mardi 25 novembre 2008

Une découverte édifiante: JACQUES ABEILLE et LES JARDINS STATUAIRES


Parcourant les pages de la fascinante revue littéraire Le Nouvel Attila, une série de pas moins de six pages, consacrées à un écrivain énigmatique(comprenant un long entretien particulièrement enrichissant) m'avait doucement intrigué.
Il s'agit d'un certain Léo Barthe, né en 1942 d'une relation adultère pendant la deuxième guerre mondiale. Vite orphelin, il a été recueilli par un oncle résistant, qui lui a permis d'obtenir une nouvelle identité, lui offrant la possibilité de s'extirper de l'image de rejeton illégitime qui lui semble être attachée dès son plus jeune âge. Dès lors, en dehors de ses oeuvres érotiques et de quelques exceptions, il apposera la signature du pseudonyme Jacques Abeille pour l'essentiel de ses romans, qui constituent le centre névralgique de son oeuvre. Les informations filtrant sur le web à son propos sont particulièrement rares et éparses.
C'est pourquoi ces pages accordées par la revue dirigée par Benoît Virot est une aubaine, qui vient combler les lacunes d'informations concernant son oeuvre. Celle-ci s'articule autour du monumental cycle des contrées, toujours en cours d'élaboration.
"Jacques Abeille a construit un monde en forme de diamant, dont chaque livre explore une face: Terrèbre"
Ainsi s'ouvre l'article consacré par Toine Bitrov dans Le Nouvel Attila.
Les deux premières gros volumes de cette série prolifique ont vu le jour dans les années 80,tout d'abord, Les Jardins Statuaires en 1982(réédité et révisé quelque peu chez Joelle Losfeld en 2004) et Le Veilleur du Jour en 1986 chez Flammarion(réédité chez Ginkgo/Deleatur en 2005). Par la suite, Jacques Abeille a quelque peu laissé en suspens ce cycle, se concentrant davantage sur son activité de peintre et à ses oeuvres érotiques plus rémunératrices. Cependant, il n'a jamais complètement abandonné ce projet puisqu'il y est revenu activement en nous offrant dans les années 90, les troisième et quatrième partie (Les Voyages du fils et Chroniques scandaleuses de Terrèbre,sous le nom de Léo Barthe rééditées aussi chez Ginkgo) et nous promettant une cinquième pour 2009(Un homme plein de misère) et même une sixième partie pour 2010(L'explorateur perdu), tous édités chez Ginkgo/Deleatur.


Revenons-en aux Jardins statuaires qui ouvre ce pilier monumental.
Un voyageur est reçu par un jardinier local pour découvrir l'un des nombreux domaines enclavés des jardins statuaires qui jonchent la contrée. Les statues y sont cultivées avec un soin inlassable. Autour de celles-ci, s'organisent un ensemble de tâches quotidiennes nécessitant le labeur d'un agriculteur, la méticulosité d'un horloger et une patience à toute épreuve. Pour le moins intrigantes, elles obéissent à un certain nombre de rituels mystérieux dévoilés au fil du récit. Au coeur de l'oeuvre et centre névralgique du territoire, les statues semblent animer la vie de la communauté et être étroitement associées à la destinée de chaque individu.
A l'écart des jardiniers, cloisonnées derrière des haies végétales, condamnées à demeurer jusqu'à la fin de leurs jours dans leur domaine d'origine, les femmes sont cantonnées aux basses besognes quotidiennes qui permettent de subvenir aux besoins du ménage. L'homme, quant à lui, se déplacera définitivement dans le domaine de sa femme inconnue pour la retrouver à l'occasion de leur mariage. C'est un tournant dans sa quête initiatique, qui lui permet finalement de gagner son indépendance vis-à-vis de sa mère. Au cours de cette procession, différents rituels, animés par des chants chorales, mettent en relief la symbolique des étapes-clés de ce moment unique. Sous la plume de Jacques Abeille, cette évocation prend une tournure particulièrement évocatrice et poignante, touchant au sublime.
"Chaque geste qui les porte l'un vers l'autre, ou les écarte, est habité et vivifié du poids de toute la communauté qui se rassemble et se conjugue en eux."
Toutefois, la mécanique huilée, le visage policé et l'harmonie caractéristique de ces sociétés possèdent un contrepoint que l'hôtelier qui héberge le voyageur, insinue aux travers de leurs échanges.
Le voyageur sera infailliblement amené à franchir le pas vers le Nord pour découvrir par lui-même cette région aride au-dessus de laquelle plane l'ombre d'un jardinier, rebelle originaire des jardins statuaires, qui serait à la tête d'une légion de guerriers particulièrement vindicatifs et avides de sang.
Au cours de son périple, le voyageur ira au-devant de contrastes saisissants.
Tout d'abord, aux confins de la contrée des jardins statuaires, les domaines rectilignes laissent progressivement place à des territoires aux contours incertains.
D'autre part, cultivées avec un art consommé plus au sud, la source de prospérité des jardins statuaires prolifère de façon incontrôlée, provoquant des excroissances désastreuses. Elles insinuent la décadence que le voyageur est contraint de constater et à laquelle il n'aurait pas songer auparavant, en baignant dans la parcimonie gracieuse des jardins qui lui avaient été présentés.
Plus au nord, les steppes laissent places à des territoires froids, dont les autochtones semblent moins accueillants.
Les chefs despotiques du Nord s'opposent aux doyens bienveillants du Sud.
Tandis que les habitants des jardins statuaires conservent précieusement des mémoires écrits, là-bas, les légendes prolifèrent et assoient le poids indémodable de la tradition orale.

