samedi 27 juin 2009

Grande ourse de Romain Verger: la faim justifie le païen



Romain Verger, né en 1972, a marqué de son empreinte les revues Le Nouveau Recueil, La Polygraphe, Décharge, Passage d'encres, Pleine marge, Friches, Contre-allées, Arpa, Diérèse… Il est l'auteur de deux romans, Grande ourse(2007) et Zones sensibles(paru aussi chez Quidam en 2006) mais aussi d'un recueil de poèmes accompagné de dessins, Premiers dons de la pierre(ed. l'Improviste en 2003) inspiré des représentations pariétales de la Grotte Chauvet.


Habitant esseulé d'une grotte obstruée par la neige qui s'est amoncelée tout au long de l'hiver, Arcas est pris en tenailles entre la faim et le froid. Affamé, il est condamné à errer dans des paysages immaculés de toute empreinte vivante pour assouvir ses besoins les plus primaires.
Dans l'espoir de survivre, il doit cueillir une ribambelle d'aliments insoupçonnés fort peu ragoûtants, qu'il trouve sur son chemin et en extraire la substantifique moelle, des crottes de rongeurs à la bouillis d'os en passant par le cuir de vêtements.

Mâchefer, lui est employé de la galerie d'anatomie au jardin des plantes de Paris. L'idée même d'ingérer de la nourriture représente pour lui un fardeau écoeurant. Alors, pour réduire à sa plus simple expression les rares aliments qu'il grignote, il les mâche indéfiniment, fermement.

Composé de trois parties qui mettent en scène deux personnages éloignés par plusieurs dizaines de milliers d'années, Romain Verger tend à nous montrer les liens qui unissent l'homme contemporain et son semblable préhistorique, en dépit de leurs apparentes contradictions.

L'espoir d'Arcas renaît le jour où il se retrouve nez à nez avec une ourse.
Dès lors, le vagabondage d'Arcas représente, non plus seulement une course à la subsistance, mais essentiellement une manière de trouver un but à son existence, une sorte de pèlerinage qui lui permettrait de se rapprocher des membres disparus de sa tribu. Parmi eux, Era, l'objet de ses anciens désirs érotiques, ressurgit comme un aiguillon susceptible de le faire avancer jusqu'à l'épuisement total des dernières limites de son corps dépouillé.

Mâchefer, lui est un homme qui semble avoir choisi l'abstinence pour échapper à un mode de vie qu'il exècre, à la consommation effrénée, à l'abondance engloutissant le monde moderne. Au lieu de s'engraisser, il s'efforce de suivre un régime draconien dont il retranscrit minutieusement l'évolution dans des notes qui s'intercalent judicieusement dans le texte. De la sorte, il est en mesure de tutoyer le vertige qu'ont connu les mammifères, qu'il surplombe du haut du balcon de la galerie d'anatomie, et d'oublier les badauds qui profanent les lieux.
Après le travail, l'employé se réfugie au sous-sol d'un pavillon de banlieue parisienne, partagé avec Ana, une femme dégageant une odeur rance et nauséabonde, qui lui donne l'impression de transpercer la maigre cloison séparant les deux appartements.
Au coeur de sa chambre, seules quelques projections lumineuses émanant de l'extérieur, envahissent les lieux en s'infiltrant au travers de la lucarne et viennent compromettre son isolement.
Puis petit à petit, les remparts de son cocon sont menacés par l'invasion de racines dévorant le sol de sa chambre. Germe alors en lui le sentiment d'une vengeance inoculée au travers de la plante fanée qu'Ana lui avait offerte un jour. Elle n'est pas sans lui évoquer l'idée des gourmands, ces plantes, qui s'accrochent au tronc des arbres.
Dans ses nuits de sommeil, les troubles domestiques sont ressenties de façon cauchemardesque jusqu'au viol de son intimité.

Son essence vitale est aussi menacée par Mia, une femme adipeuse qui lui apporte des denrées dont il se sert pour combler sa frustration érotico-alimentaire.
L'issue de cette relation étrangement malsaine donnera lieu à une remarquable troisième partie, bénéficiant d'une confusion amplifiée entre réalité et délires mentaux, atteignant le paroxysme du malaise psychologique.

