dimanche 29 novembre 2009

La taverne passe la bête en revue

« Cyclocosmia est un genre d'araignée à terrier à clapet particulièrement rare et spectaculaire, dont le caractère le plus visible est un opisthosome brusquement tronqué et portant une plaque circulaire fortement sclérotisée qui ressemble à une plaque de bouche d'égoût. »
Le Carnet du Museum n°14, Genêve, 2004

Ce que le carnet du museum ne dit pas (mais je vais immédiatement palier à cette lacune) c'est l'existence d'une revue empruntant aussi le nom de cet insecte aussi étrange que repoussant. Si l'ensemble présente aussi le premier caractère de l'insecte, on peut se rassurer quant à celui autrement plus attrayant de l'objet.
Pour ceux qui auraient raté le numéro un et, par conséquent, la note glissée à l'intérieur, il n'est pas superflu de rappeler que:
"La jaquette de couverture et le marque-page intérieur ont été imprimés selon un procédé de sérigraphie artisanale, chaque exemplaire ayant été réalisé à la main."

Le coeur n'est pas en reste puisque outre des photographies en noir et blanc à la tonalité évanescente, on peut y trouver une non moins banale table des matières prenant la forme d'un jeu de l'oie cartographiant La Havane sous des accents cosmiques, et une mise en page inventive qui donne sérieusement envie de se plonger dans les textes proposés.


Explorons les entrailles de la bête. Nous allons débuter par l'invention justement puisqu'elle constitue l'une des deux principales parties de la revue. Il faut bien commencer par inventer avant de se mettre à observer. Le Cours Delphique, lui, sert de prologue à la revue dans son ensemble et annonce la partie Observation qui sera entièrement consacrée à l'auteur cubain José Lezama Lima.
Ici, il s'agit d'un entretien de l'auteur en question avec Ciro Bianchi Ross, qui consiste en une sorte d'introduction à la réalisation de la formation du nouveau lecteur, réalisée par le biais de la lecture d'un certain nombre de textes incontournables de la littérature selon Lezama.



"Le condylure étoilé est une taupe qui se reconnaît par son nez très caractéristique en forme d'étoile. Son museau rose porte à l'extrêmité un disque glabre composé de vingt-deux tentacules symétriques(...) organe tactile le plus sensible pour sa grosseur jamais découvert jusqu'ici." (Atlas des micromammifères du Québec, Québec, 2002)

Commençons par nous laisser surprendre par l'invention qui sera guidée par les mots-clés bulle, étoile et nourriture.
Le premier récit présenté est Entre les deux de G@rp. Un incarcéré contemple le décor monochrome de sa cellule et se prend pour Caravage. Cette identification serait-elle responsable du carnage qui a causé sa perte, à moins qu'il ne faille se contenter d'absorber du regard l'ombre où demeurent les états irrésolus de l'esprit?

Emmanuel Bourdeau quant à lui, est un nouvelliste qui m'avait déjà interpellé lors du premier numéro avec son texte Emplafonné, dans lequel il rendait hommage au totem du numéro, de façon envoûtante. Ici, il nous offre Dans la poussière, un exercice de style hypnotisant sur l'observation des étoiles.

C'est cette fois Guillaume Vissac qui s'est prêté au jeu pour donner vie au totem du numéro, le condylure étoilé. Melliphage, comme Emplafonné à l'époque, parvient à personnaliser de façon magistrale l'animal, à tel point que l'on se met parfois à douter de l'identité de l'objet décrit. En effet, l'une des caractéristiques qui donnent le cachet au récit est l'intériorisation des deux univers parallèles, celui de l'espèce animale en question, et celui de l'homme qui l'observe. En s'approchant de trop près d'un univers inconnu, en plongeant littéralement dans la familiarité de celui-ci, la distanciation compromise rend impossible la reconnaissance naturelle.
Encore une fois, il s'agit d'un exercice de style à la fois admirable et passionnant.

David Gondar, nous invite à La Havane, la ville où s'est ancrée la lutte artistique de Lezama Lima, en parallèle duquel la grande chanteuse mexicaine Chavela Vargas apparait en toile de fond. Le titre L'Arrastre, qui désigne le train de mules qui traîne le cadavre du taureau hors de la piste de l'arène, est loin d'être innocent.

Vient ensuite, le seul texte signé par une plume féminine de cette revue, en la personne de Emilie Notéris. Moleskin Weapon est un texte difficile d'accès car il ne provoque pas l'instantanéité d'émotions des autres textes. Il est plus juste de parler d'un malaise latent et d'une réflexion qui s'effectue comme à rebours, et ainsi venir désamorcer la barbarie dissimulée dans l'éclat de la science et de l'art, inoculé dans ces soldats en herbe.