Bien au-delà de la simple fantaisie, se trame ici en parallèle une réflexion ample sur les discordances régissant le monde que l'on connaît( sur fonds d'opposition inversé nord-sud) qui annonce les luttes susceptibles de faire basculer l'ordre établi. Le personnage du voyageur, confiné dans un bureau vétuste, transcrivant minutieusement ses expériences dans un manuscrit, rappelle irrémédiablement l'image de Jacques Abeille lui-même(même si ce dernier avoue volontiers avoir voyagé avant tout par nécessité).
L'auteur s'affirme comme un conteur hors-normes, un doux rêveur qui n'a pas peur d'affirmer sa vision par l'intermédiaire d'un cosmos à la géographie précise et évocatrice, au sein duquel évoluent des peuples qui rappellent par bien des aspects(le fétichisme, l'enracinement profond dans un monde de traditions...) des tribus ancestrales(les Indiens d'Amérique, les Aztèques ou Mayas) ou reculées(d'Afrique, d'Océanie).

Fabuleux narrateur ayant un sens du rythme fascinant qui excelle dans les passages contemplatifs, il n'en demeure pas moins un écrivain sachant donner un élan frénétique aux moments opportuns( comme cet épisode d'anthologie au coeur des statues difformes à un moment-clé du récit) et faire venir des événements qui agissent sur la pesanteur de cet univers.
Les faits et événements évoqués de façon anodine, quant à eux, trouvent systématiquement un écho insoupçonné par la suite du récit. Est-ce d'ailleurs si anodin de ne retrouver aucune forme de découpages, de chapitres rigides?
Ici, tout est fait pour laisser le lecteur s'imprégner de son univers. C'est pourquoi il est vivement conseillé d'éviter les lectures casées à la va-vite qui risquraient d'empêcher l'épanouissement de l'imagination. Il faut ne pas avoir à surveiller sa montre, pouvoir respirer profondément l'air de ses contrées fantastiques et pourtant si palpables.
D'ailleurs, Jacques Abeille sollicite d'emblée l'attention du lecteur en ouverture du livre:
"Est-on jamais assez attentif? Quand un grand arbre noirci d'hiver se dresse soudain de front et qu'on se détourne de crainte du présage, ne convient-il pas plutôt de s'arrêter et de suivre une à une ses ramures distendues qui déchirent l'horizon et tracent mille directions contre le vide du ciel? Ne faut-il pas s'attacher aux jonchées blanchâtres du roc nu qui perce une terre âpre? Etre aussi attentif aux pliures friables des schistes? Et s'interroger longuement devant une poutre rongée qu'on a descendue du toit et jetée parmi les ronces, s'interroger sur le cheminement des insectes mangeurs de bois qui suivent d'imperceptibles veines et dessinent comme l'envers d'un corps inconnu dans la masse opaque?"

Parmi les influences que lui attribue Bernard Noël dans la préface de la nouvelle édition, on retrouve Buzzati, Coetzee, Puységur, Julien Gracq et les surréalistes. Pour ma part, je lui ai trouvé une filiation troublante avec Voltaire, pour sa vision d'un cosmos extraordinaire et Platon( La République), pour l' analyse poussée de civilisations et la réflexion philosophique qu'il apporte, même si l'enjeu dialectique s'efface ici.
Par ailleurs, le fait que les personnages ne soient pas nommés en particulier( sauf une femme qui jouera un rôle fondamentale dans le récit) renvoie au procédé de Kafka dans certains de ses romans.
Néanmoins, le style de Jacques Abeille est unique. Son écriture est apaisante, d'une poésie insensible et envoûtante:
"Une pluie récente avait réparti des mares dans toute les anfractuosités et c'est dans cette collection de miroirs éparpillés que je contemplai d'abord le ciel renversé."
Incontestablement, la découverte de l'oeuvre de cet auteur constitue pour moi la révélation de cette fin d'année. Je me réjouis d'avance des nombreux moments délectables qu'elle promet.

"Et, soulevé par un désir qui n'a pas d'objet hors du livre, le lecteur voudrait exister davantage, avoir plus de vie que la vie."*



  • Les Jardins Statuaires de Jacques Abeille, réédité chez Joelle Losfeld en 2004(avec une toute nouvelle préface de Bernard Noël* et un passage supprimé en annexe)