Je préfère conserver le mystère au sujet de cette partie qui est particulièrement réussie. J'en dirais presque trop en révélant qu'elle m'a beaucoup fait songer au film-culte Eraserhead, de David Lynch. Il n'est pas négligeable de savoir que le cinéaste figure parmi l'une des sources d'inspiration prégnantes de l'artiste pluridisciplinaire, comme il l'a confié en 2008 lors d'un entretien très pertinent avec Anne-Sophie Desmonchy.

Il est délicat d'évoquer cette oeuvre sans trop en dévoiler, de ne pas vulgariser la poésie très diffuse qui s'empare du texte dès le premières lignes. En effet, Romain Verger est un artiste dont la variété des centres d'intérêt et du savoir-faire se ressent profondément dans cette oeuvre. Les images, les odeurs, les sons mais aussi les douleurs qui parsèment le texte sont dotées d'une grande puissance d'évocation, témoignant d'une palpable inspiration à la fois cinématographique, picturale, poétique, musicale et littéraire( pour Grande ourse, il cite volontiers Hamsun et La faim, A vau-l'eau de Huysmans).

Il ne se contente pas d'apporter un témoignage anthropologique original, d'inventer un récit d'une troublante duplicité et terriblement débridé, d'inviter à la réflexion sur la faim et la façon dont l'homme l'appréhende, il sublime le texte par des phrases épurées, peaufinées, caressantes, obsédantes jusqu'à engendrer l'ivresse des sens du lecteur. Dans ces conditions, il s'avère difficile pour moi d'intercaler un extrait du texte tant les quatre-vingt pages que comprend l'oeuvre jouissent d'une homogénéité étourdissante pour un écrivain qui n'en est qu'à son deuxième roman. Néanmoins, je vous invite à écouter ici la lecture d'un extrait de ce roman païen( ou d'une autre de ses diverses compositions) qui est tout sauf une profanation de la littérature.




jeudi 25 juin 2009

Le boudoir des gorgones, sanctuaire fantastique

J'évoquais dans ces lieux l'excellentissime revue littéraire à caractère fantastique, Le visage vert, dont le seizième opus a vu le jour en ce doux mois de juin. Votre serviteur a d'ailleurs prévu de vous livrer prochainement un compte-rendu complet de sa découverte estivale, composé de mets appétissants.

Il est l'heure d'évoquer une autre précieuse revue du genre qui explore les cauchemars, les mondes parallèles, les mystères d'outre-tombe, les découvertes insolites et autres chimères de l'espèce humaine.

«La Gorgone courait dans les nuées, dont les voiles semblaient mouler sa face. Et la foule, couleur d'incendie, s'entassait dans les embrasures en admirant l'âpre désolation de la terre sous la menace du ciel.» Villiers de l'Isle-Adam

Les aventuriers de l'art perdu ont lancé en ce début d'année 2009 le vingtième numéro de la revue.
Pour pénétrer le boudoir des gorgones, j'ai choisi les numéros 15(juin 2006) et 16(octobre 2006), un choix assez subjectif dois-je reconnaître tant les autres parutions me faisaient de l'oeil ( sans mauvais jeu de mots).
Les noms de Jules Lermina et Jean Lorrain ont peut-être eu un rôle non négligeable à jouer dans ma sélection du moment.
Sous la forme rudimentaire d'un cahier de poésie de l'école élémentaire, l'objet recèle des sortilèges capables d'hypnotiser le plus vaillant des lecteurs.
L'ensemble est composé de trois parties, dont le titre de chacune d'entre elles ne laisse que trop bien deviner l'atmosphère dont elles sont empreintes. Amoureux du pays des bisounours, passez votre chemin, il est encore temps.


Filles de Phorcis et de Ponto ( ou de Céto) , elles étaient trois soeurs: Sthéno (la perversion sociale), Euryale (la perversion sexuelle) et Méduse (la vanité), monstres terrifiants qui vivaient près du pays des Hespérides.



