jeudi 17 décembre 2009

Chapeaux haut de forme et miroirs déformants


"Un chapeau est un chapeau."(James Joyce)

Damoiselles et damoiseaux endimanchés, jeunes prolétaires entachés d'une veste sans manches, mesdames et messieurs aux formes chatoyantes, prêtez l'oreille à la présentation que je tâcherai de rendre alléchante, et sachez qu' à l'issue de celle-ci, je ne vous chaparderai ni vos oreilles, ni votre précieux chapeau enchâssé.


"Un chapeau n'est pas un chapeau, dit le Chapelier Fou à Alice, soutenant de la main gauche sa tasse de thé fumante, ou pour le moins, pas qu'un chapeau. Observe un peu celui-ci, Tea for two, qui te va à merveille, si esthétique... Tu as perdu la tête à Paris pour un peintre bien peigné qui t'invite à son studio et te fait poser nue une éternité. Tu restes à grelotter de froid dans cet atelier ténébreux, tes dents jouent des castagnettes, là, comme une beauté nue, alors que lui continue de te peindre planté devant son chevalet, et pour te réchauffer il t'offre finalement thé et sympathie, un tripotement artistique qui t'excite terriblement et fait s'évanouir ta timidité. Ne sois pas timorée, te dit-il, te mettant comme bonnet sa propre casquette trouée qui à tes yeux ressemble à la palette qu'il n'a pas et qui te permet de constater dans le miroir fendu du fond que tu n'existes vraiment que sur la toile sur laquelle il est en train de t'envoûter."


Laissez-vous (sur)prendre au jeu car soyez sûr qu'il en vaut la chandelle. Le "je" en vaut bien plus car il est le centre névralgique d'un voyage pas très académique autour d'un conte pour enfants de Lewis Caroll maintes et maintes fois revisité. Seulement voilà, il fallait s'abreuver des dons d'un prestidigitateur, aussi trempé de talent que déjanté, pour nous glisser dans les failles spatio-temporelles d'un récit dont on croyait connaître les méandres, comme sa poche.

DRINK ME!



De l'autre côté du miroir
ɹıoɹıɯ np éʇôɔ ǝɹʇnɐ,l ǝp


De la chandelle, allumons la mèche pour nous glisser dans la brèche de ce recueil, qui d'un bout à l'autre, consumera le feu de votre imagination.
Chapeau numéro cinq- La Saint-Valentin est la fête des amoureux et des âmes qui se cherchent à travers le temps et qui se retrouvent malgré la guerre. 1941: mort de Joyce, naissance de Julián Ríos, le choix n'est pas innocent pour ce fils spirituel de l'écrivain anglais, dont l'une de ses oeuvres est une sorte de relecture d'Ulysse. Cependant, Riós prend ici à contre-pied la vision réductrice que Joyce a des chapeaux, en lui insufflant une magie et une vitalité démentielles.
Le jeu tutoie élégamment les méandres du couvre-chef que le maître de cérémonie aura la fantaisie de glisser sur la tête innocente d'Alice. C'est fou de constater ce que peut recéler quelques centimètres carrés de tissu, bien agrippés aux tournures de phrases incongrues égrainées par la voix de son maître qui témoigne d'une virtuosité confondante.

EAT ME!


Mine de rien, on se prête à ce jeu de variations vertigineux qui bouscule et renverse les rôles, qui dévoile des formes invisibles et méconnaissables.

Une. deux..trois... pages, pas plus pour faire tourner la tête à ses personnages qui voyagent à une vitesse sidérante d'un siècle à l'autre, d'un coin à l'autre de l'univers, du Bronx à Londres, en passant par Amsterdam, Abidjan, Buenos Aires, Paris... Les paris sont pris, les "je" sont faits, ne vous hâtez point à placer votre chapeau sur votre tête, car la prose délicieuse de ces vingt-trois promenades se dégustent doucettement.
Quit ou double, il faut s'échapper de l'atelier de ce peintre pour éviter de rencontrer son double de l'autre côté de sa palette de miroirs, comme NADIA la belle strip-teaseuse, pénétrée par la personnalité de AIDAN, ce jeune arrimeur irlandais au chômage.

