mercredi 30 décembre 2009

Les Sept fous: asphyxie à Buenos Aires


Les littératures sud-américaines sont longtemps restées inconnues en dehors des terres qui les ont vu naître.
Si d'aucuns d'entre eux, l'Argentin Borges, le chilien Bolano, le Mexicain Rulfo ont pu progressivement sortir de l'ombre de par le monde, il aura fallu attendre, en France, les années 1950-60, et le travail entrepris par Roger Caillois, pour que l'on s'y intéresse de près.

Pour Roberto Arlt, ce fils d'émigrant prussien et d'une mère italienne, né le 2 avril 1900 à Buenos Aires, parfait contemporain de Borges, il aura fallu attendre pas moins d'un demi-siècle pour que la première partie de son opus majeur, Les Sept Fous(de 1929) voit enfin le jour en Français, chez Belfond.
Depuis, les ténèbres semblent avoir de nouveau englouti cet auteur marginal à la vie fulgurante...


Certes, la traduction de l'oeuvre de Roberto Arlt ne s'apparentait guère à une promenade de santé.
Dans l'avant-propos des traducteurs, ces derniers mettent en avant:

L'originalité de cette écriture(qui) doit être située dans ce que Arlt appelait lui-même une "prose polyfacétique". Une prose faite de la coagulation, du brassage, du mixage, de la fusion de plusieurs "langages" hétérogènes: le parler du Buenos Aires des années 30, l'argot argentin, le lunfardo, l'espagnol classique, le lexique des traductions(...) et toute la littérature de seconde main formée par les romans-feuilletons, les magazines populaires, etc.


A travers cet exercice de style périlleux, il fallait préserver la puissance narrative de l'oeuvre qui la rend si captivante.
Erdosain est acculé dès le début du récit par ses employeurs d'une société sucrière. On comprend qu'il est coupable d'avoir détourné 600 pesos.. et 7 centimes qui viennent désespérément alourdir le poids de sa culpabilité dans un Buenos Aires, où le luxe côtoie la misère à tous les coins de rue.
A la recherche d'un providentiel don qui mettrait un terme à ses tourments, Erdosain trouve en la personne de l'astrologue et du Ruffian mélancolique, de précieux alliés.
Auprès d'eux, il obtiendra, non seulement, la somme qui lui permettra d'éviter la condamnation, mais surtout l'espoir d'une renaissance à travers l'établissement d'une société secrète financée par un réseau de maisons closes, dont le Ruffian serait le gérant.
L'ingénu au bord du gouffre, dénué d'ambitions, est incapable de se rendre compte de la totale immoralité des projets du gourou qui présente le Ku Klux Klan comme modèle d'organisation.
Ainsi, aveuglé par le discours fanatique du maître de cérémonie, Erdosain entrevoit la future concrétisation de ses projets d'inventions industrielles qu'il n'a jamais pu mener à bien, sans percevoir les fins abominables qui se cachent derrière leur utilisation.




« Les êtres humains ressemblent davantage à des monstres qui pataugent dans les ténèbres qu’aux anges lumineux des histoires anciennes. »(Roberto Arlt)


Parabole troublante d'une société argentine corrompue et rongée par ses vices, la société secrète est dirigée par un gourou qui tire les ficelles de marionnettes envoutées, qui confondent déchéance et résurrection.
Que ce soit Ergueta, le pharmacien, le Ruffian mélancolique, et surtout Erdosain, les personnages naviguent imperceptiblement d'un bout à l'autre du récit, entre songe, troublante lucidité, hallucination, accès de folie. Ils sont souvent en proie à une sorte d'ubiquité, de schizophrénie qui les éloignent de leur existence corporelle.
Les êtres qui peuplent l'oeuvre de Arlt sont infiniment esseulés au milieu de l'humanité. Ils tentent de palier leur isolement en créant de toutes pièces des images idylliques de leurs prochains, de transformer un passé déplorable en paradis perdu, de transmuer le plomb en or, sans se rendre compte qu'ils ne font que saborder le navire en perdition.
Si Arlt n'a pas l'élégance formelle de Borges à qui il est souvent opposé, il n'en demeure pas moins un écrivain qui insuffle à son texte une force narrative laissant le lecteur étourdi.
Il y a un aspect prophétique dans l'écriture de Arlt, une sorte de charme lancinant au coeur des Sept fous, comparables à celui d'un autre roman asphyxiant, Sous le Volcan de Malcolm Lowry.
La tournure redondante de Lowry "On ne peut pas vivre sans amour" se transmue ici en une inlassable formule inscrite en filigrane "On ne peut pas vivre sans espoir".



jeudi 17 décembre 2009

Chapeaux haut de forme et miroirs déformants


"Un chapeau est un chapeau."(James Joyce)

Damoiselles et damoiseaux endimanchés, jeunes prolétaires entachés d'une veste sans manches, mesdames et messieurs aux formes chatoyantes, prêtez l'oreille à la présentation que je tâcherai de rendre alléchante, et sachez qu' à l'issue de celle-ci, je ne vous chaparderai ni vos oreilles, ni votre précieux chapeau enchâssé.