Le triptyque infernal débute avec Dans les griffes de Sthéno, un ensemble de nouvelles déterrées avec un goût rare pour le morbide. A l'occasion du numéro 15, nous avons droit à un longue nouvelle de Jules Lermina, datant de 1888. L'attirance de l'auteur pour les sciences occultes est particulièrement palpable dans La Maison tranquille. Celle-ci est une demeure dont les voisins s'en tiennent à l'écart, tant les bruits qui courent à son sujet ne sont guère rassurants. Force est de constater que les mystérieux locataires, en tête desquels figurent le chétif professeur Aloysius et le rubicond Truphêmus, dont le contraste de physionomie donnera lieu à des gags judicieusement placés, ne sont pas non plus particulièrement enclins à se montrer au grand jour. A ce sujet, comment ce foyer, complété par la femme du professeur Aloysius et sa fille, fait-il pour subsister, dans le dénuement le plus complet? Le secret de cette demeure se cache-t-il derrière son étonnante architecture ou dans les recettes alchimiques dont semblent user dans l'ombre les deux savants? Inventivité et mystère sont ici savamment distillés.

Beaucoup plus court, la nouvelle Les yeux du mort de Jean Lorrain est aussi beaucoup plus classique dans le fonds. Elle n'en est pas moins, en cette fin de XIXème siècle, un témoignage fascinant de la représentation de la thématique du pouvoir d'hypnose. La présentation concise de l'auteur qui suit est fort appréciable.




Pour le numéro 16, quelques pièces de la fin du XIXème siècle jalonnent la première partie.
Parmi celles-ci, nous dégusterons un cépage capable de ranimer les terres et ancêtres de Pompéi. S'ensuit un article fort enrichissant au sujet de l'intérêt qu'a exercé Pompéi dans la deuxième moitié du XIXème siècle, de Gautier et Arria Marcella(1852) à Toudouze justement. Vous vous rendrez compte qu'il y a un terreau commun à ces oeuvres.
Dans la nouvelle La Lampe(1892) de Gaston Danville, le mystère d'une lampe est relatée à travers le journal elliptique d'un cas étrange, dont la conclusion rationnelle exposant la théorie de vigilambulisme hystérique n'exclut pas pour autant les plus audacieuses interprétations.
Une histoire étrange de G.Sénéchal ( 1892) évocation d'un phénomène de somnambulisme, présente un intérêt bien peu banal en comparaison des autres oeuvres présentées ici.

La section boîte aux lettres qui vient après est une missive extraite d'un ancestral journal, Le petit français illustré, l'anti-Larousse par excellence, qui a pu servir de modèle aux concepteurs du boudoir. Il y est ici question d'une de tablette de feu de pur-sang, permettant aux chevaux de prendre la poudre d'escampette, ou du cheval-vapeur dans le numéro 16.

"Méduse aurait été une belle jeune fille, un peu trop fière de sa chevelure. Pour la punir, Athéna l'aurait changée en un paquet de serpents. Aussi repoussante qu'elle fût Méduse n'en eut pas moins pour amant Poseidon : elle s'unit à lui «dans une molle prairie parmi les fleurs printanières» comme le raconte poétiquement Hésiode."


Sous le regard de méduse est la partie qui m'a le plus charmé par son ambiance. A chaque livraison, nous retrouvons les étranges enquêtes du commissaire Clès, dues à des auteurs qui alternent d'un numéro à l'autre. Présentant d'étranges similitudes avec des crimes répertoriés dans l'histoire des mystères insolubles, comme celui de la bête du Gévaudan(dans le récit de Viviane Etrivert) ou des mythes revisités comme la vengeance de Morphée(par Amélith Deslandes), elle comporte une ambiance particulière et des personnages charismatiques susceptibles d'apporter un côté désopilant et un charme suranné à la fiction.

"Lorsque Persée lui eut coupé la tête, on vit surgir le grand Chrysaor et le cheval Pégase; celui-ci reçut ce nom, parce qu'il naquit à côté des sources d'Océan, celui-là, parce qu'il tenait en naissant une épée d'or."



