jeudi 26 mars 2009

Le désir au pays des poupées selon Ana Clavel



Ana Clavel est une écrivain-plasticienne mexicaine, née en 1961, la même année que David Toscana, auteur du fantastique El ultimo lector.
Métailié, qui fête son trentième anniversaire cette année, nous propose depuis février dernier de découvrir son roman récompensé en 2005 par le prix Juan Rulfo, le premier à être traduit en langue française.

"Le viol commence par le regard. Quiconque se penche sur le puits de ses désirs le sait."

Les violettes sont les fleurs du désir est un court roman assez déroutant. Après un magnifique préambule, durant lequel le jeune Julian Mercader découvre le désir au travers des yeux de son professeur, aimanté par le corps d'une jeune élève sous la pluie, on comprend dès lors que le coeur de l'oeuvre se situe dans le domaine du désir.
On rentre très vite dans le vif du sujet. A la mort de son père, Julián Mercader a récupéré sa fabrique de poupées avec son ancien associé, Klaus Wagner. Ces poupées, auparavant simples jouets pour enfants, vont prendre une autre dimension. Bien plus que des objets inertes, elles incarneront désormais les plus inavouables des fantasmes. Julián a dérobé l'innocente image de sa fille Violetta pour la reproduire sur ces êtres désarticulés. En peaufiner les traits pour se rapprocher toujours plus de ce corps obsédant, pour effleurer du regard l'objet de son désir et revivre, selon sa fantaisie, les scènes qui l'ont rendu coupable de tentation inassouvie à jamais. Le regard est le prémisse du péché. A l'aide de phrases d'une grande poésie, Ana Clavel semble vouloir susurrer à l'oreille de son lecteur que c'est la suggestion, le silence le plus profond qui alimente nos désirs les plus ardents. Puits au fond duquel on plonge sans culpabilité, volcan endormi capable de faire rejaillir avec une violence insoupçonnée, ces désirs nés de la vision de ces corps impalpables qui hantent la victime.

"Pour que deux êtres se condamnent il suffit d'un regard. Pour qu'ils se reconnaissent et se palpent , pour qu'ils sachent le mot de passe, qu'ils dialoguent, se taisent, vocifèrent dans la langue sans parole du péché. Pour qu'ils la partagent avec ce lien indissoluble et irrésistible de la culpabilité glorieuse, celle qui provient du puits sans fond du désir, lequel n'est que faim et instinct. Un seul regard. Il n'en faut pas plus. Pour se perdre et aussi- pourquoi ne pas enfin le reconnaître?- pour se sauver."

Alors que le plus grand nombre refoule ses images, qui demeurent inconsciemment ancrées dans un coin secret du cerveau, Julián décide de recomposer ces territoires occultes dans un monde miniature. A l'image des fleurs, qui sont à la fois des beautés pour les yeux mais aussi des senteurs enivrantes, il ne pourra s'empêcher d'avoir recours à une pharmacienne pour tenter de d'imprégner ses violettes(telle est le nom de sa collection de poupées emprunté à sa fille) de l'odeur subtile et envoûtante de sa fille. Voyage délectable au pays des sens au gré de mots flottants, déposés par la plume gracile d'Ana Clavel. Sans jamais le mettre en lumière directement, elle suggère l'interdit avec beaucoup de subtilité, sans jamais choquer le lecteur. La figure mythologique de Tantale, des symboles comme la couleur pourpre qui incarne le désir, la moiteur qui s'immisce à des moments-clé du récit pour suggérer la bouillonnante agitation sensuelle, l'écriture flirte au plus près des fantasmes sans jamais les exprimer de façon nette. Elle m'a fait penser à une sorte de danse érotique dans laquelle les danseurs se frôleraient sans jamais se toucher tout à fait.

Nous assistons à une sorte d'apothéose de la suggestion dans laquelle des figures légendaires comme Hans Bellmer, le créateur d'un monde plastique absolument fascinant, au sein duquel les poupées prédominent, ou le fulgurant écrivain uruguayen Felisberto Hernandez, s'immiscent à merveille. Il est fort probable qu'à la lecture de ce livre, vous ayez envie de vous plonger vers celles-ci. Ana Clavel ne s'est nullement refusée de modeler à sa guise l'histoire de ces dernières pour les imbriquer dans sa fantaisie littéraire.

En apparence, nous sommes devant un tableau sans failles. Et pourtant, je ne peux m'empêcher de regretter la construction assez bancale de l'histoire, l'absence de véritable intrigue. Les chapitres sont courts et malheureusement, cela a parfois tendance à rompre le rythme de la lecture. A mes yeux, un meilleur agencement de ceux-ci aurait sans doute conférer au livre le statut de chef-d'oeuvre. Certes, l'imagination du lecteur est alertée en permanence mais je dois dire que nous sommes devant un manque chronique de surprises. Hélas, de plus, j'ai trouvé celles-ci peu inspirées et mal intégrées à l'ensemble. Enfin, la chute du récit tombe sur le lecteur de façon assez inopinée.

