dimanche 25 octobre 2009

Croisière sur le Tigre, guidée par Ricardo Piglia


Je viens de finir le roman de Ricardo Piglia paru chez Zulma le mois dernier, et je suis pris de vertiges. Comment parvenir à parler de la ville absente sans se perdre dans ses dédales, et tout en préservant sa surprenante inventivité?

" Moi j’ai vu des choses telles que je voudrais recommencer une nouvelle vie,
sans souvenirs."


Dans un premier temps, le récit prend la forme d'une enquête. Junior est un journaliste argentin, qui a la lubie de se prendre pour un Anglais. Un jour, il reçoit un appel téléphonique mystérieux d'une femme, qui l'invite à rencontrer Fuyita, à l'hôtel Majestic, sans que l'on sache de qui il s'agit et encore moins pour quelle raison?


Ce coréen est le gardien d'un musée qui recèle une femme-machine, Eléna, capable de traduire les textes qu'on y introduit. La machine semble vouloir manifester son autonomie et se met à inventer des variations aux textes existants, comme le William Wilson de Edgar Allan Poe, qui devient Steven Stevenson.




Cette création est l'oeuvre d'un homme inconsolable après la mort de sa femme, qui renvoie à la figure de Macedonio Fernández et à son histoire réelle avec Elena Obieta. Pour composer La Ville absente, Ricardo Piglia se serait imprégné de son Musée du roman de l'éternelle, composé dans les années 20 et 30.








"Ecrire n'était, pour lui, que formuler d'une façon nouvelle ce qui
avait déjà été dit." (Hector Bianciotti)


Ce roman semble être composé d'un réseau de textes qui s'enchevêtrent les uns avec les autres d'une manière assez confondante. L'allusion au tigre qui revient à plusieurs reprises, est loin, elle aussi, d'être innocente. Ce delta, situé à 32 km au nord de Buenos Aires, est "constitué d’une infinité de fleuves et de ruisseaux qui délimitent plusieurs centaines d’îles et d’îlots verdoyants qui ont souvent servi de refuge aux fugitifs"(François-Michel Durazzo). Elle rappelle dans son essence la structure labyrinthique du texte devant lequel nous sommes.
En décrire toutes les ramifications serait une cruelle façon de gâcher au lecteur le plaisir d'en découvrir toutes les subtilités et les savants agencements, d'autant que l'auteur a réussi le tour de force de titiller à chaque seconde la curiosité du lecteur, tout en préservant l'aura de mystère qui se dégage de l'oeuvre et le champ d'interprétation de celui qui s'y plonge. Ainsi, chaque lecteur pourra à sa guise, selon l' humeur du moment, faire le lien entre les micro-récits incorporés à l'oeuvre.


" La rumeur des voix est continuelle et leurs modifications résonnent nuit
et jour."

"˙ɹnoɾ ʇǝ
ʇınu ʇuǝuuoséɹ suoıʇɐɔıɟıpoɯ sɹnǝl ʇǝ ǝllǝnuıʇuoɔ ʇsǝ xıoʌ sǝp ɹnǝɯnɹ ɐl "


On se rend vite compte que Ricardo Piglia a truffé son récit d'innombrables références à la littérature (sud-américaine essentiellement mais pas seulement) mais aussi scientifiques, philosophiques, politiques et mythologiques. Loin de la vaine prétention ou de la superficielle ornementation qui desservent certains auteurs, ici, rien n'est glissé au hasard. Chacune d'entre elles est distillée avec une intelligence peu commune et vient renforcer le caractère polyphonique de l'oeuvre, déjà renversant sans celles-ci.
Si la femme-machine est au coeur du livre, celui-ci est lui-même un prodigieux hybride entre invention et réalité, une création qui aurait pu naître de cette même femme-machine.


Piglia est un inventeur extraordinaire qui sait aussi inviter à la réflexion. Les limites de l'automatisation, les risques de l'omnipotence de la science, la vie comme un possible parmi tant d'autres(en parallèle de laquelle cohabite une infinités d'expériences possibles) mais aussi le rapport de forces entre l'artiste, le scientifique et le politique, ou la survivance de l'âme après la mort, autant de thématiques fortes qui s'inscrivent en toiles de fond d'un roman prodigieux de quelques deux cent pages, qu'il faudra lire, relire, et encore relire pour en exploiter toutes les richesses.






"Sur la carapace des tortues étaient gravés les signes d’une langue perdue. Les nœuds blancs avaient été, à l’origine, des marques sur les os. La carte d’un langage aveugle, commun à tous les êtres vivants. […] À partir de ces noyaux primitifs s’étaient développés au long des siècles toutes les langues du monde. Grete voulait arriver à l’île, car avec cette carte, il allait être possible d’établir un langage commun."