Dans l'ombre d'Euryalé, est composé du chercheur du merveilleux, petit cocktail d'encarts de journaux imaginaires, au contenu étrange et décalé, inspiré du style tapageur de certains quotidiens. Parmi ces petites sucreries, on dégustera ce récit de malédiction d'Ötzi, qui semble s'emparer des personnes liées de près ou de loin à l'hibernatus, retrouvé après 5400 ans dans un glacier du Tyrol italien. Il n'aurait été guère surprenant de voir le grand Gautier s'en servir comme matériau à l'un de ses récits fantastiques.
Le dessert du numéro 16 est sans conteste un portofolio de The Giant Hands par Alfred Crowquill, surnommé le Gavarni de Londres. Les quatorze illustrations qui jalonnent ces pages sont un pur enchantement qui rappelleront les mondes féeriques des contes pour enfants, de Perault ou des frères Grimm. L'usage des mains géantes est prétexte à une inventivité qui rehausse encore le charme de ces dessins, dont on aimerait s'en délecter par douzaines.

The last but not least présente un florilège de parutions dénichées par Philippe Gontier, responsable de la revue. De nouvelles portes ouvertes vers des mondes ténébreux, comme cette réédition de Michel Rozenberg, présenté comme le successeur de Jean Ray, rien que ça.

Les revues sont joliment illustrées, sans fioritures, dans un style qui se marie fort bien ma foi aux textes qui sont présentés et à l'atmosphère qui s'en dégage.
Avec cette petite revue fort sympathique, l'appel au voyage vers d'autres contrées, vers de lointains rivages est aussi irrésistible que le regard diabolique de Méduse.

"Pégase s'envola et quitta la terre, mère des brebis, pour s'en aller vers les Immortels, et il habite dans le palais de Zeus, portant, pour ce dieu prudent, le tonnerre et la foudre."

A découvrir: Le boudoir des gorgones, revue de littérature étrange et fantastique

vendredi 19 juin 2009

Invention des autres jours, puzzle littéraire

Il y a des livres qu'on ouvre sans empressement, qu'on découvre avec émerveillement et qu'on savoure avec enchantement.

Invention des autres jours, le dernier roman à voir le jour chez Attila, fait partie de ceux-là.
L'auteur, Jean-Daniel Dupuy, est né à Casablanca en 1973, et est veilleur de nuit dans une maison d'enfants à caractère social.
Cet aspect de sa vie se ressent profondément dans l'aspect débridé de l'oeuvre que je suis sur le point de vous présenter.

Invention des autres jours est un roman qui se démarque avant tout par sa construction fragmentée. Si sa composition en cinq parties, subdivisés en cinq chapitres, laisse présager une structure classique, elle n'en demeure pas moins sujette à une liberté fascinante. Liberté temporelle, on bascule incessamment d'une période post-apocalyptique à une époque qui précède cette catastrophe dont on ne pressent que le caractère, sans être informé du détail de l'événement avant d'avoir tourné de nombreuses pages.
Liberté de points de vue, chaque chapitre passe d'un personnage à l'autre, sans que la transition soit annoncée, voire même sans nous assurer que ce dernier soit déjà apparu précédemment ou pas.
L'ambiguïté est entretenue avec une volonté évidente de stimuler l'imagination du lecteur. En cela, le roman s'apparente à un puzzle gigantesque dont le lecteur est invité à assembler les pièces, à combler les vides, à se prendre au jeu inventé par l'auteur.
Le titre des chapitres reprend le nom d'une invention , de la dynamite à la première caméra invisible, en passant par l'ascenseur, le porte-monnaie ou le scaphandre. A la fin de chacun d'entre eux, une information complémentaire nous est fournie(souvent la date et le nom de l'inventeur). Loin d'être innocentes, ces insertions annoncent souvent un élément essentiel d'un événement qui nous sera relater ultérieurement.

"Je suis l'homme qui attend l'homme qui allumera ma cigarette."

Le texte contient des énigmes qui attisent la curiosité du lecteur. Les noms des personnages sont multiples et codés; ils semblent renvoyer à l'aspect souterrain de l'activité des rebelles qui jouent un rôle prédominant dans le récit. Dans cette société obscure, à la fois futuriste et archaïque, mythologique et réelle, l'auteur s'intéresse aux personnages en marge, les mendiants, les prostitués, les prisonniers, les hommes en cavale. Guerre ancestrale entre singes, chiens et humains, apparition mystique d'un ange sur le grand pont de la cité, les contes, fables ou légendes ajoutent une dose d'irréalité à une fiction dont les contours entre réalité et onirisme ne sont jamais clairement définis. L'homme aux ailes figurant dans le wagon couchettes vers la fin du récit a t-il un rapport avec celui qui est apparu mystérieusement à la même date à trois reprises sur le grand pont de la cité. Les visions filent et défilent devant le lecteur, comme une étoile filante ou un songe d'une nuit d'été.