Après tout, ces réserves ne remettent absolument pas en cause la qualité formelle et la fascination qu'exerce l'ensemble de l'oeuvre sur le lecteur.
Il s'agit d'un roman particulièrement original, qui sait aborder des thèmes délicats avec une sensibilité rare. C'est un sublime voyage sensuel auquel nous invite Ana Clavel.



lundi 23 mars 2009

Entretien avec Jakuta Alikavazovic



J'ai découvert Jakuta Alikavazovic avec Romeo y Julietta (parue aux éditions atelier in8) surprenante nouvelle qui évoque le cinéma de Jacques Tourneur, et plus particulièrement la trilogie fantastique qu'il a réalisée dans les années 1940, en collaboration avec le scénariste De Witt Bodeen et le producteur Val Lewton(La Féline, Vaudoo, L'homme-léopard). Je voulais en savoir un peu plus au sujet des rapports qu'entretient cette écrivaine-cinéphile avec le septième art. Elle a aimablement répondu à ma sollicitation. Moteur...


  • Edwood: J'aimerais tout d'abord, vous demander comment vous est venue cette idée d'associer ces références cinématographiques à cette nouvelle?

Jakuta Alikavazovic: Je me rends compte que le cinéma et la peinture apparaissent, sous diverses façons, dans la plupart de mes textes. Dans la nouvelle Romeo Y Julieta le réalisateur Jacques Tourneur est en effet très présent ; j’ai la plus grande admiration pour ses films. Je ne saurais pas dire pourquoi certaines de ses scènes (du moins, de La Féline) se sont infiltrées dans le texte. Sans doute parce que c’est un film ambigu. Dans mon souvenir, beaucoup y repose sur l’impression du spectateur. Rien n’est vu, et dans la fameuse scène de la panthère dans la piscine (que je cite dans la nouvelle), il n’y a bien sûr pas de panthère. Pourtant les spectateurs croyaient l’avoir vue, alors que Tourneur dit lui-même que ce n’était que son poing, agité devant un spot. C’est le lien le plus évident avec Romeo Y Julieta , où tout repose sur les suggestions, les raccourcis. Le réel n’est plus donné, tout est mouvant. En même temps, on reste dans le divertissement revendiqué.

  • La littérature est l'art de la suggestion par excellence. Votre nouvelle en est la démonstration flagrante, en évoquant une multitude d'images en si peu de pages. En cela, dans un autre registre certes, elle s'apparente beaucoup à la suggestion propre à Tourneur, qui s'efforçait de faire naître des frissons avec un minimum d'effets visuels.

J.A.: La suggestion relève d’un « régime d’efficacité » particulier où le lecteur (ou spectateur) contribue à la création du sens. C’est vrai de toute lecture, mais sans doute particulièrement de celles où le principal n’est pas dit. C’est ce qui me frappe chez Tourneur : son goût de l’ombre, sa façon de ne pas montrer. L’ombre, les hors-champs (disons pour simplifier l’invisible) me fascinent au cinéma. C’est un art qui paraît principalement, essentiellement visuel, mais qui réussit à inclure ses marges, c’est-à-dire ce qu’on ne voit pas. Non seulement il les inclut mais il en tire une grande puissance.

  • A vos yeux, quel est le réalisateur dont l'approche se rapproche le plus de la vôtre?

J.A.: Quels réalisateurs ont une approche semblable à la mienne ? Je ne saurais pas répondre. Je ne connais pas de réalisateurs, pour ainsi dire – je ne connais que des films. Je pense souvent à Conversation secrète de Coppola : pour l’interprétation qui se dérobe, la paranoïa. Sinon, j’aime beaucoup James Gray. Mon premier roman, Corps volatils, a failli s’appeler La Nuit est à nous. Ça n’a rien à voir avec la police, mais quand La Nuit nous appartient est sorti, ça m’a fait sourire.

  • S'il y avait un film que vous auriez rêvé de mettre en scène, quel serait-il?

J.A. : Peut-être Les Oiseaux. Ou Aguirre. The Dead de John Huston. A peu près n’importe quel Kubrick, évidemment. Un film de zombie (mais je ne donnerais pas un rein pour ça).

  • Les adaptations d'œuvres littéraires au cinéma sont rarement réussies. Quelle est celle qui vous a le plus marqué?

