vendredi 10 avril 2009

Guy Maddin explore les entrailles de sa ville natale dans My Winnipeg



Guy Maddin est un réalisateur inclassable dans le paysage cinématographique moderne, tristement aseptisé.
Alors que d'aucuns n'hésiteront pas à le qualifier de plagiaire éhonté des maîtres du septième art, ou pire, de vulgaire rétrograde, bon nombre de spécialistes le considèrent plutôt comme un visionnaire. Sans nul doute, ses films ne laissent pas indifférents.

« Il y a tellement de films qui empruntent les mêmes chemins usés. Il y en a si peu qui imaginent des mondes entièrement originaux. »

Telles sont les paroles de l'illustre critique cinéma du Suntimes, Roger Ebert, pour rendre compte de son impression après le visionnage de son film The Saddest music of the world (avec Isabella Rosselini) ayant pour trame une étrange élection, celle de la musique la plus triste du monde.
De Tales from the Gimli Hospital ( en 1988) à son dernier film en date, My Winnipeg, en passant en 2002, par une extraordinaire adaptation chorégraphique du Dracula de Bram Stoker, le réalisateur canadien a su exploiter les ressources inexploitées du cinéma pour faire jaillir à l'écran une vision sans compromis.





J'ai eu la chance de voir son dernier film dans une petite salle d'art et essai lausannoise, avant sa sortie officielle en France. Oscillant entre documentaire, autobiographie filmés et fiction hallucinante, My Winnipeg se refuse obstinément à toute classification académique. Il s'agirait plutôt du périple onirique d'un personnage qui tente de s'échapper de sa ville natale. Pour y parvenir, il lui faudra remonter à la source de son enracinement. Le cours de sa vie est indissociable du cheminement de sa ville, symbolisée par cette fourche, le confluent des rivières rouge et Assiniboine. Carrefour ethnique, lieu d'échange commercial de première importance, la capitale du Manitoba a toujours eu un rôle prépondérant dans le pays.
Guy Maddin ébauche à peine les bases de l'histoire conventionnelle de sa ville. Son objectif n'est évidemment pas là, mais bien plutôt, de nous dévoiler sa face cachée, laissant deviner les puissances motrices enfouies au plus profond.

"Winnipeg, Winnipeg, My Winnipeg"
"ƃǝdıuuıʍ ʎɯ 'ƃǝdıuuıʍ 'ƃǝdıuuıʍ"
"The fork, the fork under the fork"
"ʞɹoɟ ǝɥʇ ɹǝpun ʞɹoɟ ǝɥʇ 'ʞɹoɟ ǝɥʇ"

Nous suivons le parcours d'un homme censé s'enfuir de sa ville, à bord d'un wagon cahotant. Il se situe à l'orée du pays des songes, dans un environnement balayé par la neige. Situation propice à un récit prenant place au sein de la ville dans laquelle on dénombre le plus grand nombre de somnambulisme. La narration devient vite hypnotisante. On se laisse happer par ces ritournelles lancinantes qui ressemblent à des incantations magiques, capables de faire ressurgir les démons de la ville. Bisons à l'influence magnétique, chevaux pétrifiés à jamais dans la glace, équipe de hockey mythique( dont l'écusson à tête de mort n'aurait pas été renié pas le légendaire Ed Wood! )reprenant du service le temps d'un match de rêve...Etrange, vous avez dit étrange?
Saviez-vous qu'un ancien maire de la ville organisait dans l'ombre des séances de spiritisme? Pour les faire revivre, Guy Maddin s'est laissé allé à une fantaisie totale. Caméra subjective, gros plan, au plus près de ses personnages, images transparentes, évanescentes ou subliminales, fondus ingénieux. Les intertitres, loin de rompre le rythme, contribuent à renforcer le poids des images. Alchimie savamment distillée qui renforce l'impression de ballet fantasmagorique. Plus que jamais, nous sommes à la croisée des mondes, du muet expressionniste(on pense à Murnau) surréaliste(Bunuel) et contemporain (Lynch).