Le livre ne serait pas aussi passionnant sans l'écriture particulièrement personnelle, inventive et poétique de Dupuy. Sa virtuosité lui permet d'attirer l'attention du lecteur tout au long d'un chapitre, dans des situations aussi originales que le cheminement d'un chapeau, ou le vagabondage d'un enfant sous forme de ballade.
Ce dernier manie les jeux de mots ou les déformations linguistiques, les ritournelles et les poèmes avec un sens du rythme enivrant, insinuant dans la tête du lecteur une musique aux échos troublants.

Sans vouloir révéler toutes les facettes de l'originalité de l'oeuvre de Jean-Daniel Dupuy, celle-ci contient des éléments qui font songer à un récit de science-fiction hybride à mi-chemin entre l'inventivité d'un Jules Verne et l'étrangeté d'un Kafka. Des potions aux effets insoupçonnées à des expériences de communication sensorielle entre humains et lépidoptères, en passant par un bestiaire fourmillant de secrets, l'univers oppressant s'éloigne des stéréotypes grâce à une agilité stupéfiante et une imagination débridée.

La mise en page et la présentation des éditions Attila sont à saluer, une fois de plus. Benoît Virot et son équipe ont définitivement compris ce que insuffler la vie à un livre signifie. Si certains s'offusqueront des audaces de polices ou de tailles de caractère, bon nombre de lecteurs apprécieront ce souci de faire ressortir avec une puissance accrue des éléments du texte. Esquisses blanches sur fonds noir, ornées de mille et un détails, celles-ci m'ont fait songer aux ébauches de Paul Grimault pour son film d'animation, Le Roi et l'Oiseau. Les dessins de Georges Boulard, ouvrant et présentant les différentes parties du livre, prison, hélices, pont, orgues, arsenal, illustrent de façon admirable l'architecture moderne, créatif et kaléidoscopique du roman.

Ce livre est une bien belle surprise qui se distingue à la fois par un univers foisonnant, une prose et un écrin originaux. Les extraits de livres imaginaires, placés à la fin de l'oeuvre, laissent songer à une quantité d'autres textes en suspens, qui s'insèrent dans la mécanique géniale de l'auteur. Je ne saurais trop féliciter Jean-Daniel Dupuy, qui donne ici furieusement envie de partir à la découverte de ses deux autres romans, Ministère de la Pitié et Les noces de carton tous deux parus aux éditions de La mauvaise graine.




lundi 15 juin 2009

Attila nous offre un cocktail explosif


Il n'y a qu'un pas entre le dessin et l'animation. Les éditions Attila nous le démontrent admirablement avec la parution comprenant deux recueils de dessins de Roland Topor et un DVD, regroupant une sélection de courts-métrages animés de Bill Plympton.



Ce dernier, né en 1946, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a connu une vocation de dessinateur très tôt. Il a collaboré à de nombreux journaux nationaux avant d'éprouver un besoin d'exprimer son art au travers de l'animation, afin d'apporter un nouveau dynamisme et une nouvelle dimension à son oeuvre.


Même si sa filmographie comprend désormais quelques longs-métrages salués par la critique et les festivals( L'impitoyable lune de miel en 1998, Les mutants de l'espace en 2001 ou le dernier Des idiots et des anges) son oeuvre animée a été remarquée en premier lieu par ses courts-métrages désopilants, anti-conventionnels. Le trait de Bill Plympton est cartoonesque à souhait, reconnaissable entre tous. Il accentue et déforme démesurément les moindres parcelles du corps pour servir la puissance évocatrice de ses coups de crayon.