Le maître du jeu est aussi maître du temps, promettant monts et merveilles en un rien de temps, comme dans Prométhée, au cours duquel il scande le décompte de l'arbitre d'un combat de boxe truqué, tout en égrenant les rêves les plus fous de la belle créature assistant à la défaite de son protégé, clamant la victoire de sa destinée. Se prendre au jeu, se perdre au jeu, se pendre au jeu, on bascule vite de l'un à l'autre.


Hop, rideau de fumée, rouuulemeent de tambours...


Et voilà un autre chapeau qui émerge, avec le cirque comme toile de fond et la Suisse comme cadre. Du mythique Prométhée au légendaire Guillaume Tell, le pas est habilement franchi par l'équilibriste de la prose, Julian Ríos. Après avoir croqué le fruit défendu, suspendu au-dessus de sa tête, comme une épée de Damoclès, l'infortunée travestie a eu à peine le temps de voir la course de la flèche indomptable fendre l'air pour venir suspendre le cours de sa vie.
Trouver la mort à l'hôpital de la Croix-Rouge de Zurich constitue tout de même une fort belle consolation post-mortem au pays des mots. L'illusionniste n'est guère avare en tours de passe-passe et autres clins d'oeil littéraires. Le chapeau de Prague dont l'inscription dorée sur la doublure de soie blanche ATHANASIUS PERNATH renvoie explicitement au Golem de Gustav Meyrink.

Mais au fond, que cachent tous ces chapeaux réversibles et interchangeables?
Un hommage aux grandes figures littéraires, une invitation à l'évasion, ou tout simplement une déclaration d'amour à la littérature et aux pouvoirs qu'elle recèle?
Je finirai en concluant par ces phrases, peignant au mieux les qualités de l'oeuvre de Riós, de ces chapeaux faits sur mesure pour Alice et tous les amoureux de la littérature. Elles ne sont pas de moi, mais on aurait tort de ne point faire partager ici toute leur beauté et profonde vérité:

"Une démonstration convaincante des pouvoirs troublants de la littérature découverts par Cervantès : ceux de nous faire passer de la quiétude au vertige du mouvement sans cesser d’être immobiles, accrochés aux pages d’un livre qui nous emporte dans d’étranges mondes et du même coup nous immobilise dans la littérature."
(Juan Goytisolo)






6 commentaires:

g@rp a dit…

Encore un livre...fou, de Rios.
En attendant Pont de l'alma, qui s'annonce comme...
Suspense ;-)
Je n'ai pas encore lu ceux découverts dans la taverne, ce qui ne saurait tarder. En revanche, Larva est (aussi) à ne pas manquer. Déroutant d'abord, ébouriffant ensuite, ludique et déjanté. Fou, en somme.

edwood a dit…

Oui, c'est un sorte de livre fou..et tellement ludique. Ríos ressemble à ce chapelier fou.

Je vais tenter de découvrir cet auteur en profondeur, en gardant le cycle Larva en dessert de choix.
Ce livre me fait un peu peur car je redoute de ne pas être prêt à en saisir toute la portée.

Pont de l'Alma a l'air aussi très prometteur et François Monti en parle de façon assez élogieuse je dois dire.

Toujours est-il que je ne comprends pas bien comment un tel auteur, salué qui plus est par ses pairs, peut demeurer dans l'ombre.

g@rp a dit…

Nous sommes quelques uns à nous poser la question, je crois. Et pas qu'à propos de Rios.

edwood a dit…

Peut-être s'agit-il d'un auteur monstrueux? Un auteur qui terrifie par son originalité, par sa vitalité et par la magie de ses talents?

g@rp a dit…

Il y a de cela, mais il me semble que dans notre hexagone, on a, disons, peur dès qu'il s'agit de faire le moindre "effort" en lecture.
Comme dirait un ami : "ça doit remonter à l'enfance" ;-)

edwood a dit…

Julián Ríos ne dit-il pas lui-même cette phrase si éloquente:
"Vous savez bien ce que ça coûte d'avoir un lecteur ! Je n'en ai peut-être pas beaucoup, mais je suis très fier de ce que mes lecteurs sont des électeurs et même des sélecteurs. "