Pour exorciser son passé tourmenté, le personnage va recréer, dans la maison même qui l'a vu grandir, des moments-clé de son existence, en faisant appel à sa mère qui est encore en vie (phénoménale Ann Savage) et à des acteurs triés sur le volet qui incarneront les autres membres de sa famille, fantômes parmi les fantômes.
Fritz Lang et son secret derrière la porte n'est pas loin.
Il y aurait tant à raconter sur ce film d'une grande richesse mais je préfère laisser le plaisir de la découverte à ceux qui voudront se laisser tenter par cette découverte.

Soulignons aussi le travail admirable réalisé sur la photographie et le son, qui laisse d'autant plus songeur quand on connait les moyens techniques dérisoires. Rajoutons à ce tableau franchement dépaysant et flatteur, un ton à la fois énigmatique et ironique(un cocktail très délicat à concocter) et un sens du rythme irréprochable et nous finissons de nous trouver devant un film duquel il est difficile de s'échapper. Guy Maddin a largement réussi son pari à mes yeux, en créant une oeuvre au charme atypique. Si Winnipeg est une ville de laquelle on ne sort pas indemne, My Winnipeg, est un film hanté qui transfigure son âme.



mercredi 1 avril 2009

FUCK !!!



J'en étais à ce passage où les deux seuls mots du vocabulaire anglais de notre personnage jaillissent en gros caractère à la face du lecteur pour en accentuer l'expression tonitruante quand la femme devant moi, pour le moins interloquée, me posa la question suivante:
-Fuck America, qu'est-ce que c'est que ça?
-C'est l'exclamation que lâche Nathan Bronsky pour saluer à sa façon la statue de la liberté.
-Quel bel hommage!
-Et encore, je ne vous ai pas parlé du pet retentissant qui précède.
-C'est peut-être mieux ainsi, non. Parlez-moi plutôt de la raison qui pousse ce certain Bronxky à se montrer aussi impertinent envers cette illustre statue.
-Au moment d'apercevoir la statue, il a l'impression d'être en face du consul général, celui-là même qui l'avait, treize ans plus tôt, honteusement invité à le faire patienter jusqu'en 1952 pour obtenir un visa américain. Or, entre 1938, la date de sa première missive et 1952, vous savez qu'il y a beaucoup d'encre qui a coulé pour les juifs allemands comme Nathan Bronsky.
-...
-Justement, faire couler sur le papier, l'encre de son impression désabusée d'immigrant américain est la seule façon pour son fils, Jakob, de combler son trou de mémoire, d'exorciser le sort inhumain qu'a connu pas moins de six millions d'êtres.
-Qu'est-il devenu dans ce pays?
-Un écrivain crève-la-faim subsistant grâce à des combines.
-Quel genre de combines?
-Eh bien, pour pouvoir se remplir le ventre sans vider son maigre portefeuille, il se fait plaisir dans les restaurants chics de New York. Lorsque point l'heure de la douloureuse, il explique au maître d'hôtel, le plus naturellement du monde, que sa voiture est mal garée. Ainsi, ni vu ni connu, il prend la poudre d'escampette.
-La poudre d'escampette?
-Oui, il se tire, il se barre, il se fait la malle, vite fait bien fait, illico presto. Pour survivre, c'est sa spécialité. Il cumule les petits boulots miteux avec une maladresse affligeante. Son job de prédilection est le remplacement de serveur au pied levé. Quand la recette du soir est fructueuse, il se sauve avec la bourse, avant que les comptes soient faits.
-Et il ne se fait jamais prendre?
-Non, car c'est un branleur de génie.
-Un branleur de génie?
-Parfaitement UN BRANLEUR DE GÉNIE! D'ailleurs, LE BRANLEUR, c'est le titre que Jakob Bronsky pressent pour le livre qu'il écrit dans une cafétéria juive, quand vient l'heure de la nuit, quand elle n'est plus occupée que par une poignée d' irréductibles, des ivrognes, des maquereaux et autres rejetés de la société américaine.
-Pourquoi le branleur? Pourquoi pas le vaurien?
-Je pense qu'il trouve que cela sonne mieux, LE BRANLEUR. Et puis, il se reconnaît plutôt bien dans ce pseudonyme. Son appétit sexuel n'y est pas étranger. Il nourrit d'ailleurs des fantasmes pour les secrétaires de direction, qui reviennent dans son esprit tout au long du récit. Cependant, les femmes américaines sont particulièrement vénales. Du coup, il doit faire preuve d'abstinence ou prendre des douches froides qui seules apaisent ses ardeurs.
Pour reprendre la formule d'un élève de Freud, inventée par la psychologue Mary stone, qui s'entretient avec Jakob Bronsky, je dirai:
"Quand la queue se dresse, l'âme se redresse."
-Pardon?
-Le sexe est un stimulant vitale, dont tous les animaux ont besoin. L'homme est un animal social disait d'ailleurs Aristote, bien avant Freud. Pour Jakob Bronsky, le sexe et l'inspiration sont indissociables de la vie. Quand l'un pointe le bout de son nez, l'autre a tendance à le rejoindre.