Your face, qui ouvre la série de neuf courts-métrages proposés ici, est un exercice de style assez jouissif qui exploite les ressources fondamentales de l'animation. Accentuation des traits, contorsions, métamorphoses, Bill Plympton s'amuse à déformer le visage d'un crooner au rythme de sa mélopée distordue. Le rythme endiablé et la concision du court ne sont probablement pas étrangers à l'oscar qu'avait reçu Plymton à l'époque.
25 ways to quit smoking avait été d'abord envisagé pour être un livre illustrant 100 manières d'arrêter de fumer. Bill Plympton a essuyé le refus des éditeurs et revit sa copie pour s'offrir une revanche animée qui lui assura une certaine popularité.
Les saynètes se succèdent et se répondent dans un style véritablement hilarant. Vous verrez que ce cher Bill est contaminé par un virus bien plus incurable que le tabagisme. Il s'avère être un bien piètre médecin mais un redoutable humoriste. Pour l'anecdote, il n'a jamais fumé(du moins, pas de cigarettes, comme l'atteste son témoignage dans le bonus Mondo Plympton).

La violence ou disons plutôt l'excès, l'accentuation des traits, est l'une des marques de fabrique de Plymton. Pourtant, elle apporte toujours quelque chose.
Ainsi, dans How to make love to a woman ou dans How to kiss, aux titres explicites, elle tend à montrer le visage vorace de l'amour, le côté bestial de l'homme et de la femme. Nul doute qu'il ne faudra pas compter sur ces petits guides pour ranimer la flamme romantique de votre couple.
Dans Push comes to shove, deux hommes ripostent chacun à son tour au coup de l'autre. Au fil du duel, la violence prend des proportions ahurissantes. La stupidité, la rancoeur et la violence de l'homme sautent à la face du spectateur, tel un missile.
Dans Parking(2003) un homme qui gère un parking est confronté à une touffe d'herbe rebelle. Les solutions qu'il envisage vont se révéler de plus en plus radicales. Le protagoniste n'est pas en mesure de pressentir que la nature, elle aussi, est susceptible de riposter systématiquement avec une force exponentielle, à la mesure de l'attaque subie et avec une fourberie qui n'a rien à envier à celle de l'humanité. Sa subtilité et son imprévisibilité finiront par achever la persévérance aveugle de l'homme.
Parabole à la fois forte et comique, il s'agit de mon coup de coeur du programme.

Guard dog(2004) et Guide dog(2006) sont deux courts récents qui mettent cette fois-ci en scène un chien. Le caractère principal de celui-ci est d'être particulièrement paranoïaque. Le moindre insecte est vu comme un monstre sanguinaire qui ranime des peurs incontrôlables chez le meilleur ami de l'homme. Une musique tonitruante répétitive accentue l'absurdité maladive du fidèle compagnon. Le style graphique et inventive de Plympton fait ici merveille.




Roland Topor est une autre grande figure iconoclaste. Artiste touche à tout, il fut romancier, nouvelliste, metteur en scène pour le théâtre, le cinéma(il a collaboré à la Planète sauvage de René Laloux), il a aussi mis le pied dans la télévision et la musique. C'est présentement à son talent de dessinateur que les deux recueils s'attachent. Le style graphique et l'aspect désopilant de l'oeuvre ont une parenté indéniable avec Bill Plympton.

On retrouve dans ce livre le format et la qualité du papier du premier volet du Treehorn paru aux éditions Attila il y a peu. De ce côté-là, pas de souci, on peut compter sur Attila pour avoir un objet soigné.

Concernant le recueil Masochistes, premier livre de Topor à voir le jour, en 1960(chez Eric Losfeld) le titre en dit long. Il s'agit de dessins indépendants qui présentent des situations quotidiennes, au sein desquelles le personnage se plaît à se faire mal en usant d'une redoutable imagination ou en déviant l'usage commun d'ustensiles. Parmi les situations cocasses , on voit un homme sur un plongeoir prêt à sauter non pas dans l'eau mais dans la direction opposée, un cul-de-jatte trouvant un ersatz contondant à sa jambe de bois, un homme descendant un escalier dont la rampe est taillée en dents de scie.


C'est un humour assez noir, certes qui risque de ne pas plaire à tout le monde, mais qui a le mérite d'avoir une personnalité atypique. Tout comme Plympton, le style graphique met en relief de façon exacerbée et personnelle certains traits et expressions. Un recueil court mais délectable.