Grande réussite encore que l'Auditorium de Eric Schwald. Au milieu du chaos incommensurable des souvenirs d'un vieillard, l'un d'entre eux va ressurgir avec un fracas assourdissant.
L'enfer de la guerre frappe là où on ne s'y attend pas forcément. Le tourbillon sensoriel déployé pour l'occasion est d'une puissance qui devrait empêcher le lecteur de s'enfuir de ces pages.

Apologie d'une star de la faim, signée Alain Giorgetti, lui, revisite le destin incompris de Monsieur Mange-tout. Derrière ce que l'on peut assimiler comme un mystère de la science, se cache un homme désabusé par la société, qui chercha à prendre sa revanche sur elle, en dénonçant sa décadence et son irrationalité plus profondes que son comportement nutritif.






Poursuivons avec la partie observation.
Celle-ci débute par une présentation biographique rédigée par William Navarette, suivie de repères chronologiques assez complets. On y apprend notamment que Lezama Lima(1910-1976) est resté ancré l'essentiel de sa vie à La Havane et en particulier au 162 rue Trocadero, qui ne quittera plus à partir de 1929.

Si Lezama Lima est un sédentaire, il s'agit aussi d'un homme de culture extrêmement ouvert et cosmopolite dans ses sources d'inspiration. D'ailleurs, il s'efforcera de former un cercle d'artistes cubains et étrangers, qui donnera finalement naissance, au terme de moult naufrages, à une revue littéraire Orígines, témoignage important de la littérature du continent américain du XXème siècle.
Pourtant, Lezama Lima a été confronté à de nombreuses difficultés d'ordre financier, politique et médical. Sans relâche, depuis sa plus tendre enfance, des problèmes asthmatiques ont perturbé son existence.
L'instauration du régime castriste à la fin des années 1950 lui enlèvera une partie des fondements de sa vie, à commencer par ses soeurs, condamnés à l'exil, et rendra précaire l'approvisionnement des remèdes contre ses maux.
Contre vents et marées, jusqu'à sa dernière heure, cet artiste extraordinaire s'est employé à créer une oeuvre poétique et romanesque qui constituerait une sorte de littérature ultime.

L'article Hétérogenèse de l'image par Julien Frantz, est à ce sens, essentiel pour comprendre la démarche créatrice de Lezama Lima. L' image, au coeur de son oeuvre, s'apparente à un miroir, plus qu'à un pont, permettant de se connecter à un élément qui nous échappe par sa distanciation essentielle. C'est une sorte de mode opératoire secret puisqu'il est le seul ayant le pouvoir de rapprocher des éléments présentant des caractères antagonistes. L'image comble les brèches qui parsèment l'univers.
Des dessins inédits de l'auteur s'incorporent à cet article.

Si Paradiso(consacrée par ailleurs "meilleure oeuvre hispano-américaine traduite en Italie") est l'oeuvre majeure de l'auteur, elle n'en est reste pas moins une sorte de travail préliminaire pour accéder à la réalisation de Oppiano Licario, qui ne sera finalement jamais tout à fait achevé.
Cet objectif ultime, Pacôme Thiellement (qui avait déjà réalisé un article sur cet auteur pour Le Nouvel Attila) tente de le cerner.
Cette quête qui peut sembler ésotérique voire mystique, s'encre dans une collaboration active du lecteur, dont le rôle a toujours été de première importance au sein des littératures Sud et centre-américaines. Sans lui, les combinaisons entre les cercles de personnages demeurent incomplètes.

L'oeuvre du Cubain est d'une richesse peu commune, mais s'attaquer à celle-ci peut s'apparenter à une entreprise pour le moins périlleuse.
Lezama Lima, le sorcier, devenu Proust des Caraïbes? C'est l'éventualité sur laquelle Pedro babel va tenter de se pencher. La critique est prompte à (ab)user de rapprochements(douteux) avec des repères immédiats afin de compartimenter les artistes de façon définitive( et approximative) et ainsi faciliter son accessibilité.
En dehors d'éparses similitudes, la profondeur de l'image, les jeux de miroir, les codes secrets et les non-dits de l'oeuvre Lezamienne semblent indéniablement condamner les tentatives de rapprochement avec l'oeuvre de l'écrivain français.
Déployant une prose si poétique, si personnelle et insaisissable, un parallèle avec le nom de Stéphane Mallarmé aurait pu s'avérer autrement plus pertinent. Le texte signé Lezama Lima en personne, Nouveau Mallarmé, tend bien à démontrer l'admiration profonde, ainsi que la filiation qui unissait les deux hommes. N'est-ce pas d'ailleurs révélateur de trouver sur les photographies du bureau de Lezama Lima un portrait représentant le poète français?