J.A. : Les adaptations de livres sont-elles vraiment si mauvaises, en général ? Il paraît que Boris Vian est mort d’une crise cardiaque pendant la première de J’irai cracher sur vos tombes. Je connais beaucoup d’adaptations réussies. Evidemment il y a de mauvais livres qui font d’excellents films, et d’excellents livres qui font de mauvais films ; je ne prends en compte que les bons livres inspirant de bons films. Il y a de nombreux romans que je jugerais inadaptables, Moby Dick, par exemple, et qui sont pourtant adaptés (ceci dit, je n’ai pas vu le film de John Huston). L’adaptation est souvent définie comme une sorte de traduction. On peut être fidèle à une œuvre sans être fidèle à la lettre, ce sont ces adaptations-là qui m’intriguent le plus. Lolita est une interprétation du texte – mais le cinéma est déjà très présent dans le roman. Le Privé (The Long Good-Bye) d’Altman est un film que j’aime beaucoup, alors qu’il joue constamment à s’écarter du roman de Chandler. Le Troisième Homme est une adaptation très réussie. Le roman et le cinéma ont en commun le temps et l’image (au sens propre et au sens figuré). Malgré tout, il y a un mystère de l’adaptation. Il est fréquent qu’il n’y ait rien à voir (ou « rien à montrer ») alors même qu’on utilise, dans le texte, une image. Dans mon recueil Histoires contre nature, l’une des nouvelles parle d’une adaptation ratée. Le romancier a écrit d’une femme, peut-être sa mère, « qu’elle ne mangeait pas mais laissait à l’occasion fondre une joue de porc contre son palais », et l’un des personnages se demande comment il sera possible de projeter cette phrase en flaques de lumière technicolor. C’est toute la question de la traduction d’une image littéraire en image cinématographique. Il faudrait des pages pour développer les rapports de ces deux formes artistiques.


  • Quels sont vos projets en cours ?

J.A.: J’ai un projet commun avec un dessinateur, mais il s’est enfui – j’espère que ça n’a rien à voir avec moi. Il a été aperçu au Pakistan, au Japon, je le soupçonne d’être un agent secret. On prétend l’avoir croisé au large d’Alcatraz ; ce ne sont que des rumeurs. Je ne me laisse pas déconcentrer : je travaille en ce moment à un roman qui, je crois, sera très cinématographique, lui aussi. Il devrait paraître l’hiver prochain aux éditions de l’Olivier.


  • Fumez vous ?

J.A. : On me voit parfois une cigarette à la bouche. Je prends alors l’air surpris, et un peu contrarié.

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Pour aller plus loin:








vendredi 20 mars 2009

La tombe du tisserand , macabre fantaisie

Benoît Virot a choisi la date du 19 mars et un associé explosif, Frédéric Martin(de Viviane Hamy) pour donner un nouvel élan à sa maison d'éditions.
Nouveau logo, refonte du site internet et surtout nouveau diffuseur, Seuil-diffusions.
Pour accompagner cette réjouissante nouvelle, les éditions Attila nous offrent pas moins de trois nouvelles oeuvres, fraîchement défrichées, Fuck America de l'Allemand Edgar Hilsenrath, Le rapetissement du Treehorn de l'Américaine Florence Parry Heide, et La tombe du tisserand de l'Irlandais Seumas O'Kelly. C'est à cette dernière que je vais m'intéresser présentement.

La vie de Seumas O'Kelly fut brève et riche, à l'image de son oeuvre. Elle fut soudainement interrompue par un assassinat, en 1918, dans le journal indépendantiste qu'il dirigeait.
Il demeure l'auteur des recueils de nouvelles By the stream of Kilmeen, Waysiders et ainsi que des romans HillsidersThe Lady of Deerpark, Wetclay et La tombe du tisserand, sous-titrée, une histoire de vieux hommes. Il s'agit d'une oeuvre posthume(1919) considérée comme sa pièce maitresse, la seule de ses oeuvres à avoir vu le jour en langue française jusqu'à présent.

Nous sommes en Irlande à une époque où la tradition orale prédomine encore.

"Le simple fait d'être enterré à Cloon na Morav valait en soit une épitaphe."

Pour rien au monde, Mortimer Hehir, digne héritier du métier de tisserand de père en fils, n'aurait été privé du privilège d'être enterré au cimetière ruiné de Cloon na Morav, aux côtés de ses ancêtres.
Pourtant, à vue d'oeil, la situation du cimetière, récemment construit dans la région, présente un visage bien plus reluisant que ce dernier. Ici, du lichen qui enserre les clôtures murales, aux herbes folles qui pullulent, en passant par les pierres tombales fragmentées et leurs inscriptions effacées, tout semble témoigner du délabrement du champ des morts.

Pour satisfaire la volonté du défunt et pallier à l'absence de documents permettant de mettre le doigt sur le lieu tant convoité, deux vieillards chancelants, paraissant aussi usés que le décor qui les entoure, vont tenter de déterminer l'emplacement précis de la tombe de la lignée des tisserands. Meehaul Linskey est un cloutier à la vue perçante, et aux doigts crochus qui semblent vouloir se saisir de ce vers quoi ils tendent. Cahir Bowes, lui, est un casseur de pierres, seulement soutenu debout par sa canne. Entre eux, une joute verbale acerbe va prendre place, dirait-on davantage pour enterrer l'honneur de l'autre que pour l'intérêt de la dépouille du défunt. Des anecdotes, qu'on croyait à jamais enfouies au fin fond de l'histoire, sont ressuscitées afin de défendre bec et ongles leurs positions respectives. Après tout, leurs souvenirs ne sont-ils pas leur seul patrimoine qui subsiste à l'orée de leur dernière heure?
Les deux jumeaux fossoyeurs sont, eux, relégués aux rôles de figurants dépités par la tournure désespérante des événements. La veuve,de son côté, n'apparaît, dans un premier temps du moins, que comme un fantôme, censé rappeler les circonstances de cette entreprise macabre.

