samedi 12 septembre 2009

Le retour de Jérôme Lafargue avec Dans les ombres sylvestres



La taverne avait découvert Jérôme Lafargue, il y a à presque deux ans, avec un premier roman ô combien surprenant, L'Ami Butler, qui emmenait le lecteur au pays d'un écrivain vivant au milieu de ses chimères. C'est à travers l'itinéraire de son frère jumeau que l'on était invité à éclaircir le brouillard qui recouvrait les contrées impénétrables de Riemech.

Avec Dans les ombres sylvestres(toujours chez Quidam), le lecteur qui a eu la chance de découvrir la précédente oeuvre de Lafargue, ne se sentira point perdu. Ici, c'est le descendant de la famille Guesdepin, placée sous le signe du mystère le plus épais, qui nous invite à Cluquet, petit village des landes, cloisonné entre l'Atlantique et le Bois-du-loup-gris, pour cerner les contours sinueux d'une histoire qui lui appartient, mais qui se dérobe à sa compréhension.
Pour faire remonter à la surface ses ancêtres disparus, Audric devra se rendre au chevet des hommes qui l'ont approché.

"Et il ne faisait après tout que participer au mouvement du monde où la sauvagerie cohabite si étroitement avec la générosité la plus absolue: les processus de civilisation et de déshumanisation chevauchent côte à côte dans une poussière aveuglante, et les moments où celle-ci vient à se dissiper, on prend le temps de constater ce qui de la lumière des visages bienheureux ou de la roideur des cadavres déchiquetés l'a emporté cette fois-là. Car dans ce combat il n'existe pas de limites: tout y est possible, de la barbarie sans égard pour la dignité des corps et des âmes, à l'émerveillement total devant l'ingénuité, l'abnégation et le dévouement dont peut faire preuve le genre humain."

A l'origine de la légende Guesdepin, il y a son arrière-grand-père, Elébotham, un homme ambivalent, solitaire, à la fois victime et fort de sa réputation. Les forfaits dont on l'accuse le condamne au statut de vil bandit. Pourtant, il semblerait que ses actes dissimulent un objectif autrement plus noble. Pour tenter de l'appréhender, le voyage narratif naviguera vers d'autres contrées où la sorcellerie tient une place prépondérante. L'apprenti sorcier serait-il devenu un magicien bienfaiteur ou un nécromancien? Chaque être dissimule en son sein des facettes contradictoires, qui le rendent à jamais méconnaissable. L'histoire est un miroir déformant dont l'univers sylvestre stimule le caractère indéchiffrable. La forêt comprend une variété d'essences et d'espèces qui mettent à jour la frontière entre le partie méridionale et septentrionale du territoire. Même en pleine journée, il peut y régner une obscurité impénétrable. Mère de contrastes et des craintes ancestrales, elle est la gardienne de ceux qui s'y abandonnent; le destin est prompt à rattraper le fugitif qui tente de s'en échapper. Les canons de la première guerre mondiale ont fait partir en fumée la trace du vieux Guesdepin.

Pour rejoindre les cieux, son grand-père aviateur, Osman a trouvé la voie qui lui était assignée par les djins, dryades des bois et autres esprits qui hantent les lieux. Cet écureuil suivi à la trace par Audric n'en fait-il pas parti? Ne pourrait-il pas constituer la preuve vivante de la thèse de la réincarnation. L'esprit vagabondant interprète tous les signes qui lui sont présentés avec la puissance proportionnelle à son imagination.

Si le surf était la passion du père d'Audric, ce n'est pas un pur hasard. La puissance de la mer, domptée par l'agilité humaine. Cette pratique n'incarne-t-elle pas l'esprit rebelle qui constitue le fil rouge de l'arbre généalogique des Guesdepin?
Dans sa quête, il fouillera les archives universitaires, à la recherche des liens qui l'unissent à la fois à sa famille, mais aussi à la lignée des plus grands insurgés de tous les temps. Comme pour l'Ami Butler, les figures fictives se mêlent aux noms historiques pour installer le lecteur dans une confusion qui ne le lâchera plus dès lors. Si le texte grouille d'indices susceptibles de mettre sur une piste, ces derniers ne constituent jamais la totale certitude de ne pas faire fausse route.