Bestiaire pour une décapitation, sous titré du jeu de mains au "je" de vilains, est un texte très évocateur de David Gondar dans lequel un parallèle est élaboré entre le recueil Le jeu des décapitations de Lezama Lima, Cou de petit chat noir de Julio Cortázar et La Nuit du tigre de Giorgio Scerbanenco. Le parcours des mains constitue l'enjeu de la ligne directrice du récit, mais aussi l'image des sentiments prenant possession des personnages qui les animent.
Cependant, les mains peuvent parfois témoigner d'une volonté propre qui échappe au corps directeur.




"Paradiso est le roman de l'incomplétude de l'être qui cherche dans son contraire son complément vital."

L'article qui suit est à mes yeux le plus passionnant de l'ensemble car il réalise le tour de force de pénétrer les sens et l'imagination du lecteur dès les premières lignes. Tandis que d'autres articles présentés ici auraient mérité une lecture préliminaire des oeuvres en question, Benito Pelegrín parvient à immerger le lecteur de façon saisissante et instantanée. La sélection de morceaux choisis pour illustrer ses propos est remarquable car ils sont dosés avec parcimonie et ne compromettent jamais la fluidité du discours dans son ensemble.
Benito Pelegrín connaît Lezama sur le bout des doigts( nous dit-on, dans la succinte notice biographique, nous présentant les différents participants à la revue) et on veut bien le croire.
Miroir est un texte très riche qui pénètre les relations tissées entre thèmes du double, de l'homologue et de l'homosexualité.
On découvre que, chez Lezama Lima, le regard peut se poser à tout moment sur un objet contenant des vertus miroitantes indomptables qui risquent de mettre à jour les pulsions sexuelles enfouies au plus profond de l'inconscient.
Ce programme complète à merveille le très dense article de Julien Frantz, sur le thème de l'image.

Armando Valdés Zamora en propose justement une vision alternative, au sein de laquelle on envisage un écrivain ayant recours au corps pour édifier son oeuvre.

Si vous n'avez point encore étanché votre soif de découverte de l'oeuvre édifiante de Lezama, il ne vous restera plus qu'à vous ruer sur les lignes de Ivan Gonzalez Cruz. Ce dernier rend hommage à l'étendue du champ artistique de l'écrivain, et en particulier à son activité méconnue d'essayiste.

Conclusion d'un dossier d'observation- ma foi fort complet-Enrique del Risco, s'interroge sur le statut de l'auteur. Emblème de la littérature cubaine pour certains, adulé par ses plus fervents défenseurs, Lezama a, hélas, trop souvent été relégué au rang d' auteur monstrueux dont l'oeuvre alambiquée ne peut être apprivoisée. A vrai dire, ce dernier n'a jamais eu pour objectif de se rendre plus accessible, plus rationnel.
Pour se prémunir des attaques, Lezama a eu recours à la technique du calamar, en expulsant sur ses assaillants l'encre lui permettant de s'échapper. Cette métaphore du mollusque acculé représente bien l'attitude d'un créateur qui préserve son caractère atypique jusque dans ses derniers retranchements.

Il est très probable qu'après la lecture d'un dossier aussi complet, une envie irrépressible de visiter son oeuvre, risque d'étreindre le lecteur curieux qui sommeille en vous.
Toujours est-il que la démarche entreprenante de ces jeunes défricheurs est remarquable par son caractère salutaire.



samedi 14 novembre 2009

La taverne du doge Loredan fête ses deux ans en compagnie du roman éponyme d'Alberto Ongaro


Eh oui, cela fait déjà deux ans que je promène ma plume sur ces pages, que je prends un plaisir toujours accru à faire partager les trésors que recèle la littérature. A cette occasion, j'aimerais bien entendu remercier les fidèles visiteurs de la taverne, mais aussi, ceux qui y ont glissé un message, ou simplement, les vagabonds qui au cours d'un de leurs passages, ont pris le temps de s'attarder en ces lieux.
Je souhaitais fêter cet anniversaire d'une façon symbolique et conviviale.
Si la taverne fête ses deux ans et que le souffle de ma passion s'est perpétué au fil de mes lectures, je le dois avant tout car je suis tombé, voilà maintenant quelques deux ans et demi, sur le livre d'un grand Monsieur vénitien, qui a donné le nom à ce blog. Pourtant, bien que La Partita puis Le Secret de Caspar Jacobi aient été salués en ces lieux, aucun billet de ma part n'avait exclusivement rendu hommage à La Taverne. L'occasion était trop belle pour le faire à mon humble façon et de tirer mon chapeau à ce conteur hors du commun qu'est Alberto Ongaro.


"Tout ce que l'on écrit existe quelque part... Ou simultanément avec l'écriture ou avant ou après... C'est pourquoi on trouve des livres auxquels on s'identifie aussi profondément. L'écriture est un fait magique ou devrait l'être... Qui peut exclure que celui qui a écrit le livre que tu lis a au moins en rêve glissé du siècle passé jusqu'à toi en capturant cette parcelle du futur dont tu fais partie."