"Un chapeau n'est pas un chapeau, dit le Chapelier Fou à Alice, soutenant de la main gauche sa tasse de thé fumante, ou pour le moins, pas qu'un chapeau. Observe un peu celui-ci, Tea for two, qui te va à merveille, si esthétique... Tu as perdu la tête à Paris pour un peintre bien peigné qui t'invite à son studio et te fait poser nue une éternité. Tu restes à grelotter de froid dans cet atelier ténébreux, tes dents jouent des castagnettes, là, comme une beauté nue, alors que lui continue de te peindre planté devant son chevalet, et pour te réchauffer il t'offre finalement thé et sympathie, un tripotement artistique qui t'excite terriblement et fait s'évanouir ta timidité. Ne sois pas timorée, te dit-il, te mettant comme bonnet sa propre casquette trouée qui à tes yeux ressemble à la palette qu'il n'a pas et qui te permet de constater dans le miroir fendu du fond que tu n'existes vraiment que sur la toile sur laquelle il est en train de t'envoûter."


Laissez-vous (sur)prendre au jeu car soyez sûr qu'il en vaut la chandelle. Le "je" en vaut bien plus car il est le centre névralgique d'un voyage pas très académique autour d'un conte pour enfants de Lewis Caroll maintes et maintes fois revisité. Seulement voilà, il fallait s'abreuver des dons d'un prestidigitateur, aussi trempé de talent que déjanté, pour nous glisser dans les failles spatio-temporelles d'un récit dont on croyait connaître les méandres, comme sa poche.

DRINK ME!



De l'autre côté du miroir
ɹıoɹıɯ np éʇôɔ ǝɹʇnɐ,l ǝp


De la chandelle, allumons la mèche pour nous glisser dans la brèche de ce recueil, qui d'un bout à l'autre, consumera le feu de votre imagination.
Chapeau numéro cinq- La Saint-Valentin est la fête des amoureux et des âmes qui se cherchent à travers le temps et qui se retrouvent malgré la guerre. 1941: mort de Joyce, naissance de Julián Ríos, le choix n'est pas innocent pour ce fils spirituel de l'écrivain anglais, dont l'une de ses oeuvres est une sorte de relecture d'Ulysse. Cependant, Riós prend ici à contre-pied la vision réductrice que Joyce a des chapeaux, en lui insufflant une magie et une vitalité démentielles.
Le jeu tutoie élégamment les méandres du couvre-chef que le maître de cérémonie aura la fantaisie de glisser sur la tête innocente d'Alice. C'est fou de constater ce que peut recéler quelques centimètres carrés de tissu, bien agrippés aux tournures de phrases incongrues égrainées par la voix de son maître qui témoigne d'une virtuosité confondante.

EAT ME!


Mine de rien, on se prête à ce jeu de variations vertigineux qui bouscule et renverse les rôles, qui dévoile des formes invisibles et méconnaissables.

Une. deux..trois... pages, pas plus pour faire tourner la tête à ses personnages qui voyagent à une vitesse sidérante d'un siècle à l'autre, d'un coin à l'autre de l'univers, du Bronx à Londres, en passant par Amsterdam, Abidjan, Buenos Aires, Paris... Les paris sont pris, les "je" sont faits, ne vous hâtez point à placer votre chapeau sur votre tête, car la prose délicieuse de ces vingt-trois promenades se dégustent doucettement.
Quit ou double, il faut s'échapper de l'atelier de ce peintre pour éviter de rencontrer son double de l'autre côté de sa palette de miroirs, comme NADIA la belle strip-teaseuse, pénétrée par la personnalité de AIDAN, ce jeune arrimeur irlandais au chômage.

Le maître du jeu est aussi maître du temps, promettant monts et merveilles en un rien de temps, comme dans Prométhée, au cours duquel il scande le décompte de l'arbitre d'un combat de boxe truqué, tout en égrenant les rêves les plus fous de la belle créature assistant à la défaite de son protégé, clamant la victoire de sa destinée. Se prendre au jeu, se perdre au jeu, se pendre au jeu, on bascule vite de l'un à l'autre.


Hop, rideau de fumée, rouuulemeent de tambours...


Et voilà un autre chapeau qui émerge, avec le cirque comme toile de fond et la Suisse comme cadre. Du mythique Prométhée au légendaire Guillaume Tell, le pas est habilement franchi par l'équilibriste de la prose, Julian Ríos. Après avoir croqué le fruit défendu, suspendu au-dessus de sa tête, comme une épée de Damoclès, l'infortunée travestie a eu à peine le temps de voir la course de la flèche indomptable fendre l'air pour venir suspendre le cours de sa vie.
Trouver la mort à l'hôpital de la Croix-Rouge de Zurich constitue tout de même une fort belle consolation post-mortem au pays des mots. L'illusionniste n'est guère avare en tours de passe-passe et autres clins d'oeil littéraires. Le chapeau de Prague dont l'inscription dorée sur la doublure de soie blanche ATHANASIUS PERNATH renvoie explicitement au Golem de Gustav Meyrink.