Même si la première partie laisse envisager un dialogue de sourds théâtral, au fur et à mesure, l'oeuvre s'enrichit sensiblement, en instaurant une réflexion sur l'évanescence de la vie, la mémoire et la vanité de l'homme. Que restera-t-il de nous quand sonnera le glas? Une malheureuse dépouille abandonnée dans un trou impossible à identifier, un corps décomposé tout juste bon à servir d'engrais à un arbre imaginaire, des souvenirs falsifiés par les années?

Je dois dire que j'ai trouvé cette oeuvre assez délicieuse. L'absurdité de la situation de fond du récit est particulièrement propice au fou rire. Ce récit est d'autant plus atypique qu'il s'intéresse à des figures inhabituelles de la littérature, sous un aspect tragi-burlesque subtilement dosé. Enfin, pas le moindre des atouts, est le talent de conteur de Seumas O'Kelly. Ce dernier détient un redoutable sens pittoresque du détail qui convient à merveille à cette légende celtique.
Un vrai régal!


samedi 14 mars 2009

El último lector de David Toscana


La littérature mexicaine est à l'honneur dans la taverne en ce mois de mars.
Après avoir présenté le mémorable Pedro Páramo de Juan Rulfo, j'aimerais parler de El último lector de David Toscana qui a enfin vu le jour en français en janvier dernier grâce aux éditions Zulma.
Peu après sa sortie au Mexique(en 2004) ce livre avait été couronné par les prix Colima, Fuentes Mares et Antonin Artaud France-Mexique.
Même si les prix ne sont pas toujours un gage de qualité, après la lecture de cette oeuvre, je peux vous dire sans sourciller que ces récompenses étaient amplement méritées. La blogosphère ne s'y est d'ailleurs pas trompée, en soulignant depuis la qualité surprenante de cette oeuvre.



L'histoire prend place à Icamole, un village perdu dans le désert mexicain, accablé par la sécheresse.
Pour pallier à la pénurie, Melquisedec (nom par ailleurs d'un personnage biblique) rapporte régulièrement, de Villa de García, des provisions d'eau.
Quand un jour, Remigio pense trouver au fond de son puits un semblant d'eau providentielle, sa corde vient butter sur le cadavre d'une jeune fille. Désemparé, il se rend chez son père, Lucio, un personnage absolument extraordinaire. Il tient une bibliothèque, ou plutôt les vestiges d'une bibliothèques, comme en témoigne l'inscription tronquée de la devanture des lieux.
Malgré l'abandon par les autorités publiques, démuni, Lucio s'obstine à lire et à ranger tous les livres qu'il reçoit, de façon assez atypique, je dois dire. Soit le livre retient son attention, et il a le rare privilège de prendre place sur les étagères de la bibliothèque oubliée des lecteurs, soit(dans la grande majorité des cas) il est jugé tout juste bon à servir aux innombrables cafards et il est jeté illico presto aux oubliettes sans autre préambule que le coup de tampon "CENSURE". Emphase, sentimentalisme excessif, comparaisons abusives, descriptions inutiles, dialogues à dormir debout, de nombreux motifs justifient la condamnation pour ce lecteur capricieux.
D'ailleurs, Lucio a des manies assez originales, dont la moindre n'est pas de lire la fin d'un livre en premier puisque, selon lui, elle reflète, bien mieux que le début, la qualité de l'oeuvre. Cela donne droit à des passages vraiment savoureux dont je vous donne un avant-goût:

"Un jour, Lucio avait fait une expérience, il s'était servi en lisant Yeux insomniaques d'un pinceau pour badigeonner de miel les parenthèses et les tirets qu'emploient sans cesse certains auteurs dans le but de subordonner ou compliquer la phrase. Pour Lucio, ces signes n'étaient que des licences grammaticales pour auteurs maladroits, incapables d'enchaîner les phrases de manière naturelle, fluide. Il fixa une corde au dos du livre et le fit descendre en enfer. Un mois plus tard il l'en extrayait. Il fut déçu de constater que les cafards n'avaient pas manifesté de préférence marquée pour le miel, car ils avaient tout aussi bien consommé les tirets, les parenthèses, que la mauvaise prose et les phrases distillées par l'auteur. Par la suite il accepta cela comme un fait naturel, car il n'y avait pas de raison que les cafards fissent de différence dans ce que la masse des lecteurs ne distinguent pas."