Parmi les intrusions en territoire onirique, je ne peux m'empêcher d'évoquer cette légende d'une île au langage dont la constante mutation vouerait à l'échec toutes tentatives de traduire les paroles du passé. Dans ces contrées, le seul livre qui résiste au passage du temps est le Finnegans car il reproduit toutes les évolutions linguistiques d'un point de vue microscopique. Ce mythe rappelle l'existence du livre des mutations(Ji Ying ou Ji King) qui présente soixante-quatre hexagrammes, susceptibles d'incarner à la fois toute l'immuabilité et le changement contenu dans chaque situation ( utilisation codée de Yi, qui peut signifier à la foi les deux notions qui semblent s'opposer).


Reflet de la symbolique du livre chinois de la sagesse, qui est lui-même une déformation du livre ultime de cette île imaginaire, le titre "La ville absente" comporte des sens cachés.
En effet, aussi contradictoire que cela apparaît, l'absence peut aussi se traduire par une forme d'omniprésence . Dans le cas de la disparition de l'être cher, elle engendre un manque, souvent comblé par la recrudescence émotionnelle des souvenirs. Or, le souvenir est aussi équivoque car il anime celui qui se souvient et traduit aussi une impression de proximité sensorielle évanescente.
La ville est absente car effacée des cartes visibles. Il s'agit d'une terra incognita dont les continents discontinus forment un agencement de noeuds blancs, empreintes d'une existence oubliée et enfouie dans les rêves.
Charles Nodier ne disait-il pas:

"Les rêves sont ce qu'il y a de plus doux et peut-être de plus vrai dans la vie."

Ces contrées comportent le champ infini des possibles se dérobant à la réalité, et qui, cependant, y sont tout de même intimement liées dans la réinvention romanesque de Piglia. Nous demeurons, à la lisière de la réalité et, pourtant, c'est elle qui guide le monde périphérique de l'absence, que nous explorons.


L'oeuvre de Piglia ressemble à s'y méprendre à la chambre du fils de l'écrivain Leopoldo Lugones, à l'orée de sa mort. Submergé par la paranoïa, ce dernier avait doté son antre d'un ingénieux dispositif de miroirs, lui permettant d'obtenir, en un point où convergent tous les reflets du monde extérieur, un aperçu globale de son environnement.


Je viens de finir le roman de Ricardo Piglia paru chez Zulma le mois dernier et je suis pris de vertiges, dis-je.
Ce n'est pas tout à fait exact, le lecteur ne finit pas La Ville absente, il tente de s'en échapper mais n'y parvient pas. Il ne peut que parvenir à se projeter dans un univers hallucinant, aux contours indistincts et aux variations infinies...






mercredi 21 octobre 2009

Ministère de la pitié de Jean-Daniel Dupuy



"Je travaille au ministère de la Pitié depuis une vingtaine d'années. Vingt et un ans exactement. Vingt et un ans que j'écoute le malheur des uns, que je remplis les déclarations de malheur des autres, que je range par ordre alphabétique ces dossiers de malheur sur la grande étagère kilométrique du ministère. La nuit va bientôt tomber. J'accompagne mon grand-père jusqu'au lit, je nourris mes fourmis et pars travailler."

Quand vient la nuit tombée, les rejetés de la journée se précipitent au bureau du ministre de la Pitié, Azar Solalune, âme charitable qui reçoit à tour de rôle les singulières requêtes de ces êtres hors-norme.
Au ministère de la pitié, on y voit défiler vingt-et-un marginaux, vingt-et-une personnalités contraintes de s'effacer en journée. Dans cet asile officiel, se succèdent dans un ordre anarchique, un chat et un ogre affamé, un renard à deux pattes, un marchand de larmes, un homme à trois mains, un homme-caméléon, dont les entretiens millimétrés sont archivés dans la grande étagère kilométrique, qui entoure le maître de cérémonie.

Ici, les animaux et les hommes ont les même droits, ceux d'avoir l'illusion d'être écoutés, d'exister.
Jean-Daniel Dupuy est un fabulateur qui se plaît à travestir ses personnages, à les masquer, à inverser les rôles, à inventer un carnaval permanent. Comme chez La Fontaine, les animaux ont le droit de parole et s'en servent avec une éloquence déroutante, que ce soit en utilisant l'art-go ou d'autres détournements linguistiques. Funambule littéraire et troubadour, l'auteur marie les mots en exploitant mille et une possibilités musicales, en employant des ritournelles et autres jeux de miroir.
S'il s'agit d'un admirable conteur qui sait sortir son oeuvre des sentiers battus, c'est aussi un remarquable dissimulateur, qui parsème son texte de clins d'oeil et de réflexions renvoyant au monde contemporain.



  • Pour en savoir plus, avec notamment un extrait de la préface du livre par Jean-Claude Michéa