Mais au fond, que cachent tous ces chapeaux réversibles et interchangeables?
Un hommage aux grandes figures littéraires, une invitation à l'évasion, ou tout simplement une déclaration d'amour à la littérature et aux pouvoirs qu'elle recèle?
Je finirai en concluant par ces phrases, peignant au mieux les qualités de l'oeuvre de Riós, de ces chapeaux faits sur mesure pour Alice et tous les amoureux de la littérature. Elles ne sont pas de moi, mais on aurait tort de ne point faire partager ici toute leur beauté et profonde vérité:

"Une démonstration convaincante des pouvoirs troublants de la littérature découverts par Cervantès : ceux de nous faire passer de la quiétude au vertige du mouvement sans cesser d’être immobiles, accrochés aux pages d’un livre qui nous emporte dans d’étranges mondes et du même coup nous immobilise dans la littérature."
(Juan Goytisolo)






vendredi 4 décembre 2009

U-Boot de Robert Alexis: Roman en eaux troubles


La taverne avait déjà évoqué en termes élogieux le roman La Véranda de Robert Alexis, déjà publié chez José Corti, avec quelques réserves sur la deuxième partie toutefois.

La dernière création du mystérieux écrivain aborde, elle, une période maintes fois exploitée par la littérature, à savoir la seconde guerre mondiale. Le roman présent est inspiré d'une page sombre mais réelle de l'histoire.
Ce qui aurait justement pu constituer un vice dans un autre roman constituera au final une richesse insoupçonnée.


Plongée en eaux troubles

"Nous ne savions rien de la mission confiée à un équipage trié sur le volet, mais ce devait être quelque chose de peu ordinaire, qui justifiait que l'on planquât le 823 et sa gueule d'ange, qui rameutait tous les pontes, un amiral, un général, une bonne dizaine d'ingénieurs et de techniciens en blouse blanche."

Dans la dernière partie de la deuxième guerre mondiale, un jeune soldat de la marine allemande s'embarque depuis les côtes scandinaves dans un sous-marin dont on ignore l'objectif de la mission. Plongés au coeur des ténèbres, les protagonistes de même ignorent tout du périple qui les attend. L'amour aveugle de la patrie et la foi en un Führer surpuissant, incarnée par le commandant Koszalin, sont les seuls guides de ces soldats.

Dans ces conditions, les combattants sont condamnés à rester prisonniers des profondeurs aquatiques, à filer aveuglement vers une destination inconnue, sous peine d'être menacés par la réalité de la guerre.

Comme un pressentiment afin d'exorciser l'enfer qui les attend, Magath a l'idée d'un jeu distrayant, qui donnera à lui et ses camarades, l'occasion de le convertir en paradis ou en purgatoire.
Chacun d'entre eux devra raconter la vie qui a précédé l'engagement dans l'armée. Comme dans les autres romans de l'auteur, c'est le passé qui insuffle la vitalité présente au récit. Au cours de ces résurgences, l'écriture obsédante et caressante de Robert Alexis excelle.

Le premier à prendre la parole est Kassel. Ses compagnons sont incrédules quand ils apprennent que ce soldat prenait dans sa tendre jeunesse un plaisir indicible à se travestir en fillette voyeuse et incestueuse.
Ouvrir les écoutilles du passé, faire remonter à la surface des souvenirs troubles, s'apparente à un jeu interdit qui risque de provoquer un déferlement incontrôlable. La révélation inavouable s'évanouit inexorablement dans les ténèbres des combats.


Contre vents et marées


Le destin emprunte parfois des voies impénétrables. L'engin qui les emprisonne n'est-il pas lui-même hanté par une force occulte qui le gouverne? D'ailleurs, le cuisinier qui prend la barre après de nombreuses avaries ne déclare-t-il pas:

"Je pourrais piloter tout seul si besoin était. Et puis, ce rafiot est magique; à se demander même s'il a besoin de nous!"

Dans ces conditions, il est vain de vouloir faire machine arrière, de s'opposer à une force indomptable.
Vouloir mettre à jour le fol objectif qui se cache derrière la mission ne risque-t-il pas de compromettre le statut héroïque de ces combattants qui servent un idéal aveuglement, de désamorcer le cours de l'histoire?
U-Boot symbolise d'une certaine façon la providence. En son sein, il abrite les desseins secrets de l'humanité. Il est le témoin du mirage horrible de l'histoire qui aurait pu se transformer en un chaos incommensurable.

"L'univers? C'était la possibilité même du néant, son droit à être néant. Les plus belles choses ou les plus viles, les lois de la nature, le tourbillon de l'histoire et des peuples, le corps et la conscience, avaient pour attributs des formes aussitôt disparues, des riens dont la géométrie s'éclairait un moment d'illusoires significations."