Pour lui, la littérature est du domaine du sacré à tel point qu'il corrige mentalement les textes qu'il considère médiocres( la bible revu et corrigée par Lucio est drolissime!). Parfois même sur le papier, allant jusqu'à profaner une lettre d'un soldat, devenue objet de culte enfermée dans un bocal, symbole d'une bataille tragique de l'histoire du village.
Lucio pense que la vie n'est qu'un dérivé du livre, que la vie n'a pas d'existence propre sans la littérature. C'est pourquoi, tout naturellement donc, la solution que propose Lucio à son fils est inspirée de ses lectures. La beauté de l'héroïne du roman de Pierre Lafitte, La mort de Babette ne rappelle-t-elle pas celle de la jeune fille trouvée au fonds du puits? Parfois, les rapprochements douteux de Lucio engendrent des situations pour le moins cocasses.
A cette occasion, David Toscana crée un panel de livres et d'auteurs fictifs tout à fait jouissif et propice aux élucubrations les plus tordues. C'est un régal, loin de la soupe trop salée que préparait Herlinda, sa femme disparue dont le souvenir hante Lucio . En post-scriptum, il n'aurait pas été malvenu de glisser: " toute allusion ou ressemblance à propos d'une personne existante ne saurait être que coïncidence purement fortuite."
Pour le plaisir de confondre le lecteur dans son délire délicieux, l'auteur a eu l'audacieuse idée de bannir les guillemets. Ainsi, se mêlent extraits de textes imaginaires, dialogues et récit.
Avec l'arrivée de la mère de la jeune fille, venant de Monterrey(ville d'origine de l'auteur) la mise en abyme prendra une ampleur supplémentaire. Prolongation inventée de textes réels du point de vue d'un personnage fictif ou prolongation bien réelle de textes imaginaires du point de vue du lecteur bien réel.

L'auteur s'amuse avec le lecteur, le confrontant à tout ce qui peut lui passer par la tête quand il a un roman entre les mains. Il parvient même à le faire oublier qu'au début du roman, il s'interrogeait probablement au sujet de l'identité du meurtrier de la jeune fille. Ici, l'essentiel est ailleurs. Il ne s'agit pas d'un polar, nous nous situons au coeur d'un livre qui, à la fois, embrasse tous les genres, et s'en échappe habilement.
Le livre comme univers impérissable et sans limites, David Toscana nous le démontre tout au long de ces quelques deux cent pages, dont le grand pouvoir suggestif en vaut infiniment plus.






  • On espère que Zulma nous fera découvrir très bientôt le reste de l'oeuvre(cinq romans et un recueil de nouvelles) de cet auteur surprenant. Il semblerait que ce soit en bonne voie.

mercredi 11 mars 2009

Le blog du mois: voyage sur le fil d'archal


Mea Culpa! Après avoir en début d'année, promis à nouveau, la reprise de ma chronique mensuelle mettant en valeur un blog, j'ai failli à ma tâche. La littérature est une passion dévorante et je dois dire qu'elle n'est pas mon unique centre d'intérêt. De plus, peu de blogs avaient su retenir mon attention depuis quelques mois. C'est pour cela que désormais, je pense me tenir à une chronique trimestrielle.

Je reviens ici pour évoquer un blog littéraire tout frais puisqu'il a vu le jour il y a tout juste deux mois(le 11 janvier 2009). Cependant, Hécate, entretient une passion pour la littérature depuis bien plus longtemps. Pourquoi son fil d'archal s'est-il déployé si tardivement sur le web? Plutôt débutante en informatique, elle a franchi le pas sur la pointe des pieds. Grand bien lui a finalement pris puisque son blog propose une approche pénétrante de l'univers de figures littéraires méconnues, comme Iwan Gilkin, ou plus connues, comme Baudelaire ou Lautréamont.

"C’est un passage de frontières, un échange d’identité, un monde de
transgressions. Maldoror naîtra de toutes ces violences voluptueuses
et charnelles, des brutalités de la rue, de la splendeur des couchers de soleil, de l’odeur du sang, de la sueur, de l’ivresse de ces fêtes où il se masque et devient un autre, mêlé à une foule qui ne se connaît plus.
Toutes ses lectures tourbillonnent dans son cerveau en fièvre et deviennent un monstrueux maelström de mots, d’images, de personnages."


Pour aborder une oeuvre, rien de tel que s'imprégner de sa personnalité. Si vous découvrez ce billet, ne soyez pas surpris si le lendemain, l'envie vous prend de plonger dans Les chants de Maldoror.

Hécate nous propose aussi des visions précieuses d'oeuvres, souvent sulfureuses.
Quand transgression rime avec qualité littéraire, on se retrouve devant une bien belle sélection. En guise de plat de résistance, Hécate nous sert Robert Alexis, l'un des auteurs fétiches, qu'elle a lu et relu, pour profiter de sa substantifique moelle.

Vertige des tréfonds de la personnalité de l'homme..De La Robe à Les figures, en passant par La Véranda, sous sa plume, le mystère et la poésie intemporelle de l'auteur transparaissent comme jamais.

Les jeunes auteurs ne sont pas oubliés. Finalement, des figures d'Alexis à Une éducation libertine(prix Goncourt du premier roman) de Jean-Baptiste Del Amo, il n'y a qu'un pas. Par le biais d'allusions savamment distillées ou de citations choisies avec beaucoup d'à-propos, Hécate tend des fils subtils entre les auteurs illustrant à merveille le jeu de miroirs réfléchissants que représente la littérature et ses auteurs. A la lecture de son billet fourmillant de détails, vos sens seront en alerte comme jamais.