Celui qui oublie un manuscrit terriblement fascinant sur le haut d'une armoire a de sérieuses chances d'avoir la tête en l'air, façon de parler bien sûr. Il n'est pas négligeable de rajouter que le fait d'habiter un palais, fait de vides qui soutiennent le plein, ne favorise pas le rangement ordonné d'une collection bigarrée d'ancien marin reconverti éditeur typographe.
Etre doté d'un alter ego espiègle( et bavard par-dessus le marché) n'arrange pas les choses bien évidemment.
Paso Doble n'est pas un danseur, non, lui, c'est plutôt un illusionniste qui multiplie les tours de passe-passe, pendant que le maître des lieux s'évertue à déceler les similitudes entre sa propre vie et la palpitante histoire dont il découvre les lignes, et à recomposer les feuillets manquants de récits qui s'imbriquent les uns les autres, comme les boîtes du magicien sont amenées à en dissimuler d'autres.

Dans la littérature, on parle de romans à tiroirs et de manuscrits trouvés à Saragosse. Quand le lecteur est bousculé par un arrogant metteur en scène qui a plus d'un tour dans son sac, le terme générique s'avère quelque peu galvaudé. Il serait peut-être plus approprié de parler de roman théâtral, sujet à des rebondissements qui peuvent déferler, non seulement à l'intérieur de l'histoire qui nous est contée, mais aussi dans le cadre de la lecture. Ici, les limites de la scène ont des contours mal définis.
A tout moment, le spectateur est invité à rentrer dans la danse, à composer des variations à cette passacaille envoûtante, à deviner les visages qui se cachent derrière cet immense bal masqué, à s'infiltrer dans les failles du récit, à recomposer les passages qui ne lui conviennent point. Le livre n'a pas de vie sans le lecteur; c'est lui qui le fait exister, qui reconnaît ces personnages, qui s'identifie à sa guise à ces destins traversant le temps et l'espace en quelques pages.

"Rumine au fond de toi quelque doux petit mot, tout en l'entrelaçant avec quelque soupir..."

Les lieux, de la baroque taverne du doge Loredan au sein de laquelle le jeune Jakob Flint devra se contenter de contempler la belle femme depuis son clavecin, au palais vénitien exotique qui abrite Schultz et son alter ego, en passant par le clandestin cabinet de voyance truffé de symboles ésotériques, sont décrits avec un sens du pittoresque remarquable.
Les personnages, eux, sont dépeints avec une démesure qui les rendent soit excessivement attirants (Nina) ou soit terriblement repoussants ( Jeremy Trentham, Fielding). Ce dernier ne parvient guère à se débarrasser d'une odeur infecte qui lui colle à la peau et donne l'alerte plusieurs lieux à la ronde. Les métaphores qui l'accompagnent incarnent l'aspect monstrueux du personnage.





Tout comme dans La Partita, la curiosité est attisée, l'excitation démultipliée lorsque les personnages s'apparentent à des fantômes. Ainsi, Molly Jackson prend vie avant tout par l'intermédiaire d'un perroquet, qui répète inlassablement qu'il s'agit d'une "fieffée putain" sans que l'on sache véritablement pourquoi avant plusieurs pages. L'évanescence engloutit progressivement le livre. Nous suivons les traces d'un cordonnier extrêmement sédentaire, Bertotto, demeurant désespérément introuvable dans son propre quartier. Celui-ci aurait rendu folle d'amour Nina Manfrin, cette femme plantureuse, tentatrice et figure centrale du récit qui le devient définitivement quand elle n'apparaît plus que dans les boules de cristal de la chiromancienne clandestine de l'auberge Manfrin. Palper, aimer, espérer, imaginer ne seraient-ce point là les moteurs de l'humanité? Le fait de briser le verre qui sépare les mains de l'objet désiré, ne risque t-il pas de rompre le lien profond qui les unit à distance?

" L'art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité " (Orson Welles)

Très vite, le train du récit quitte les rails conventionnels du roman pour prendre le large, pour s'écarter du trajet prévu, afin d'orienter le gouvernail en direction de la source de la passion, au risque de chuter lourdement de cheval, entre Zurich et Venise.

La logique narrative est court-circuitée par des coups de fil anachroniques, des rencontres improbables, de transformations audacieuses, de parties génitales instrumentalisées de manière incongrue et pour le moins jubilatoire. Chez Ongaro, le désir sexuel bénéficie toujours d'une mise en scène suffisamment recherchée et raffinée pour s'écarter d'une quelconque vulgarité. Il constitue l'aiguillon commun à tous ses personnages, mais le talent secret de l'auteur est d'occulter cet enjeu primaire grâce à une mise en abyme pour le moins ludique.
Les interventions narratives de Schultz et Paso Doble sont absolument délectables et constituent tout un panel de reflexions typiques ou surprenantes que le lecteur peut avoir quand il a un livre entre les mains.