Au fil des lignes, les interrogations se bousculent dans l'esprit du narrateur au même rythme que dans celui du lecteur, pris dans la spirale romanesque imaginée par l'auteur.
Quel est le but de ces gri-gri dont fourmille la trame du récit? Sous l' apparence de rouage parfaitement incorporé à l'histoire, ne seraient-ils finalement pas là pour amadouer le lecteur?
Les signes du destin se dérobent aux vagabonds ayant les yeux détournés du sentier providentiel. Ils ne peuvent guère apercevoir les empreintes des fantômes du passé. Mais qu'en est-il de ceux qui tracent leur propre destinée?


Audric, avec sa femme Amelha, est le dernier survivant de ce village, dont il ne reste plus que les vestiges d'une vie sociale. Il rassemble le terreau indispensable pour élaborer les hypothèses familiales qui l'arracheront de l'insupportable inconnue. Hélas, la terre qui l'environne est aussi meuble, aussi instable que les récits qui lui parviennent à ses oreilles.


Jérôme Lafargue, natif des landes, témoigne de virtuosité pour les descriptions de ces contrées sauvages, susceptibles d'envoûter le lecteur dans un univers foisonnant et inextricable.
L'ambiance qui se dégage de l'oeuvre est délicieusement onirique et rappelle les contes pour enfants que nous écoutions avec douceur, sans jamais parvenir à élucider le dénouement.
Même si l'effet de surprise s'est quelque peu atténué depuis sa précédente oeuvre, celle-ci mérite plus qu'un petit détour. Son ambiance, son imagination hors du commun et son écriture hypnotisante en font une oeuvre atypique à découvrir.





vendredi 4 septembre 2009

Géométrie d'un rêve: variations et jeux de miroir

C'est l'heure de la rentrée littéraire, celle qui fait crouler les librairies sous une déferlante de titres plus ou moins digestes. J'ai prévu d'évoquer très bientôt le nouveau bébé de Jérôme Lafargue (Dans les ombres Sylvestres) dont la première incursion romanesque L'Ami Butler, parue justement à l'occasion de la rentrée littéraire 2007, avait marqué de son empreinte la taverne.
Pour l'heure, c'est à un auteur qui n'en est plus à son coup d'essai, loin de là, puisque depuis Un rêve de glace, paru pour la première fois en 1974( chez Albin Michel) Hubert Haddad a écrit plus d'une quinzaine de romans.
Pourtant, Géométrie d'un rêve, son dernier roman était l'occasion pour moi de découvrir l'écrivain.

« J'ai connu des jours heureux avant Fedora, toute une vie à laquelle elle ne participait d'aucune façon. Qu'elle eût pu exister quelque part et n'être alors rien pour moi semble presque impossible tant l'amour bouleverse le temps et le réinvente. »

Ce roman fait partie de ceux dont la figure centrale est absente, et pourtant omni-présente dans l'esprit du narrateur. Celui-ci tient le journal intime fragmenté de sa dérive, au bord d'un continent qui le rattache, de près ou de loin, à cette figure ensorcelée, évanescente qu'est Fédora.
Le narrateur est isolé dans un manoir au nom évocateur de Ker-Lann, qui surplombe les côtes du Finistère, observatoire privilégié de son passé ténébreux. Le flux et reflux des vagues, oscillants au gré des vents marins, tendent à ranimer des bribes de souvenirs qui le hantent. Telle une malédiction inexpugnable, ces derniers traînent derrière eux des échos douloureux, remontant à la surface de la mémoire, d'autres territoires submergés.