Quelques autres surprises de choix vous attendent sur le fil. Le feu sacré de Fernando Vallejo ou Des amants de Daniel Arsand. Je vous laisse le soin de les découvrir par vous-même.

lundi 9 mars 2009

Je me souviens donc Je suis une surprise, de Marc Pautrel

Qui suis-je? Sans repères fiables, comment savoir si le "moi" de mon enfance fait partie de ma propre personne. Pourquoi ne s'agirait-il pas d'un étranger?
Dans un parcours rétrospectif de l'existence, Marc Pautrel part à la recherche de ses propres souvenirs. Une enfance ballottée au quatre coins de la France au gré des mutations de son père. Que reste-t-il de ces années? Un rayon de soleil qui filtre à travers la fenêtre, un album illustré pour apprendre à lire, l'odeur entêtante de l'alcool dans un village viticole, des tartines de pain de campagne à la compote de pommes, une lettre en provenance de la NASA... Parcours insaisissable, souvenirs décomposés qui ont subi un tri sélectif du cerveau.

"La palette de jugements concernant son propre passé est si vaste qu'il est impossible de s'en composer une opinion objective."
Réalité subjective, miroir déformant. Qui n'a pas déjà fait l'expérience d'écouter sa propre voix enregistrée et de ne pas reconnaître celle que l'on a l'habitude d'entendre dans sa propre tête?
Que reste-t-il pour s'assurer que tout cela nous appartient? Explorer les albums, les écrits, solliciter le témoignage de son entourage? Enquête sans fonds ni fin, le trouble persiste dans le flot de la mémoire, comme celui du réveil après des rêves agités.

De découvertes en découvertes, Marc Pautrel se rend compte que ce voyage s'apparente à une surprise perpétuelle.
“Je est un autre, je est une surprise… j’écris, je suis une surprise.”
Au terme de ce dernier, ce sera une révélation susceptible d'étonner le lecteur.

L'écriture primesautière de Marc Pautrel convient particulièrement à ce court récit, que la confortable mise en page de la collection alter&ego des ateliers in8 met chaleureusement en valeur. On se laisse aller avec plaisir dans les méandres de sa mémoire et les contours de son introspection.




vendredi 6 mars 2009

Mémoires d'outre-tombe: Pedro Páramo de Juan Rulfo


Le Mexique sera à l'honneur du prochain salon du livre de Paris, du 13 au 18 mars. Cela tombe plutôt bien puisque j'aimerais évoquer un auteur mexicain, Juan Rulfo. De son nom complet Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno, né en 1917, il a été profondément touché par les nombreux assassinats qui ont frappé les membres de sa famille, dont son père (en 1923). Il se retrouve vite orphelin.
L'oeuvre de ce dernier est très lapidaire, puisqu'elle se résume essentiellement en un recueil de nouvelles de 1953, Le Llano en flammes, un livre de textes sur le cinéma en 1980, Le Coq d'or, un livre de photographies l'année suivante(Inframundo) et surtout un roman remarquable, Pedro Páramo datant de 1955. D'abord négligé, il a, avec le temps, gagné une réputation d'oeuvre majeure de la littérature sud-américaine. Le grand Borges dira même que "Pedro Páramo est un des meilleurs romans de littérature hispanique, et même de la littérature" et un certain Tahar Ben Jalloun que:
"Pedro Páramo est pour moi un livre alumette. Une espèce d'objet magique, car Juan Rulfo a tout dit en si peu de pages. Je me suis très rarement trouvé face à une telle densité."
Certes, il s'agit d'un roman court mais chaque phrase renferme une profondeur insondable qui marquera de son empreinte l'esprit du lecteur, bien longtemps après qu'il en ait refermé les pages. Un chef-d'oeuvre, sans aucun doute, même si je n'aime pas accorder ce statut à tout-va.

Alors qu'elle vit ses derniers moments sur son lit de mort à Sayula(village natal de Juan Rulfo) Dolores demande à son fils de se rendre à Comala pour retrouver son mari, et lui exiger son dû, seulement son dû, sans que l'on sache précisément de quoi il s'agit. Le lecteur vient à peine de tourner une page et Juan Preciado est déjà en route pour Comala, ce village âpre et désert.
En effet, Juan Rulfo aime aller à l'essentiel, en parsemant son roman d'ellipses mystérieuses. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il survole les événements. Au contraire, il se plaît à laisser le lecteur imaginer les liens qui unissent les différents récits pour y revenir plus tard sous un angle nouveau, qui lui permettra de mieux cerner l'histoire. Le plus grand nombre des témoignages ne prennent tout leur sens que rétrospectivement. Ainsi, on se demande dans un premier temps, quel rôle joue cet Abundio qui accompagne Juan au début, dans le village de Comala, qui est cette Susana dont est épris un autre personnage dont on ignore à ce moment de qui il s'agit.
"Je me suis aussitôt redressé parce qu'il m'avait semblé l'entendre tout près de mon oreille; peut-être avait-elle retenti dans la rue, mais je l'avais entendue résonner ici, comme engluée aux murs de ma chambre. Quand je suis sorti de mon engourdissement, tout était calme, il n'y avait que la vermoulure qui tombait des poutres et la voix du silence."