Les frontières entre lecteur, narrateur et personnages d'une part, réalité et fiction d'autre part, sont abolies à l'extrême. La confusion, entretenue à chaque instant, accentue l'énigme inhérente à l'oeuvre et contribue à rendre l'aventure particulièrement interactive pour le lecteur.

Sans nul doute, après plusieurs allers-retours entre Venise et Londres, en passant par Amsterdam et Zurich, le plaisir de la lecture demeure intacte . L'ambiance hors du temps et l'écriture si charmante d'Alberto Ongaro permettront probablement à l'oeuvre de rester tout aussi jouissive à travers les décennies.


En attendant de découvrir sa prochaine oeuvre qui partira sur les traces de Joseph Conrad, Hotel Rafles, Anacharsis publiera, au cours du printemps prochain, la traduction française inédite de Rumba. La Taverne du doge Loredan étant le livre interactif par excellence, si l'envie d'échanger votre impression de lecture vous titille, j'apprécierais de pouvoir recevoir vos billets afin de découvrir d'autres visions de lecteur.
L'un d'entre eux sera sélectionné et aura le plaisir de partir un week-end en pension complète à Venise, aux frais de la Princesse. Halte!
Le Doge n'est pas aussi généreux mais il vous enverra tout de même gracieusement le prochain Rumba, ce qui promet un voyage tout aussi dépaysant. Si toutefois, vous n'aviez que quelques mots à faire partager, n'hésitez pas à les glisser en commentaire sur cette page.



dimanche 8 novembre 2009

François-Michel Durazzo, el último traductor?


El último lector de David Toscana et La Ville absente de Ricardo Piglia, tous deux publiés cette année chez Zulma, sont des récits au sein desquelles le lecteur s'immisce comme un explorateur autonome. On ne peut caresser les pages de ces livres sans en faire surgir des histoires envahissantes.
Pour faire découvrir les littératures sud-américaines et leurs trésors engloutis, nous ne pouvions rêver meilleur guide que François-Michel Durazzo, l'homme qui se cache derrière la traduction française de ces deux oeuvres inoubliables.

François-Michel Durazzo (1956) enseigne le latin et le grec en lettres supérieures à Angoulême. Poète de langue corse, il a traduit en français, en corse, en espagnol ou en italien une quarantaine de recueils et d’anthologies de poésie de diverses langues méditerranéennes (catalan, corse, galicien, italien, latin, portugais et arabe en collaboration…) ainsi que plusieurs romanciers de langue espagnole ( Ramón Gómez de la Serna, RicardoPiglia, Néstor Ponce, David Toscana). Il collabore régulièrement à plusieurs revues de poésie en Espagne, France, Italie et au Mexique.


Premièrement, pourriez-vous nous renseigner sur votre parcours afin de devenir traducteur? Quels conseils donneriez-vous aux traducteurs en herbe? Comment les inciter à poursuivre dans cette voie?