Encore tout jeune enfant, ses escapades sur l'île d'amour, au bord de la Marne, avec son frère, lui rappellent les premiers frémissements érotiques, le désir d'approcher le corps féminin, de le palper. A l'époque déjà, le trésor convoité était un piège envoûtant; le lichen s'interférait entre elle et lui, entre ses doigts et son corps statufié.
Par la suite, c'est le désir interdit qu'il éprouve à l'égard de sa belle-mère qui fait obstacle à ses pulsions juvéniles.
Avec nostalgie, se souvient-il de son amie japonaise, surveillée par la mafia locale. Déjà, depuis le rivage, il subissait la fuite de l'amour vers le large. Amour en fuite, amour précaire, amour suicidaire...
Quel mystère hante le chateau de Fortbrune, parti en fumée avec toutes les peintures du maître de Lassis? Toutes, pas si sûr! Le chasseur de continent éclaire les passages les plus secrets de l'oeuvre. Il s'agit d' une faille sur la terra incognita. Pour s'y faufiler, il faudra peut-être suivre la trace de ces personnages, qui semblent en savoir bien plus qu'elles ne veulent admettre.

On ne réveille pas les profondeurs oubliées impunément, semble suggérer l'auteur de ce carnet de bord tourmenté.
Celui-ci, à l'image de la figure centrale recèle mille et une facettes, cache mille et un tourments, exhumés en l'honneur de Fédora, cette créature de rêve qui se laisse apprivoiser la journée, mais indomptable la nuit. Spectateur impuissant de la grâce vampirisante de la soprano, il devra se contenter de la dévorer du regard, au cours de ses représentations sur scène. Au comble de la frustration, la jalousie s'immisce. Il ne peut qu'imaginer les scènes qui se trament en coulisse, avec les chanteurs qui lui donnent la réplique.

Ces quelques feuillets éparses constituent un acte de résistance à la dérobade de Fédora, une bouée de sauvetage en plein naufrage. Sans ordre apparent, billets d'humeur, textes empruntés, fragments de rêves, tentatives de reconstitutions amorcées, amoncelées, avortées, permettront-ils de percer à jour les secrets de cette diva, de cette vierge de la nuit, de la démystifier?
FE-DO-RA, caméléon nocturne, déesse de l'ombre, incantation pénétrante qui dissimule en son sein, les trois tonalités, trinité maudite de ce cahier décomposé: l'obscurité du DO mineur, la gravité du RE mineur, la mélancolie du FA mineur. DO-RE-..-FA, comme une formule magique, vaine tentative de rapprocher l'être manquant de soi.

Je dois dire que dans un premier temps, j'ai été plutôt déconcerté par la construction, à la fois très dense et décousue du récit. Celui-ci demande de la part du lecteur une immersion totale dans l'univers du narrateur. De plus, les citations et autres allusions à d'autres noms de l'art semblent d'abord alourdir considérablement la poésie naturelle qui se dégage du phrasé de Haddad. Pourtant, progressivement, les raisons d'une telle abondance parviennent à filtrer au travers des lignes et elles parviennent alors à fusionner avec l'ensemble.
Par ailleurs, de prime abord, l'approche fragmentée de la trame a tendance à laisser sur la faim, de donner un sentiment de superficialité. Ce dernier ,aussi, s'estompe, au fur et à mesure, que les différentes pièces du puzzle se remettent en place. La confusion devient intrigue envoutante, les griefs initiaux se révèlent être des richesses insoupçonnées.

Zulma, qui a dans son catalogue des petites perles, comme El último lector de David Toscana, ou les parutions du visage vert, confirme ici que c'est une maison audacieuse, dans le bon sens du terme, à suivre de très près.


A l'instar de l'oeuvre du maître de Lassis, Géométrie d'un rêve bouleverse insidieusement la perception initiale du lecteur, qui se retrouve confronté à un prisme reflétant les différents états d'âme de celui qui l'observe.