Dans le texte ou dans l'histoire à proprement parler, le silence alimente la résurrection des défunts. Ce sont eux qui mènent la danse au sein de ce village-fantôme. Ils glissent à l'oreille du voyageur des histoires qui font froid dans le dos. Les récits renferment des échos qui appellent, sans logique chronologique, d'autres souvenirs à leur suite. Comme pour mieux intriguer le lecteur et créer une sorte d'aura , Juan Rulfo s'attarde en premier lieu aux hommes et femmes qui ont joué un rôle dans la vie du personnage mythique.
C'est lentement que la lumière se fait sur les parts d'ombre de sa double vie de dom juan invétéré et propriétaire terrien cupide, prêt à toutes les perfidies pour s'enrichir. Il incarne l'immoralité qui semble dominer dans ces terres arides(páramo signifiant "étendue désertique").
Le père Rentería, lui, incarne le contre-poids sacré, le rédempteur potentiel. Cependant, il demeure dans l'incapacité d'absoudre les pêchés de ces habitants, condamnés à errer ici-bas, preuve de leur pénitence éternelle. La religiosité est présente dans le texte et dans l'atmosphère de ce village qui s'apparente à une fournaise. Ce n'est pas anodin s'il signifie " le lieu sur les braises". Le volcan fuego de Comala n'est pas très loin géographiquement, au même titre que l'enfer dans la têtes de ces errants. Si les personnages contemplent si souvent le ciel, c'est aussi pour tenter d'y déceler des signes de la providence, ou simplement car ils espèrent y trouver une place au côté du tout-puissant. Au Mexique, dans les villages reculés, au-delà de la religion catholique, les religions ancestrales ont laissé des marques dans les esprits. Dans ce pays, les morts ont autant d'importance que les vivants; il n'y a pas de séparation entre le monde des uns et celui des autres. Ils vivent main dans la main. Il n'est pas négligeable d'avoir cette idée en tête pour aborder ce livre hors du commun.

Grâce à sa puissance, son invention narrative, son ambiance si étrange et sa poésie, Pedro Páramo mérite largement une place au Panthéon de la littérature. Il m'a beaucoup rappelé l'excellent recueil de nouvelles de Julian Rios, Cortège des ombres. Incontestablement, il fait partie des oeuvres qui méritent une relecture sous un angle nouveau.

A noter également que Pedro Páramo a bénéficié jusqu'à présent de trois adaptations cinématographiques, en 1981( réalisée par Salvador Sánchez), en 1978(José Bolaños) et surtout celle de Carlos Velo(en 1967). Hélas, les informations se font rares au sujet de ces dernières. Mateo Gil prépare une autre adaptation de l'oeuvre de Juan Rulfo(avec Gael Bernal) pour cette année.



jeudi 5 mars 2009

Le Roi et la Reine de Sender: Acta est fabula!



Le dernier bébé des éditions des éditions Attila est l'oeuvre de l'Espagnol Ramón Sender, consacré par le prix Nocturne 2007 pour Noces Rouges. Né en 1901, il devient journaliste en s'impliquant fortement dans la vie politique de son pays. En parallèle, il écrit des romans qui témoignent des injustices de la société (Requiem pour un paysan espagnol, Le Bourreau affable). Ils seront censurées pendant la période franquiste, comme l'ensemble de son oeuvre à venir.
Il a été très touché par la guerre civile durant laquelle il perd sa femme et son frère, exécutés par les franquistes. C'est à ce dernier qu'il rend hommage en préambule de son fascinant roman Le Roi et la Reine(dont la parution en Espagne date de 1947) auquel je vais m'intéresser à présent.

Comme souvent chez Sender, le récit se déroule pendant la guerre civile espagnole. Celui-ci prend place à Madrid, plus précisément, au palais des Arlanza, une illustre famille espagnole. Par un matin de juillet 1936, Romulo, le jardinier de la princesse est invité par la duchesse elle-même, pour assister à son bain. Ce dernier sera marqué à jamais par cette scène durant laquelle la duchesse fait preuve d'une impudeur particulièrement déconcertante puisqu'elle lui dévoile sa nudité sans retenue aucune et en remettant en cause sa masculinité de façon désobligeante.

-Romulo, entre donc!
La camériste s'avança:
-Mais Madame, c'est un homme !
La duchesse leva les sourcils:
-Romulo, un homme?
"Et elle rit avec une brève roulade d'oiseau. Romulo était déjà devant elle qu'elle riait encore. La camériste essayait de plier une serviette, mais ses mains tremblaient. La voix de Romulo souhaitant le bonjour tremblait aussi. La duchesse continuait à flotter sur le dos en remuant légèrement les mains et les jambes. Romulo qui avait entendu la phrase de la duchesse et le rire plein de de dédain- "Romulo, un homme?"- pensait que s'il détournait le regard du corps de sa maîtresse il dénoncerait ainsi l'étrangeté de la situation, et il continua à regarder sans ciller et aussi, il faut bien le dire, sans voir."