F-M.D: Tout jeune, mon objectif n’était pas de devenir traducteur, je souhaitais simplement être professeur de lettres classiques, faire partager mes lectures et ma passion des langues anciennes. C’est ainsi qu’au lycée j’avais pris goût pour l’exercice souvent ingrat qu’était pour moi la traduction. Ce n’est qu’en classe préparatoire que je me suis adonné à la traduction de langues vivantes, notamment en anglais. Je faisais mes gammes de traducteur en fabriquant des sonnets français à partir de sonnets de Shakespeare. À cette époque nous venions de fonder avec Monique Royer le Centre d’Action Poétique où nous invitions des poètes à dire leurs textes. Cette association qui a duré de 1976 à 1996 m’a parfois amené, pour les besoins de la cause, à traduire quelques textes de poètes étrangers que nous avions invités et dont rien n’était traduit en français. Cela m’a ensuite donné envie de traduire mes propres poèmes initialement composés en corse, puis de me lancer dans la traduction de l’italien en découvrant Erri de Luca alors totalement inconnu, en Italie comme en France. Le premier texte espagnol que j’avais traduit était en 1990 un magnifique poème de José Luis Rivas, un Mexicain invité dans le cadre des Belles étrangères, dont je viens de publier la traduction pour Le Noroît / fédérop. J’ai ensuite publié pour deux nouvelles d’Erri de Luca pour la revue Levant en 1992, puis des sonnets italiens, anglais et espagnols pour la revue RegArt en 1993. Ma future compagne, espagnole, connaissant mon goût pour la poésie, m’envoyait de Saragosse des recueils. Un jour, pour comprendre Poemas del manicomio de Mondragón de Leopoldo María Panero, je me suis mis à le traduire et je l’ai proposé à un éditeur qui l’a immédiatement accepté. C’est ainsi que de fil en aiguille, j’ai fait mes armes avec des textes courts, jusqu’au jour où en 1996 André Dimanche m’a proposé de traduire mon premier roman : L’homme perdu de Ramón Gómez de la Serna. Dès les premières pages, j’ai été fasciné par cet auteur et j’ai tout de suite accepté. Je dirais aux futurs traducteurs que même s’il faut déjà bien connaître une langue pour s’adonner à la traduction, c’est loin d’être une condition suffisante et nécessaire. On attend du traducteur littéraire la connaissance passive de la langue (lire et comprendre) et une connaissance active de la langue cible, en l’occurrence le français, mais ces deux conditions réunies, il faut être un lecteur attentif et un peu écrivain. L’exercice rigoureux de la version universitaire peut être un premier exercice, mais il faut être capable de s’en détacher assez vite. Une fois passé le cap de la traduction exacte, je conseille toujours d’oublier l’original et de travailler leur texte comme s’ils étaient les auteurs de textes français autonomes. Qu’ils commencent par offrir leurs services aux revues pendant quelques années. Elles ont peu de moyens. Sauf exception, elles ne paient pas leurs traducteurs, mais elles sont toujours avides de découvrir de nouvelles voix et donnent volontiers leur chance à des traducteurs sans expérience, pour quelques pages. Qu’ils ne s’imaginent pas qu’occuper une chaire de littérature étrangère dans une université est la condition sine qua non. Beaucoup d’enseignants de valeur, excellents critiques au demeurant, font des traducteurs exécrables. En revanche quelqu’un qui a une vraie sensibilité littéraire peut surmonter avec des aides ponctuelles une connaissance insuffisante de la langue source. Un éditeur s’intéresse au résultat avant tout, pas au curriculum vitae du traducteur. La littérature vit à travers des relations qui se tissent entre auteur et lecteur.


El último lector et La Ville absente chez Zulma convoquent la thématique de l'appropriation de l'œuvre par le lecteur, chère au blog La Taverne du doge Loredan et au livre homonyme d'Alberto Ongaro. Est-ce une pure coïncidence ou ces traductions sont-elles nées d'une volonté d'explorer cette thématique?

Dans la mesure où j’ai moi-même proposé Toscana, après Piglia à Zulma, c’est que cela correspondait à mon goût pour la lecture et l’écriture. De même, si Zulma a publié ces deux livres, c’est qu’il y a chez cet éditeur une véritable passion du livre, de la lecture et de la manière dont les livres se font. Cette curiosité partagée nous amène à entrer dans la fabrique même de l’écrivain, comme en témoigne la publication par Zulma du Nouveau Magasin d'écriture de Hubert Haddad, ainsi que de bien d’autres romans. Le questionnement sur ce qu’est écrire, ce qu’est lire n’est pas une thématique de plus à explorer comme on s’intéresserait à un sujet quelconque. C’est une préoccupation constante. Zulma aime avant tous les livres forts qui racontent de vraies histoires, capables de toucher des publics variés, mais on s’adresse en même temps à des lecteurs passionnés, actifs, intelligents, qui aiment se sentir interpellés, voire dérangés, piégés, détournés par des stratégies littéraires inédites, novatrices, ludiques. C’est une manière de faire confiance au lecteur, à sa sensibilité, à son goût pour la vraie littérature, que de lui proposer des œuvres de ce type, qui allient le plaisir pur du récit et la jubilation de la lecture.


Pourriez-vous nous dévoiler d'autres perles qui sont en relation intime avec cet aspect de la littérature?