Concernant, l'autre oeuvre, La Vérité sur Max Lampin, publié pour la première fois en 1968 par Pauvert, je dois admettre que je suis beaucoup plus réservé. Il s'agit d'une sorte de défouloir à l'encontre d'un personnage imaginaire. Si le premier recueil présentait le masochisme sous une forme novatrice, autant le second laisse apparaître un sadisme qui s'entête dans la grossièreté, et finit par être vulgaire. Les esquisses associées à un court texte se succèdent.

Autant pour Plympton, la violence n'est jamais gratuite, autant ici je suis plutôt sceptique quant à la tournure que prennent les vignettes. Le dessin est simpliste et ressemble davantage à une illustration d'un journal faite à la va-vite qu'à une réalisation aboutie. Si l'on a en tête l'avertissement de Roland Topor lui-même, qui précède le recueil, on peut ne pas trop tenir rigueur de cet aspect. Pour ma part, j'ai eu du mal à l'occulter.
Connaissant Attila, ce choix me déçoit d'autant plus que la première oeuvre offerte ici laissait présager une délicieuse originalité.

En définitive, cette parution sous une forme inédite témoigne d'une excellente initiative d'une jeune maison qui montre de plus en plus le bout de son nez. On ne peut que s'en réjouir et espérer que cette incursion dans le monde du dessin et de l'animation se répétera prochainement.




mardi 2 juin 2009

Temps gelé de Thierry Acot-Mirande, voyage interdimensionnel

MTL, quésako? Le nom du nouveau parti de François Bayrou, le nom d'un mouvement prônant la restauration du KGB, les initiales du prochain vainqueur de Roland-Garros, une nouvelle chaîne de la TNT? Non rien de tout ça! Monsieur Toussaint Louverture, donc MTL pour les intimes, est une petite maison qui se démarque grâce à un catalogue pour le moins atypique( pour ne pas dire excentrique) et éclectique, ayant, de surcroît, la faveur d'une présentation particulièrement soignée.
MTL avait fait parler d'elle en dépoussiérant avec bonheur la littérature, aboutissant à un recueil, intitulé sobrement Perdus/trouvés, anthologie de littérature oubliée, fruit d'un étourdissant travail de rat de bibliothèque, et en invitant le lecteur à des fables désopilantes de Julien Campredon, regroupées sous le titre évocateur que n'aurait pas renié le gourou d'une secte pro-tolkienne, Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes. Je vous invite à ce titre à faire un tour sur le site de l'éditeur. Vous allez vous rendre compte que Dominique Bordès, ce rongeur, a du demeurer un peu trop longtemps dans les caves pour être aussi déjanté, voire, n'ayons pas peur des mots, toqué du ciboulot. L'humour prenant l'allure d'une jouissive auto-dérision ou parodie, y est omniprésent et je me suis notamment régalé à lire l'interview imaginaire entre MTL et Benoît Virot, fondateur des ô combien estimables éditions Attila( dont j'ai déjà vanté l'audace des choix éditoriaux). Le site regorge de d'histoires, inédites parfois, de lettres, de listes(!) de petites annonces et de surprises en tous genres.
Évidemment, je pourrais étayer davantage mon propos mais mon ambition présente est d'évoquer la dernière parution en date(enfin, pas tout à fait, puisque je viens d'apprendre sur leur site que la jeune maison a encore frappé avec un livre à dormir debout).

Temps Gelé, de Thierry Acot-Mirande, est présenté comme un recueil de Nouvelles et Novellas. Pour les non-initiés, la novella est une forme de récit un peu trop long pour être considéré comme une nouvelle mais trop court pour un roman.
Quand j'ai vu le livre, j'ai, d'emblée, été charmé par sa couverture. Titre et nom de l'auteur argentés, mis en valeur par une police élégante, arabesques mauves, effacés et enlacés par des arabesques argentés sur fond indigo, couleur qui a nécessité deux passages successifs de pantone 287 U . Eh oh, j'en vois un ici qui commence à bailler aux corneilles à l'évocation de ces "détails techniques"! Un peu de respect pour l'imprimeur, métier de l'ombre!
En plus, ce dernier ose me rétorquer que la moindre des choses aurait été de glisser des parenthèses après le mot "indigo" et "287U". De mon côté, je lui répond sur le champ que la moindre des politesses aurait été de dissimuler cette hérésie en plaçant discrètement ses mains devant la bouche au moment du crime. S'il récidive, je le condamnerai à la punition suivante: devoir recopier cent fois les informations techniques au mot près, située derrière la table des matières.
Par ailleurs, si je parle de la couverture, ce n'est pas tant pour illustrer le proverbe selon lequel "l'habit ne fait pas le moine" que pour annoncer la thématique sous-jacente du recueil.