Cette scène constitue la clé de voûte du récit puisqu'elle hante l'esprit du personnage principal, comme une ritournelle maudite. A de nombreuses reprises, il s'efforcera de démêler la cause de cette réplique insaisissable. La langue espagnole est propice à lui suggérer des mots(un nom,un nombre en castillan) qui auraient pu résonner de façon similaire dans la piscine.

Plus tard, un étrange nain au nom tout aussi étrange, Elena, annonce à Romulo que Calvo Sotelo a été assassiné. A ce moment, il est loin de s'imaginer qu'il s'agira d'un événement majeur de l'histoire de l'Espagne(comparable, à plus petite échelle, à celui de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914) qui fera vaciller le pouvoir en place. Dans les poches de l'un des nombreux cadavres qui jonchent la Caserne de la Montagne, se trouvent les papiers du duc d'Alcanadre, mari de la duchesse.
Dès lors, les miliciens communistes réquisitionnent le palais. Sauvé par sa fédération au syndicalisme, Romulo sera le seul, avec sa femme Babilla, à être autorisé à demeurer sur place. Dès lors, il veillera à la sécurité de la duchesse, isolée dans un donjon secret qui domine les lieux. Tour à tour valet, confident, dupe de la duchesse, il est avant tout un amant dont l'amour reste inavouable. Elle ressemble à une image inaccessible qui se trouverait de l'autre côté du miroir. En alimentant la chaudière de l'édifice, il a l'impression de transmettre la chaleur à sa protégée qui pourrait la dissuader de succomber à des aventures clandestines, dont l'idée le rend fou de jalousie.

De son côté, au fur et à mesure que redoublent les affrontements dont elle ne peut que deviner l'ampleur, la duchesse est condamnée à se réfugier toujours plus bas, d'étage en étage, de chapitre en chapitre, laissant deviner le sort inexorable qui l'attend. Au même endroit à chaque étage, se trouve un tableau emblématique, lourd de significations. L'un d'entre eux "représentait la sortie d'un bal où, entre gibus, manteaux de fourrure, sourires et parures de fleurs, une macabre invitée(un squelette costumé en femme) s'inclinait avec un mouvement coquet de la ceinture et semblait écouter par les trous de son crane quelque madrigal." Chant de l'extase ou chant funéraire? Le monde du roi et la reine est truffé d'illusions, avec lesquelles ses personnages se débattent.
Tout au long de l'oeuvre, son préambule s'inscrit en filigrane:
"L'homme est le roi.
L'illusion de l'homme est la reine.
Ensemble, ils forment la monarchie
qui gouverne le monde."
Pour vaincre ses hantises, pour faire subsister sa réalité, afin de s'extirper de sa prison, inlassablement, la duchesse consigne ses impressions dans son journal.
Elena, le personnage atypique du roman, réfugié dans les profondeurs du palais, aussi semble lutter avec ses chimères, ou plutôt avec deux rats gigantesques qui grignotent les précieuses provisions alimentaires de la cave. Sur l'échiquier du récit, il serait le fou au fond de la tour. Les miliciens, de par leur inflexibilité et leur impersonnalité, s'apparentent, eux, aux pions.
Au cours de l'une des scènes-clés du roman, Romulo fait revivre des poupées en se donnant la vaine illusion de dominer la situation. Sander, a l'air de lui glisser à l'oreille: illusion, tout n'est qu'illusion.

Avec ses scènes en tête à tête, dont les personnages sont épiés ou ont l'impression de l'être, ses psychologies complexes, ses retournements de situation dans un contexte historique important, ses monologues intérieurs, celui-ci m'a fait songé à une monumentale pièce de théâtre au sein de laquelle les ficelles sont tirées par un marionnettiste invisible. L'ultime phrase du roman n'est-elle pas la locution latine "Acta est fabula", utilisée à la grande époque romaine pour annoncer la fin des représentations? La même sentence fut utilisée par Auguste lui-même sur son lit de mort, est-ce un hasard?

Nous avons à faire à une oeuvre dense et puissante, dont les phrases, telles des ritournelles, reviennent avec une force toujours plus accrue à la face du lecteur. Le récit s'offre des allusions au domaine du fantastique sans vouloir franchement s'y abandonner. Davantage onirique que fantastique, il s'en dégage un charme d'autant plus singulier. Par ailleurs, elle nous apporte un regard passionnant sur cette période tourmentée de l'histoire de l'Espagne.
Les illustrations et ornements d'Anne Careil accompagnent brillamment l'oeuvre. La mise en page, quant à elle, est une réussite incontestable, une fois de plus, chez Attila.

Quand on sait que parmi la soixantaine de romans qu'il a réalisés, seule une petite dizaine a vu le jour en français, après la découverte de ce chef-d'oeuvre(qui avait vu le jour une première fois en 1955 au Seuil) on ne peut que souhaiter la poursuite de l'effort de défrichage de cet auteur, entrepris par Attila.



  • A découvrir: Le roi et la Reine de Ramón Sender réédité chez Attila fin 2008, dans une traduction de Emmanuel Roblès, illustré par Anne Careil.
  • Echec et mat par Nikola


N.B.: l'illustration introduisant ce billet ne fait nullement partie de celles qui sont présentes dans le livre.