Puisque je suis immergé dedans, je ne me peux m’empêcher d’évoquer Argent brûlé de Piglia dont je suis en train de reprendre la traduction pour Zulma. Voilà une vraie histoire policière, avec de méchants voyous qui attaquent une banque, sont poursuivis par la police, s’enfuient, sont rattrapés. On a donc le droit aux archétypes du roman policier, à de la violence, du sexe… Mais au lieu de traiter le sujet de manière conventionnelle, comme le ferait un bon polard commercial, Piglia invente quelque chose, il s’appuie sur un fait divers, un casse qui a bien eu lieu dans les années 60 à Buenos Aires, et l’a intéressé au point de le conduire à accumuler à l’époque les coupures de presse dont il fait une sorte de patchwork en dispersant l’énonciation : au lieu de laisser son narrateur monopoliser la parole, il la donne à différents personnages, différents témoins et introduit certains flottements dans le récit. La dispersion des points de vue n’est pas quelque chose de nouveau en soi. Mais chez Piglia, comme cela est lié au travail d’investigation et de lecture qui précède, cela devient authentique, nécessaire : comment raconter des choses vraies, si on n’en connaît pas toute la vérité ? L’auteur est critique, il est lui-même un lecteur et fait par contagion du lecteur un critique, qui va recomposer la trame à sa façon. La trace du processus créateur est présente et celui-ci devient partageable. En même temps, toute cette histoire, la montée de la tension, est construite comme une tragédie grecque, aux accents faulknériens, un cocktail surprenant qui prend aux tripes. Il faut ajouter à cela une très profonde relation amoureuse entre deux des malfrats homosexuels, et l’on sait combien ce sujet est tabou s’agissant de la pègre. Une pure merveille ! Quant au deuxième livre de Toscana que va aussi publier Zulma en 2010, et que je viens de terminer, c’est encore une histoire qui met en abîme la lecture et l’écriture. Une jeune femme, Patricia, n’est pas sûre d’avoir vraiment perdu son mari dans un ouragan qui a tout balayé sur son passage, elle a retrouvé des papiers et des cassettes laissés par celui-ci et elle y cherche la preuve de son existence. A-t-il disparu avec une certaine Carmen ? C’est que nous allons chercher à comprendre nous aussi à travers le récit que compose Froylán pour un vieil homme qui prétend être son grand-père et veut publier le récit de sa vie. Nous voici projetés par ses souvenirs en plein dix-neuvième siècle dans une sorte de far West mexicain, théâtre de l’enfance du vieillard et d’une passion prodigieusement contagieuse. Ne sommes-nous pas tous en quête de notre Carmen ? La lecture nous fait passer de cassettes enregistrées par le vieil homme au journal de bord de Froylán, biographe, en passant par les récits biographiques que Froylán réinvente à sa manière après ses entretiens avec le vieux Capistrán. On ne sait plus ce qui est vrai, ce qui est faux, et Toscana se plaît, comme dans El último lector, à mêler les différents niveaux de fiction. Passé le premier effet de surprise, tout est clair et on est très vite emporté dans cette histoire. Ce n’est pas un livre pour « intellectuels » en quête de réflexion métatextuelle. Le sujet est toujours la passion, comme chez Piglia, quelque chose qui se joue entre la vie et la mort, où l’individu risque de tout perdre. En somme deux livres très puissants, sans doute moins difficiles qu’El último lector et La ville absente, mais qui, comme eux, renouvellent notre vision de l’écriture et notre façon de lire. Après ces textes-là, je sais que je ne suis plus exactement le même lecteur et que j’aurais envie de lire ou de traduire tous les romans de ces auteurs, comme le lecteur attend lui aussi de poursuivre sa lecture.



Nous connaissons ces derniers temps un regain d'intérêt pour les littératures sud et centre-américaine. Selon vous, qu'est-ce qui justifie que l'on s'intéresse de près aux écrivains de cette région du monde?

Cela fait un bon moment que la France s’intéresse à cette littérature. Roger Caillois a joué un rôle décisif en nous rapportant Borges, dans la collection « La Croix du Sud » créée chez Gallimard en 1948, mais c’est la découverte en 1968 de Gabriel García Marquez qui a véritablement changé notre rapport au sous-continent américain depuis plus d’une trentaine d’années, grâce au travail d’un certain nombre d’éditeurs dont Christian Bourgois. Quant à l’Espagne post-franquiste, il va de soi qu’elle ne produirait pas la même littérature, sans l’apport hispano-américain. Pardonnez-moi si je schématise : Il va de soi que ce que je vais dire ne s’applique pas à bon nombre d’auteurs, qui ont continué à raconter des histoires, en dépit des modes. Mais j’ai l’impression, qu’après un certain épuisement des avant-gardes, puis de l’existentialisme, suivi du nouveau roman, après avoir dit que le roman taxé de genre « bourgeois » était mort, que la poésie était morte, après avoir fait tous ces efforts pour sans arrêt tout détruire sans reconstruire grand-chose, après avoir fatigué les lecteurs du moi hypertrophié et envahissant de beaucoup d’auteurs, les éditeurs et les lecteurs se sont rendus compte qu’il y avait de l’autre côté de l’Atlantique, mais aussi sur d’autres continents des gens qui avaient encore des choses à raconter essentielles, bouleversantes, intelligentes. Cela a donné, depuis une bonne quinzaine d’années un nouveau souffle au roman européen. Cela ne veut pas dire qu’on ait remis au goût du jour les vieilles recettes. Jamais le roman n’a été aussi ouvert, ludique, intelligent, et aussi libre de tout dire. Des auteurs comme Toscana et Piglia ont eux-mêmes digéré nos avant-gardes et ils n’écriraient pas exactement de la même façon si elles n’avaient pas existé. L’importance de Joyce chez Piglia est décisive, mais, comme nombre de leurs compatriotes, il les prolonge avec une foi en la lecture qu’on a mis pour ainsi dire entre parenthèses durant ce que l’on a appelé « l’ère du soupçon ». D’autre part, la littérature de langue espagnole a une dette fondatrice au Don Quichotte, le premier chef-d’œuvre qui d’une part met en perspective la lecture, d’autre part travaille sur l’enchâssement des récits dans le roman. Ces deux facettes sont éminemment universelles et sont particulièrement adaptées au monde et au lecteur moderne.