-Chronique sociale, guide de filouteries, récit de
branlettes, évocations d'un passé tourmenté, dites-donc, c'est un cocktail explosif?
-Un cocktail explosif comme vous le dites. C'est surtout un récit partiellement autobiographique pour lequel l'auteur a pris de grandes libertés. Le fil rouge de l'oeuvre, le livre que Jakob Bronsky poursuit nuit après nuit, c'est aussi le livre autobiographique, Nuit, qu'Edgar Hilsenrath a écrit dans les mêmes conditions. C'est aussi une constatation amère sur le pseudo rêve américain. Quand on est en bas de l'échelle, une flopée de satanées obstacles tendent à vous y scotcher, voire à vous empêtrer dans la merde. Une réplique de Jakob résume bien l'impression qu'il doit ressentir durant son parcours américain. A la psychologue qui lui dit que "l'Amérique, c'est la Terre Promise!", il répond:
"L'Amérique est un cauchemar."

-Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette psychologue a le don de faire naître des phrases qui marquent les esprits. Dites-moi, avec un titre si provocateur, il a du avoir du mal à trouver son public aux Etats-Unis?
-Vous ne croyez pas si bien dire puisque le livre n'a jamais été traduit en anglais. Ceci dit, c'est aux Etats-Unis qu' Edgar Hilsenrath a connu sa première publication et c'est dans son propre pays qu'il a été boycotté, puisqu'il lui faudra attendre 1979 pour être publié, et connaître une gloire brutale.
Cette oeuvre a du choquer l'opinion car elle est atypique. Évoquer la Shoah avec une telle insolence, ce n'est pas acceptable pour beaucoup. C'est un mélange explosif, comme vous l'avez dit, de la dynamite, entre burlesque, dialogues concis, dont les répétitions soulignent l'ironie, et en même temps, cette émotion qui vous saute à la figure par moments.
Oui, Edgar Hilsenrath est aussi un homme qui sait faire vivre des contes plus vraies que natures, des histoires qui paraissent si lointaines et en même temps si proches de nous, qui appartiennent à la mémoire de cet homme, mais qui pourraient aussi bien être la mienne, la vôtre, si vous aviez un jour connu cette période tragique de l'histoire, et que vous aviez été confrontée, de près ou de loin, à toutes les atrocités que l'on a pu faire subir à ces peuples.

La rame, qui m'avait mené de Halle-sur-Saale à New York, en passant par Israël et une série d'escales imprévues, commençait à freiner progressivement, à l'approche d'une gare inconnue. Alors que la passagère en face de moi s'apprêtait à descendre du wagon, une interrogation continuait toujours de me tarauder l'esprit. C'est pourquoi je ne pus m'empêcher de lui demander:
-Au fait, qu'est-ce qui a attiré votre regard en premier lieu: le titre, ou bien la couverture tricolore, inspirée de la culture pop avec ces totems bizarroïdes la jalonnant?
-Ni l'un ni l'autre en réalité.
Alors qu'elle était déjà à quai, elle glissa un dernier mot que j'entendis à peine. Murmuré, déformé par le vent, celui-ci ressemblait à s'y méprendre à une incantation, à un mot de code pour désigner une secte, responsable d'avoir fait ressurgir de l'oubli des trésors insoupçonnés:
-Attila