efforcent d'exorciser l'incohérence qui s'empare du paysage urbain depuis que la ville, centre interactif par excellence, est délaissée par ses habitants. Avec ses machines à sous sans intérêt, ses vitrines sinistrées, ses cinémas délabrés, elle évoque dorénavant une nécropole où l'argent a perdu sa raison d'être.
Dépeuplée, privée de sa force motrice, la ville met alors son paradoxe en lumière dans un spectacle pyrotechnique réalisé par un artificier fantomatique, dont chaque prouesse fait l'effet d'un pétard mouillé.
Dans ces conditions, le délit le plus flagrant demeure encore la persévérance.


mercredi 20 octobre 2010

L'invention face à l'inquisition

Mervyn Peake in Lilliput
 
La dernière goutte, maison d'éditions qui n'en est plus à son coup d'essai, nous gratifie d'une traduction inédite d'un auteur allemand méconnu, Jakob Wassermann( 1873-1934) ayant la réputation, tout comme le héros du roman qui va vous être présenté, d'être un redoutable conteur.
"Il avait cette audace parce que sa façon de d'exprimer était devenue, peu à peu, plus ronde et plus fluide, ce qui l'enivrait lui-même, comme un nageur peut être, par sa propre souplesse, rendu plus téméraire et endurant. Il avait chaque jour connaissance de nouveaux mots et de nouvelles appellations, de caractéristiques, de couleurs, de situations, d'événements. Les mots se jetaient sur lui à tel point qu'il avait l'impression d'être sous une cascade l'empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d'un jeu: chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s'érigeait un événement. Leurs enchaînements et leurs liens étaient infinis; de mille manières, ils meurtrissaient le coeur ou l'amenaient à se réjouir."
Nous nous situons dans une province de Bavière au XVIIème siècle après Jésus-Christ tandis que la Sainte Inquisition sévit, que le moindre motif de déviance supputée rend le fautif sujet à la disgrâce, au supplice de l'interrogatoire au cours duquel ce dernier devra reconnaître ses méfaits supposés, à défaut de quoi il devra payer un lourd tribut pour son insoumission à la sainte voie et sa fidélité au démon. C'est alors qu'un petit trublion va s'immiscer dans la vie quotidienne de la population locale, en déclamant haut et fort des bribes de contes qui étourdissent et qui sèment la zizanie en distillant de la gaieté dans ce climat délétère. Rejeton désavoué d'une illustre lignée de Franconie, Ernest a plus d'un tour dans son sac à malices. Conteur précoce, victime de ses veilles enchanteresses baignées à lueur de mille et un récits, il se plaît à tricoter des histoires avivant l'imagination de son public, à percevoir l'attente fébrile suscitée par les mots en suspens. Plus que tout, son plaisir le plus délicieux est de se rendre compte de la crédulité de ceux qui l'écoutent. Pour lui, la passion de la narration est dénuée d'intention, fondée avant tout sur la joie de l'invention et de la réaction de ceux qui y prêtent une oreille distraite.

Philippe-Adolphe, Evêque de Wurtzbourg, est le garant de l'inquisition qui fait rage ici en Bavière comme d'ailleurs sur tout le territoire allemand. Il doit l'entretenir à grand renfort de menaces, de sévices, de tortures ou de bûchers ponctuant de bien sinistre façon la vie quotidienne de cette contrée plongée dans une terreur moyenâgeuse, et dans une torpeur qui l'enlise dans une indolence inapte à la révolte face à ces innombrables accusations de sorcellerie. Les punitions et autres sentences sont toutes répertoriées dans un registre qui rend légitime les injustices perpétrées. Même au coeur de cet acharnement forcené, il faut justifier par l'écrit ce qui a été décidé, une signature ayant ici le pouvoir irrémédiable d'un couperet.

A ses côtés, le père Gropp, serviteur intraitable de l'ordre établi, et démagogue rompu à tous les subterfuges permettant de convaincre son interlocuteur, use et abuse de son influence envers l'évêque pour le soumettre à ses caprices. Lorsqu'il se met à fabuler, contrairement au petit Ernest, ce qui l'anime n'est pas tant le désir de voir la réaction ingénue de l'auditeur, mais bien plutôt la fierté d'assujettir par la peur la victime de ses sornettes.
Si l'un est un conteur authentique, l'autre est un sordide raconteur de bobards. Et l'auteur va nous montrer la saisissante différence qui existe entre les deux personnalités.

La baronne, Theodata d'Ehrenberg, belle-soeur de Philippe Adolphe, croule sous les dettes que lui a laissées son mari au moment de disparaître, et a du confier, bien malgré elle, l'éducation de son rejeton à un précepteur. Elle reprend un jour la route qui la conduit au château d'Ehrenberg, pour le rejoindre. Au fil du temps, le gosse s'est doté d'une aura qui hypnotise ses proches. Inévitablement, son oncle aussi va tomber sous l'emprise de son charme envoûtant, portant préjudice à l'inflexibilité que lui impose sa fonction.

Je n'en dévoilerai guère davantage quant à la suite de cette fable dont la limpidité et l'esprit d'insouciance qui s'en dégagent, en dépit des péripéties morbides qui nous sont relatées, sont remarquablement retranscrits par leurs deux traductrices, Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt.


    * A lire aux éditions La dernière goutte: L'Affabulateur de Jakob Wassermann, traduit de l'allemand par Dina Regnier SikiricNathalie Eberhardt, préfacé par Stéphane Michaud.
    * Anne-Françoise salue l'Affabulateur comme il se doit
    * Nikola parle de l'Affabulateur