A la fin de son essai Le dernier lecteur, Ricardo Piglia évoque un passage d'Ulysse de Joyce caractérisant les pièges que peut rencontrer le traducteur, le meilleur soit-il et le plus imprégné de l'œuvre de l'auteur (ici c'est Salas Subirat). On peut aussi citer les codes de Tolstoï dans Anna Karénine, ou l'écriture ô combien inventive de Julián Rios (dans Larva). Pensez-vous qu'il existe des textes intraduisibles?

Dire qu’un texte serait intraduisible, ce serait nier les universaux qui traversent et structurent les expériences humaines, quelle que soit la culture. Toutes ont quelque chose à nous dire sur la mort, l’amour, la vie, le désir, la souffrance, bref sur ce qu’est être homme et sur le langage. Certes, elles ne le disent pas toujours de la même manière, et elles peuvent être très différentes, très éloignées, mais c’est ce qui est passionnant et une transposition est toujours possible, dès le moment où l’on a accepté de perdre d’un côté pour gagner de l’autre. Il y a un équilibre à trouver. Quand je traduis d’une langue romane dans une autre, je sens bien que je peux perdre assez peu du texte original et qu’en conséquence je n’aurais pas à compenser en gagnant beaucoup. En revanche, j’en ai fait l’expérience avec le latin, le turc ou l’hébreu : à partir des concepts, des idées, des mots du texte, il faut réinventer complètement chaque phrase, le style, l’écriture : il s’ensuit une perte énorme et le gain doit être proportionnel. Il n’y a donc pas a priori de textes intraduisibles. En revanche, il y a des textes difficiles à traduire et à transposer, des textes sur lesquels on passe beaucoup de temps, et pour lesquels le travail du traducteur est si intense qu’il laisse d’autant moins place à l’auteur, ce qui encore une fois est inévitable lorsqu’il s’agit de deux langues très différentes. En ce qui me concerne, je travaille surtout dans des langues sœurs et ne connais pas ces affres.



Il y a une réelle fascination dans la littérature sud-américaine pour le dernier lecteur. Comment imagineriez-vous el último traductor?

Dans un monde pré-babélique, il n’y aurait pas de traducteur. A l’opposé, au rythme où disparaissent déjà les petites langues du monde, il viendra peut-être un jour où les traducteurs seront devenus inutiles et où la planète Terre parlera une langue unique. Il n’y aura plus que des traducteurs de langues mortes, jusqu’au jour où même la mémoire de ces langues se sera effacée. En attendant, il y a des traducteurs. Pour répondre à votre question, je préfère me référer à El último lector de Toscana que j’ai traduit qu’au dernier lecteur de Piglia qu’a traduit mon ami André Gabastou, pour des raisons personnelles. Le personnage du roman de Toscana n’est pas seulement le seul et dernier lecteur de son village : Lucio se contente d’être un lecteur quand, épuisé de ne pas avoir trouvé dans les romans l’histoire de la femme qu’il a perdue, il en découpe les mots pour en tirer ceux nécessaires à un nouveau roman qui évoquerait son amour. Au moment où il cesse de lire, il commence donc lui-même à écrire. La fin – dans tous les sens du terme – de la lecture serait le début de l’écriture. Peut-être le dernier traducteur serait-il celui qui, ayant commencé à traduire un livre de manière consciencieuse, se rebellerait et déciderait comme Lucio de prendre le pouvoir, de changer le cours du récit et de finir le livre à sa manière, entraînant une rébellion des autres traducteurs qui feraient de même. Personnellement, si je ne me surveillais pas, je pourrais être tenté de tomber dans ce piège. D’ailleurs, j’ai souvent envie de modifier ce que je suis en train de lire et traduire, et je m’autorise des suggestions à l’auteur pour changer tel ou tel détail d’un récit, toujours de concert avec l’éditeur, rassurez-vous. Ce fantasme n’a pour mérite qu’une seule chose : l’exigence d’offrir au-delà de la traduction une œuvre de création, une œuvre autonome. Je me souviens d’une discussion avec l’écrivain Luxembourgeois Jean Portante, où nous plaisantions à ce sujet. Je lui disais que j’essayais d’être le plus discret possible comme traducteur, d’imaginer ce que l’auteur aurait pu écrire dans ma langue, et je me demandais même si finalement il était si utile de mettre mon nom sur la couverture. Évidemment je mentais, bien que de très bonne foi. Lui m’a répondu cette boutade : « je ne vois pas pourquoi je laisse le nom de l’auteur sur la première de couverture », le mien Jean Portante suffirait.