L'auteur nous invite à pénétrer les arcanes du destin, à apprendre à naviguer d'un monde à l'autre, à entreprendre un voyage interdimensionnel.
Le plus grand nombre des fictions regroupées ici m'a convaincu, avant tout, par son ambiance distillée de façon poétique. Dans Distorsions, la nouvelle qui ouvre le recueil, un jeune homme rencontre un inconnu sur une plage déserte. Ce dernier lui fait part de l'acharnement étrange du destin à son encontre, de troublantes coïncidences régissant sa vie, début d'une réflexion sur la destinée humaine et ses possibilités.
L'un des talents de Thierry Acot-Mirande( pour lequel on cite parfois les noms de Paul Auster et de Yoko Ogawa pour évoquer son art) est de donner l'impression de suspendre le temps, d'ouvrir des brèches dans son récit pour y faire intervenir des souvenirs, des rêves, des illusions.
Dans la remarquable novella Temps gelé, qui donne son nom au recueil, il s'agit d'un récit alternant les époques de la vie de Gabriel Robinson, entre présent tourmenté(été 1942) et souvenirs bucoliques pour tenter de s'extraire de cette atmosphère suffocante. Les geleurs seraient-ils les déclencheurs de ce monde vacillant? La prose restitue ici toute la nostalgie que peut engendrer un pur instantané de vie, dans ses moindres détails.
"Leurs mains étaient sur le point de se toucher. Celle de Barbara ne se trouvait plus qu'à un centimètre ou presque de la sienne, ses doigts frémissant déjà à l'idée du contact. Les doigts tendus de Gabriel révélaient par d'irrégulières tâches blanches à la surface de la peau qu'un instant auparavant ses doigts étaient serrés.
Le tout: l'herbe sauvage rendue humide par l'averse de quelques heures auparavant, le gravier brun pâle du sentier, les fleurs polychromes poussant dans le champ, la vipère qui se prélassait à moins d'un mètre des amoureux, les vêtements, leur peau... tout était baigné de couleurs surexposées et saturées par la luminosité quasi surnaturelle."
Immortaliser l'instant présent, en cerner les infimes contours, en capturer les moindres parcelles, n'est-ce pas l'enjeu de la nouvelle Photographie bleue dans laquelle un professionnel est dépêché pour obtenir des tirages d'une jeune fille dans son cercueil?
Un accident de voiture, des explosions, une partie de cartes. Bois sacré, une autre novela très lynchienne, joue sur les redondances, les échos pour amener le lecteur à s'interroger sur les faits ordinaires, à les reconstituer comme les pièces d'un puzzle insaisissable.
En dépit d'un récit à la première personne, j'ai été envahi par la troublante impression de suivre l'action depuis l'objectif d'une caméra. Pour éclaircir les zones demeurées dans les ténèbres, il faudra peut-être rembobiner le film.

« Après tout, les morts nous doivent la vie. »

5W Club est d'inspiration gothique. Derrière se nom de code, se cache un monde ténébreux et dérangeant, dans lequel nous pénétrons par paliers.

L'ordonnance des faits ordinaires n'est-elle pas soumis à certaines illusions: duplicité, failles spatio-temporelles, à moins qu'il ne s'agisse de tours de passe-passe. J'ai été séduit par la liberté qui est laissée au lecteur d'interpréter à sa guise le mystère qui émane de ces fictions.

Si l'ensemble est doté de grandes qualités, la densité de l'écriture est parfois excessive et dessert la fluidité de la lecture. Dans certains récits, les descriptions démesurément développées, entravent l'imagination du lecteur, pourtant attisée par les parts d'ombre qui demeurent.
Cependant, nul doute que cette publication mérite largement le détour par ses incursions fantastiques, flirtant avec le domaine de la science-fiction, sans jamais s'y abandonner totalement.